Alejandro OROZCO HIDALGO, Le désir de l’impossible : « comme si », une reformulation de la « question transcendantale » dans la pensée de Jacques Derrida, revue ITER Nº3, 2024.
La notion du « comme si » n’est pas largement thématisée dans le corpus de Jacques Derrida. D’après l’analyse de Geoffrey Bennington, l’évolution de la thématique de la métaphore dans le corpus derridien engage une réflexion sur le quasi transcendantal qui s’articule à une réflexion sur l’analogie – c’est-à-dire, sur un certain « comme si » – dans ses textes tardifs[1]. Malgré donc ce manque de thématisation explicite, le « comme si » se trouve en réalité évoqué, impliqué « mis à l’œuvre » de façon systématique dès ses premiers textes qu’il publie jusqu’à ses derniers séminaires. Or, dans la lecture que nous proposons ici, nous soulignerons une évolution similaire dans les thématiques du supplément et du simulacre qui dériveront peu à peu vers le thème de l’impossible à partir de la considération du « comme si ». Dans ce cadre, l’idée d’une graphique du supplément nous permettra de voir comment celle-ci implique déjà une réflexion sur l’impossible dès les premiers textes de Derrida, même si le mot n’a pas encore la place privilégiée qu’il trouve dans ses derniers ouvrages. Notre point de départ consistera à formaliser de façon explicite cette thématique. Nous montrerons alors comment le « comme si » est engagé dans les premiers textes que Derrida aura publiés, pour mettre au jour la radicalité de ses enjeux et pour avancer notre propre compréhension de cette notion fortement énigmatique, là où elle marque une violence de l’impossible envers le possible.
Très souvent, notamment dans les derniers textes publiés de son vivant, Derrida développe sa réflexion concernant la notion du « comme si » en y associant une réflexion sur le « virtuel » et sur le spectre, ou sur ce qu’il appelle une « virtualité spectralisante »[2]. Ce discours débouche systématiquement sur une problématisation de l’ancienne opposition possible-impossible avec ses différentes déterminations. Dans l’une de ses dernières publications, L’Université sans condition, Derrida explique la nécessité de cette réflexion : de même que son travail sur les notions d’étranger ou de souveraineté[3], son travail déconstructif autour de la virtualité et de la virtualisation lui est imposée par des événements ayant lieu dans le monde :
« L’une des mutations qui affectent le lieu et la nature du travail universitaire, c’est aujourd’hui, nous le savons bien, une certaine virtualisation dé-localisante de l’espace de communication, de discussion, de publication, d’archivation. Ce n’est pas la virtualisation qui est absolument nouvelle en sa structure. Dès qu’il y a une trace, quelque virtualisation est en cours ; voilà l’abc de la déconstruction. L’inédit, c’est, quantitativement, l’accélération du rythme, l’ampleur et les pouvoirs de capitalisation d’une telle virtualité spectralisante. D’où la nécessité de re-penser les concepts du possible et de l’impossible. »[4]
La notion de virtuel est une des notions les plus anciennes de la pensée philosophique, et on peut en suivre la trace en remontant jusqu’à Aristote. La virtualité en soi, dit Derrida, est aussi vielle que la trace ; elle fait partie constitutivement et originairement de notre expérience, elle en est condition de possibilité. Or, l’accélération, le rythme et surtout la croissance des pouvoirs « de capitalisation d’une telle virtualisation spectralisante » auxquels nous assistons, nous imposent la tâche de repenser ces concepts, de même que les vieilles oppositions impliquées dans cette réflexion. Nous assistons, en somme, à une étape technique nouvelle de la virtualité qui bouleverse la « topologie de l’événement, l’expérience de l’avoir lieu singulier »[5], l’expérience du lieu, de la localisation et donc de toute expérience impliquant un rapport à l’oikos.
