Editorial, « Tout se passe comme si… », revue ITER Nº3, 2024.
SOMMAIRE
- [Un rinfresco, c’est tout] — Jacques DERRIDA, extrait du séminaire inédit Manger l’autre, présenté par Giustino DE MICHELE
- Du réel : « comme si c’était… » — Bruno PADILHA
- Le désir de l’impossible : « comme si », une reformulation de la « question transcendantale » dans la pensée de Jacques Derrida — Alejandro OROZCO HIDALGO
- « L’expérience de l’impossible » — Élisabeth RIGAL
- Glôture de la métaphysique IV : Comme si tout était entre guillemets — Santiago CANEDA LOWRY
- Comme si j’étais un autre (la scène conceptuelle chez Jacques Derrida) — Évelyne GROSSMAN
- Comme une cartographie de l’aporie — Mireille CALLE-GRUBER
- Quasi, le fantôme — Michel LISSE
- Comme si c’était une fiction — Didier VAUDÈNE
EDITORIAL
Dans un texte programmatique, et presque testamentaire, L’université sans condition (2001), Jacques Derrida pointe le « comme si » comme un enjeu à part entière de sa pensée. Déjà à l’œuvre dans la structure et la fonction du « supplément » (De la grammatologie, 1967), le rôle du « comme si » se détermine plus précisément au fil des années et des textes (« Économimesis », 1975 ; « Préjugés, devant la loi », 1985 ; « Comme si c’était possible », 1998), et jusqu’aux tous derniers séminaires tenus par Derrida, appartenant au cycle « Questions de responsabilité ».
Le « comme si » n’est ni un nom, ni un concept. C’est une cheville du discours, un syncatégorème. Il n’a ni de signification ni de référence propres. Ceci lui donne, peut-être, un certain privilège par rapport à des notions voisines telles que celles de métaphore ou de simulacre. Associé dans l’usage courant au domaine de la comparaison et de la fiction, Derrida tient à marquer la portée potentiellement radicale du « comme si » en tant que dispositif philosophique. Il souligne dès lors sa fonction dans la pensée de Kant, où le « comme si » relève de l’analogie, tout en lui donnant un poids particulier. Débordant l’opposition entre nature et liberté, qui est opératoire dans le criticisme kantien, le « comme si » (als ob) renfermerait la puissance d’un « ferment déconstructif » : faisant bousculer cette opposition foncière, le « comme si » déstabiliserait l’organisation de tous les « concepts fondamentaux » et des toutes les oppositions déterminant l’« humanité de l’homme » et le champ dit des Humanités[1].
En la radicalisant, si ce n’est en la prenant au pied de la lettre, la lecture de Derrida imprime un pli supplémentaire à la réflexion kantienne. Derrida repère dans le « comme si » un levier susceptible de déranger les limites classiques du philosophique, au point que les concepts clés avec lesquels la philosophie opère, tels que « sujet », « objet », et même « monde », « présent », ne seraient que des « comme si » : des véritables fictions régulatrices, tout aussi bien infondées que nécessaires pour penser et agir sur le « réel ».
C’est pourquoi le « comme si » derridien n’est pas celui de Hans Vaihinger, le philosophe post-kantien auteur de La philosophie du comme si (1910), ni celui de Sigmund Freud, qui se réfère à cet ouvrage dans L’avenir d’une illusion (1927). Si chez Vaihinger le « comme si » est un moyen de découverte au service de la vérité scientifique, chez Freud il est un moyen d’interprétation des croyances religieuses servant à la conservation de la société. Mais, chez l’un comme chez l’autre, l’emploi du « comme si » se fonde sur une distinction plus ou moins tranchée entre la vérité et la fiction. Leurs pragmatismes respectifs consistent à se servir de la fiction comme opérateur heuristique en vue d’une vérité que l’on ne saurait découvrir directement (Vaihinger), ou dont il faudrait se protéger (Freud). Pour Derrida, le « comme si » ne saurait être au service d’une réalité ou d’une légalité transcendantales. Il s’agit plutôt d’une « fiction logico-rhétorique » qui inscrit la fictionnalité, la spectralité, la phantasmaticité, dans la structure non seulement de tout langage, mais de toute expérience[2]. Il est dès lors la matrice d’une poéticité structurelle qui est à l’œuvre dans tout geste de pensée.
Or tout se passe comme si aujourd’hui, dans notre monde, des puissantes transformations (techno-scientifiques, socio-politiques, économiques, et même cognitives, perceptives) mettaient en cause nombre de concepts fondamentaux et d’oppositions traditionnelles, et d’abord le partage entre le réel et le fictif. Comment, dès lors, le « comme si » peut nous aider à analyser, penser, cet ébranlement qui rend obsolètes tant de catégories acquises, et à y intervenir ? Face à ce manque d’assise, nombreux sont les discours qui prônent un retour aux fondements : néo-réaliste, néo-spéculatif, néo-ontologique, néo-matérialiste, anti-corrélationniste, maints courants philosophiques semblent considérer la généralisation d’une fictionnalité structurelle comme la cause de la crise de notre temps, ou comme son symptôme le plus patent.