Avec les nouvelles technologies de la communication il y a donc un bouleversement des notions d’espace et de temps. De ce fait, la virtualisation dé-localisante dont Derrida parle produit l’impression que ce qui arrive, arrive de façon quasi-instantanée partout où ces technologies de la communication sont à l’œuvre. Cela équivaut à dire que ce qui arrive, arrive nulle part… et pourtant, ça arrive. Cette expérience n’est pas du tout nouvelle, l’écriture étant déjà pour Husserl un dispositif permettant de transcender le temps, condition de possibilité de la télécommunication, mais aussi de l’expérience intersubjective et donc de l’héritage et de l’histoire[6]. Nous assistons à l’expérience de l’impossible en tant que possibilité a-topique de l’avoir lieu de façon quasi-instantanée, ce qui révèle, à l’évidence, que l’expérience de l’avoir lieu n’est pas réductible à une topologie ou à une localisation rassurante, à la présence « physique », « matérielle », voire « actuelle » de ce qui arrive. Cette nouvelle étape technique montre ainsi que ce qui a lieu, l’évènement donc, ne se laisse pas enfermer dans l’actualité de l’existence ou du réel. L’événement est « aussi virtuel qu’actuel » ; il y a des événements virtuels, qui ont lieu dans l’espace qu’on appelle virtuel et dont l’effectivité se fait sentir avec lourdeur dans l’espace « réel » ou « matériel » qu’on lui oppose souvent et qui est présupposé dans l’idée même d’actuel. Cela fait voler en éclat de facto l’opposition tranchante entre l’actuel et le virtuel comme cela bouleverse l’opposition entre le possible et l’impossible[7]. Or, cette atopie, cette puissance d’envahir tout l’espace depuis un hors lieu est précisément une qualité, un pouvoir du fantasme[8].
C’est donc cette référence à la « virtualité spectralisante » qui nous intéresse ici, là où elle fait signe vers l’impossible avoir lieu de l’événement. Pour cette raison, la réflexion que nous engageons aura comme arrière-plan la conviction que la pensée derridienne nous invite à réfléchir sur les mêmes espaces, les mêmes régions ou les mêmes domaines que la pensée métaphysique, à partir d’une toute autre approche et d’un tout autre discours. Dans ce sens, son discours ne s’accorde pas à la logique, encore moins à la pensée binaire ou au syllogisme, mais à une graphique, c’est-à-dire, une structure de pensée qui se détache et se distingue de l’autorité du logos et de la présence de l’étant[9], et qui se détermine à partir des traits généraux de la trace (graphô). Non qu’elle manque de cohérence, de rationalité ou de systématicité mais cette rationalité, cette cohérence et cette systématicité ne se règlent pas à l’autorité du logos présupposée dans la notion même de logique. De ce fait, il ne faut pas limiter la pensée, comme le feraient des « lecteurs pressés », à chaque fois qu’on parle de « transcendantal » ou de la question « ontologique », voire de la déconstruction comme de « ce qui se passe dans le monde ». Il ne s’agit pas d’ontologiser la pensée derridienne mais plutôt de montrer comment elle implique une réflexion profonde autour des « mêmes sujets », des « mêmes objets » et des mêmes espaces de réflexion que la tradition philosophique, à partir d’une approche déconstructrice. Par un simple mouvement du doigt, celle-ci perturbe les concepts et notions impliqués dans la réflexion philosophique, leur rapport et la proximité qu’ils entretiennent entre eux, leur organisation et leur emploi en tant qu’outils de pensée. Pour cela même, le travail développé par Derrida implique une tout autre idée de la discipline et de la forme de pensée dans laquelle son discours se développe.
La mise en œuvre de cette pensée est celle de la rature, celle du subjectile ou du bloc magique : il s’agit d’écrire sur le transcendantal comme on écrit sur n’importe quelle surface. Il faut donc écrire sur des concepts, écrire sur un texte qui est déjà là dans le monde, comme sur un mur tagué sur lequel on ajoute son propre tag, sans que celui-ci ne cache totalement ce qui était là au préalable. Il s’agit d’un double bind qui ré-itère le rapport de proximité/éloignement que la philosophie derridienne entretient à l’égard de la tradition philosophique. Il faut donc, dit Derrida, poser et reposer la question transcendantale mais il faut, simultanément, ne pas arrêter le mouvement qui interroge le discours de cette question, sa généalogie, son horizon, ses conditions de possibilité[10].
La réflexion derridienne sur le « comme si » entraîne une réflexion sur la structure de cette forme linguistique et de la fonction qu’elle opère là où elle est énoncée. Dans L’Université sans condition, Derrida dit que le « comme » – qui est commun à la structure du « comme tel » et à celle du « comme si » – « est peut-être la cible de la déconstruction », car son « autorité fonde et justifie toute ontologie aussi bien que toute phénoménologie, toute philosophie comme science ou comme connaissance »[11]. Ces deux notions – « comme si », « comme tel » – évoquent, recouvrent, mettent en rapport et parfois se confondent même avec tout un ensemble de couples oppositionnels tels que virtuel/actuel, fictionnel-réel, possible/impossible, nécessaire/non-nécessaire, etc. Leurs rapports et interactions sont donc confus et instables.
Or, le « comme si » n’est pas le virtuel en tant qu’il s’oppose à l’actuel. Il n’est pas l’impossible en tant qu’il s’oppose au possible. Que faisons-nous donc, se demande Derrida, quand nous énonçons cette formulation ? Pour répondre à cette question, il propose trois possibilités qu’on peut synthétiser dans la forme suivante[12] :
1) À dire « “comme si”, nous nous abandonnons à l’arbitraire, au rêve, à l’imagination, à l’hypothèse, à l’utopie ». Cette notion ouvrirait déjà la possibilité de penser hors des normes, hors logique, de transgresser les frontières du possible et du nécessaire.
2) À dire « comme si », nous faisons travailler des jugements de type « réfléchissant », dont la référence ultime relève d’un concept de finalité qui déborde dans la pensée kantienne l’opposition fondamentale entre le royaume de la nature et le royaume de la liberté, remettant en question l’opposition fondamentale nature/culture.
3) À dire « comme si », nous faisons référence à une sorte de structure qui, loin d’être homogène, serait partagée par « toutes les idéalités discursives », « toutes les productions symboliques et culturelles » et donc par toutes les disciplines du savoir, autant les Humanités que les disciplines dites scientifiques.
Devant ces trois possibilités, nous nous demandons s’il y a quelque chose qui puisse les rassembler, un dénominateur commun qu’elles partageraient. Et ce qui semble s’opérer dans les trois cas, c’est la rencontre d’une limite, c’est-à-dire, ce que Derrida appelle, dans De la grammatologie, le « geste » par lequel le sens est mis hors-jeu. Autrement dit, peut-être est-ce le bon sens relatif au possible et au nécessaire, qui par un « petit signe du doigt », bascule dans l’impossible et le non-nécessaire. La suspension donc de ce qui est « comme tel » et qui ne pourrait pas, qui ne devrait pas être autrement ; la transgression de cette limite. D’un certain point de vue, le « comme si » fait signe vers une certaine violence de l’impossible envers le possible. C’est au fond l’hypothèse que nous voudrions mettre ici à l’épreuve : là où un « comme si » est à l’œuvre, le sens est mis hors-jeu. Limite de la cohérence avec les axiomes de la logique du système, limite de la non-contradiction, exposition à la contradiction insoluble, à l’impossible qui fait irruption dans l’horizon de ce qui s’anticipe.
Il ne s’agit pas pourtant d’une « suspension de sens » telle qu’elle est pratiquée par la réduction phénoménologique. En effet, la réduction phénoménologique cherche à réduire le monde à une « pure et simple prétention d’être » dans le but de trouver une évidence apodictique permettant de fonder « l’édifice solide de la connaissance universelle »[13]. Elle prétend suspendre le sens sans suspendre les conditions de possibilité du sens suspendu, ni les schèmes de pensée du monde qu’elle remet en question, c’est-à-dire, sans suspendre le partage oppositionnel qui permet la distinction entre ce qui relèverait d’une « attitude naturelle » et ce qui tiendrait d’une attitude « réfléchie » et donc philosophique de la vie.
La suspension du sens du « comme si » serait plus radicale, du moins en ce qu’elle serait capable de remettre en question ou de suspendre l’opposition nature/culture – opposition « congénitale à la philosophie »[14] et qui présuppose une organisation déterminée du monde – sur laquelle se fonde le projet d’une science phénoménologique, en particulier l’idée d’une réduction phénoménologique comprise comme « attitude non-naturelle » de la conscience. Or, c’est précisément cette qualité « non-naturelle » de la réduction husserlienne qui fait d’elle une méthode qui cherche à combler le vide et un manque de la conscience naturelle dans l’entreprise de fondation de la connaissance. De ce fait, l’analyse déconstructrice de cette réduction nous montre la façon dont celle-ci obéit à la « logique » du supplément, ce qui nous autorise à la considérer comme un mode particulier du « comme si ». De ce point de vue, Husserl nous propose une méthode qui consiste à nous conduire comme si l’expérience du monde se réduisait à des « simples phénomènes » sans validité d’existence pour nous, des simples cogitations qui ne nous permettent pas de fonder une science rigoureuse universelle. C’est donc cette structure du supplément que Derrida nous invite à penser dans L’Université sans condition à partir de la troisième possibilité du « comme si », définie comme une structure partagée par « toutes les idéalités discursives ».