Derrida aura pris le contre-pied de cette tendance et avancé les éléments pour résister à de telles pulsions réactionnaires. Tout en signalant qu’on « ne devrait pas céder à une surenchère dans le simulacre et neutraliser toute menace dans ce qu’on pourrait appeler le leurre du leurre, la dénégation de l’événement »[3], il indique également la nécessité de penser à nouveaux frais le partage entre le virtuel et l’actuel, ainsi que le rapport entre le possible et l’impossible : « “Quasi” ou “comme si”, “peut-être”, “spectralité” du phantasma (qui signifie aussi le revenant), voilà les composantes d’une autre pensée du virtuel, d’une virtualité qui ne s’ordonne plus à la pensée traditionnelle du possible (dynamis, potentia, possibilitas). Quand l’impossible se fait possible, l’événement a lieu (possibilité de l’impossible). »[4]
Les contributions qui composent ce troisième numéro de notre revue analysent la portée philosophique de ce geste, tout en prolongeant sa force théorique et performative, qui puise avant tout dans la lecture des textes, fût-ce celui de la réalité.
Car on a pu reprocher à Derrida d’entretenir un idéalisme textuel, même s’il a réfuté cette accusation. Bruno Padilha, dans Du réel : « comme si c’était… », éclaircit le sens de sa célèbre formule « il n’y a pas de hors-texte » sur laquelle se fonde cette accusation, et il explique que la pensée derridienne ne tient pas d’un non-réalisme pur, mais d’une position « quasi-transcendantale » : la réalité est toujours compliquée par un « comme si » originaire, ce qui requiert de questionner son origine en tant qu’elle est liée à la chose « comme telle », à l’absolu ou à un signifié transcendantal. Pour autant, la déconstruction n’implique pas la suspension de la réalité. Elle met en cause l’opposition entre la fiction pure et le réel pur, en vue d’une autre pensée de la réalité marquée par la spectralité, la phantasmaticité et la fictionnalité.
Alejandro Orozco Hidalgo souligne également l’importance de la notion de spectralité dans son essai Le désir de l’impossible : “comme si”, une reformulation de la “question transcendantale” dans la pensée de Jacques Derrida. En s’appuyant sur le travail de David E. Johnson, cet article suit les traces de la réflexion derridienne autour du noème pour penser la virtualité structurelle et structurante de toute expérience phénoménologique. « Que signifie que le monde et le “je” ont tous les deux une structure spectrale ? » L’auteur, en répondant à cette question, nous invite à suivre Derrida dans sa reformulation d’une pensée du transcendantal qui vise à sortir des limites de la non-contradiction, en obéissant à une autre logique, celle de la « graphique » où le possible et l’impossible se trouvent co-impliqués.
De même, dans son article L’expérience de l’impossible, Élisabeth Rigal thématise la façon par laquelle Derrida hisse le possible-impossible au rang de philosophème par la réévaluation du transcendantal à travers l’idée de trace signifiante. Le temps serait alors ce qui s’éprouve comme possibilité de l’impossible, une temporalisation qui fissure toute identité, une historicité faite de déliaisons et d’interruptions qui brisent le cours ordinaire de l’histoire. Ce geste déconstructeur démantèle le « comme tel » phénoménologique au nom du « comme si » que Derrida conçoit différemment de Kant, récusant tout schème archéo-téléologique et toute unité idéale, en vue d’une démocratie à venir.
Or, si c’est bien l’accès à la réalité « comme tel » que le « comme si » derridien met en question, on peut dès lors se demander, comme le fait Santiago Caneda Lowry dans La Glôture de la métaphysique IV, quelles sont les conséquences de cette complication dans notre manière de parler et d’écrire en philosophie. Si les mots de la tradition ne suffisent plus à rendre la complexité de ce rapport, faut-il pour autant s’en passer ? Pour y répondre, l’auteur rapproche le comme si de l’emploi et de la signification des guillemets en suivant des textes derridiens tels que De l’esprit ou Le toucher, Jean-Luc Nancy. En revalorisant également la notion de paléonymie, Caneda Lowry, nous propose une sorte de « théorie » des guillemets qui met en valeur leur usage en philosophie à l’époque de la clôture de la métaphysique. D’après l’auteur, les guillemets opèrent un dédoublement entre les concepts de la tradition et leurs sens. Ils rendent ainsi lisible le fait que le mot conservé renvoie toujours à un « ailleurs » (à un autre texte) qui, impossible à saisir comme tel, oriente tout de même notre désir de continuer à parler et à écrire à son propos.