Dans ce texte, Derrida développe un discours sur l’université moderne comme « lieu de résistance » dans lequel on peut « tout dire ». Il y articule une réflexion sur la délocalisation virtuelle des technologies contemporaines de communication, à une réflexion sur la littérature et la démocratie. Elle part de la considération de la « Loi de la littérature » comme loi qui règle – ou devrait régler – le travail universitaire[15]. De cette Loi, Derrida nous dit qu’elle « tend, en principe, à défier ou à lever la loi. Elle donne à penser l’essence de la loi dans l’expérience du “tout à dire” »[16]. D’une façon analogue, nous dirons que la Loi du « comme si » – ou peut-être son anarchisme – tend à suspendre le sens ; il nous permet de penser ce qui échappe à l’« horizon du possible », du prévisible et/ou du programmable, c’est-à-dire, de ce qui désigne les termes de potentia et de possibilitas. Dans la lecture que nous avançons ici, le « comme si » est ce puissant dispositif qui nous permet de penser un certain au-delà/en-deçà du sens, c’est-à-dire, l’impensé exclu du système qui permet à celui-ci de fonctionner, de penser par exemple le syllogisme et le système oppositionnel sur lequel la phénoménologie est fondée.
L’ « hypothèse » : entre science et fiction
Penchons-nous sur la première possibilité du « comme si » que Derrida évoque dans L’Université sans condition : à dire « comme si », « nous nous abandonnons à la fiction, à l’imagination, à l’utopie, au rêve ou à l’hypothèse ». On dirait que l’ouverture vers le « tout-à-penser » va de soi dans ces exemples qui représentent en général des instances pour lesquelles la suspension du sens est placée en tant que condition de possibilité de ce qu’elles représentent. Ce n’est pas un hasard si l’on peut classer ces exemples comme des « espaces » dérivés, des domaines dans lesquels la logique n’opère pas en termes absolus et donc des « espaces » fantasmatiques qu’aucune science positive ne pourrait accueillir à travers le développement d’une réflexion rigoureuse ou rigoureusement déterminée, des espaces qui sont exclus de tout discours sur la vérité, sur le concret ou sur le réel[17]. À l’exception de l’hypothèse, peut-être.
En effet, la place que l’hypothèse tient parmi ces instances est intrigante du fait que, justement, elle joue dans la plus grande diversité des discours scientifiques un rôle fondamentale dans le développement même de la science, dans l’évolution de la structure de ses objets, et donc, dans la construction de leur histoire et de leurs traditions. L’hypothèse est le lieu de la « mise hors-jeu du sens » qui permet de faire évoluer la pensée, une théorie, un discours. Car un discours scientifique est censé faire référence – au moins en dernière instance – à une « réalité » tangible, supposée « actuelle », « comme telle », et donc, vraie. L’hypothèse est, en ce sens, une sorte de fenêtre qui permet de jeter un coup d’œil à d’autres possibilités et même à d’autres impossibilités[18].