Mais parler et écrire (de soi et de l’autre, ou de soi comme un autre) ne va pas sans un corps. Dans son essai, Comme si j’étais un autre, Éveline Grossman aborde la question du comme si à partir de la définition que des psychanalystes comme Hélène Deutsch ou Joyce McDougall ont proposée après Freud. Cette notion décrit un rapport troublé à l’image de soi que le comme si derridien inscrit dans certains textes comme une autre modalité de la différance : à la fois de fusion et de différenciation, d’extrême proximité et d’éloignement, dans une discordance d’avec soi et d’avec l’autre (sinon d’avec l’autre en soi) qui déconstruit en amont l’image en miroir d’un corps (d’écriture) unifié. Opérateur d’instabilité, de vacillement et de discontinuité de l’identité, le comme si déjoue et rejoue la faille originaire qui demeure dans toute identité, mais en l’écrivant, et en écrivant à partir d’elle sans tenter de l’obturer : plutôt, et bien au contraire, en l’affirmant comme jouissance et érotisation d’un corps disséminé.
Dans Comme une cartographie de l’aporie, Mireille Calle-Gruber rend hommage au traitement derridien de la question du « comme si », commentant une carte postale qui lui a été adressée par Jacques Derrida, et qui mobilise de manière ludique la très sérieuse question kantienne de l’antinomie. Traversant la nécessité de la spéculation analogique, comme l’écrit l’auteure, « la faculté de juger tourne à faculté de trembler ». Cette situation impose un travail sur la langue philosophique qui, comme l’implique la méditation de Derrida sur les poèmes de Paul Celan, a la plus forte portée politique, tout en s’étayant à même une « écriture du cœur ».
Dans son texte Quasi, le fantôme, Michel Lisse commence par rappeler la fonction adverbiale du quasi, mise en valeur par Derrida dans sa lecture de Maître Eckhart. Ce mot d’origine latine qui signifie « comme » (et que l’on retrouve notamment dans la notion derridienne de « quasi-transcendantal ») désigne, en tant qu’ad-verbe, « une place à côté » qui, d’après l’auteur, pourrait désigner celle de la déconstruction elle-même, dans la mesure où elle se tient à côté de la transcendance, dans les marges de celle-ci. Michel Lisse souligne ensuite que dans Ulysse Gramophone Derrida se réfère à « l’adverbialité transcendantale du oui » en renvoyant à l’idée d’une quasi-transcendance, d’après laquelle le « oui » est à l’origine de toute parole, et de tout discours de type ontologique ou transcendantal. Ces discours échouent à faire un thème de ce « oui » qu’ils présupposent, ce qui n’autorise en rien un simple rejet de « l’exigence ontologico-transcendantale », qui aurait pour conséquence de valoriser l’immanence. Le « oui » n’est pas plus transcendantal qu’empirique. S’il participe à ces deux dimensions, il ne s’identifie ni à l’une ni à l’autre et opère plutôt à la jointure des deux, ou à leur charnière. C’est ainsi que, dans Spectres de Marx, Derrida évoque une « quasi-incarnation » qui constitue, d’après Lisse, un schème eucharistique qui en serait une déclinaison exemplaire.
Dans Comme si c’était une fiction, une étude prolongeant le séminaire Trace, information, écriture qui s’est tenu au Collège International de Philosophie entre 2019 et 2021, Didier Vaudène aborde le problème de la fiction d’un point de vue sémantique. Déployant un schéma ternaire, l’auteur décrit un effet fictionnel qui consiste à envelopper du rien, ou à donner forme à de « l’il-n’y-a-pas ». Ce schéma d’interprétation est appliqué aux problématiques de la trace et de l’événement dans des différents contextes (philosophique, scientifique et technique, aussi bien que musical, cinématographique, pictural, etc.). Au cinéma ou au théâtre, par exemple, les personnages de fiction n’ont pas de référent réel (ils n’existent pas), mais ils ont une contrepartie effective (la mise en scène). Au deuxième degré, le « comme si » de la formule « comme si c’était une fiction » signifie que l’idée de saisir de l’« il-n’y-a-pas » comme une fiction se laisse interpréter à son tour comme une construction fictionnelle, ce processus d’interprétation réflexive étant voué à se poursuivre sans fin.
Parmi les figures privilégiées pour éclairer le motif du « quasi-transcendantal », et qui en appellent à une mise entre guillemets de toute approche pré-critique, celle de la mort (« figure sans figure », comme Derrida le dit de khôra) garde un rôle éminent dans la perspective de la déconstruction. Le comme si ruse avec la mort, si ce n’est l’inverse. C’est pourquoi nous avons choisi d’ouvrir ce numéro, qui paraît pour le vingtième anniversaire de sa disparition, avec un texte de Jacques Derrida. Il s’agit d’un extrait du séminaire Manger l’autre, tenu à l’EHESS en 1989/1990, où le philosophe illustre le rapport entre la sépulture et la fictionnalisation de l’expérience.
Ce numéro est dédié à la mémoire de Pierre Alféri.
Giustino De Michele, Marta Hernandez Alonso, Alejandro Orozco Hidalgo
Co-rédacteurs : « Tout se passe comme si… », revue ITER Nº3
Source Image : Hans Holbein le Jeune – Les Ambassadeurs (1533)
[1] L’université sans condition, p. 28.
[2] « Comme si c’était possible », p. 510.
[3] Échographies de la télévision, p. 13-14.
[4] « Comme si c’était possible », p. 518.