Mais montrer que l’hypothèse partage une certaine fictionnalité, qu’elle fait signe vers une « mise hors-jeu du sens » équivaut à dire qu’une certaine « virtualité spectralisante » joue un rôle fondamental dans la détermination et dans l’évolution de ce qui est défini comme vrai ou réel. Mais cela n’est possible que parce que, avant ou au-delà de ce rôle, la fictionnalité, et donc, la « virtualité spectralisante », font partie des conditions les plus intimes de « notre expérience »[19]. Pour illustrer cette réflexion, nous prenons l’exemple que Derrida analyse dans De la grammatologie auquel nous faisions référence plus haut ; il s’agit du « mouvement de baguette » par lequel s’explique le « jeu du monde », métaphore de l’« invention libre et mythique » qui produit des « hypothèses factuelles » qui rendent compte de l’origine non rationnelle du supplément dans le discours de Rousseau. Le supplément, la prothèse donc, s’explique chez lui à partir d’une hypothèse, d’une « mise hors-jeu du sens » :
« Le passage d’une structure à l’autre – par exemple de l’état de nature à l’état de société – ne peut être expliqué par aucune analyse structurelle : un factum extérieur, irrationnel, catastrophique doit faire irruption. Le hasard ne fait pas partie du système. Et quand l’histoire est incapable de déterminer ce fait ou les faits de cet ordre, la philosophie doit, par une sorte d’invention libre et mythique, produire des hypothèses factuelles jouant le même rôle, expliquant le surgissement d’une nouvelle structure. »[20]
Et il y ajoute :
« Il a dû arriver ce qui n’eût dû jamais arriver. Entre ces deux modalités s’inscrit donc la nécessité de la non-nécessité, la fatalité d’un jeu cruel. Le supplément ne peut répondre qu’à la logique non-logique d’un jeu. Ce jeu est le jeu du monde. Le monde a dû pouvoir jouer sur son axe pour qu’un simple mouvement du doigt le fasse tourner sur lui-même. »[21]
L’hypothèse philosophique à l’œuvre dans le discours de Rousseau pointe ainsi du doigt l’espace du « comme si » à partir duquel celui-ci opère en tant que puissant dispositif, ouvrant la possibilité à la supplémentarité, à l’impossible qui a lieu malgré sa non-nécessité, à l’événementialité de l’événement. Cette idée développée en 1967 revient beaucoup plus tard dans le développement du corpus derridien qui donne forme à ce qu’il appelle en 1990 une hantologie, dans Spectres de Marx. Il s’agit, encore une fois, de l’effort, de la nécessité de comprendre le non-nécessaire, l’impossible qui fait événement dans l’histoire à partir d’une logique non-logique, seul recours pour expliquer le simulacre :
« Le spectre lui-même, le spectre rouge s’est en somme désincarné. Comme si c’était possible. Mais n’est pas aussi la possibilité, justement, la virtualité même ? Et pour comprendre l’histoire, c’est-à-dire l’événementialité de l’événement, ne faut-il pas compter avec cette virtualisation ? Ne faut-il pas penser que la perte du corps puisse affecter le spectre même ? au point qu’il soit alors impossible de discerner entre le spectre et le spectre du spectre, le spectre à la recherche du contenu propre et de l’effectivité vivante ? »[22]
La possibilité supplémentaire, dit Derrida en 1967 – le spectre du spectre, en 1990 – est inconcevable à la raison[23]. Dans les deux cas, il s’agit de la logique non-logique, de la graphique du supplément. Or, cette idée repose sur le « principe » général de l’hantologie, qui suppose une prise en compte du « simulacre spectral » qui hante l’histoire, là où celle-ci trouve ses fondations dans la théorie du noème de Husserl, que Derrida a largement commentée dans ses premiers textes publiés : il s’agit de montrer que « [l]a forme d’apparition, le corps phénoménal de l’esprit » est la « définition du spectre »[24]. Cela, dit Derrida, a deux conséquences possibles qui « font objection » au « principe phénoménologique en général » : non seulement le monde, dans sa forme phénoménale, a la « structure du spectre », mais l’ego phénoménologique « est lui-même un spectre »[25].
Que peut vouloir dire que l’ego et le monde ont tous deux une structure spectrale ? Et quelles sont les conséquences de ce discours qui attribue une forme spectrale à tout apparaître ? Nous devons maintenant répondre à ces questions pour arriver à bout de la formalisation du « comme si » que nous que nous proposons dans ce texte.
L’égo et le monde comme spectres
Dans l’article « As If, As Such : On Derrida, Husserl, and Literature », David E. Johnson donne un élément de réponse. Son texte montre que cette « virtualité spectralisante » se trouve à la base de « l’ouverture du monde et de l’origine de la vie »[26]. Suivant la trace de la notion de « comme si » au cours d’une analyse du concept de noème dans la pensée de Husserl, concept qu’il interprète à partir d’une approche déconstructrice, Johnson vise à comprendre la « structure noématique » de l’expérience phénoménologique, pour voir comment cette structure donne lieu à cette chose énigmatique qu’on appelle littérature. Sa lecture articulée de Husserl et Derrida part du fait, souligné par Derrida lui-même, que le noème en tant que « concept intentionnel », n’est ni purement subjectif ni purement objectif : sa possibilité se place au seuil du rapport conscience/monde. En effet, l’analyse de Derrida place le noème, en tant que porteur du sens, de l’objectivité et donc du « comme tel », à cette frontière :
« La noèse et le noème, moments intentionnels de la structure, se distinguent en ceci que le noème n’appartient pas réellement à la conscience. Il y a dans la conscience en général une instance qui ne lui appartient pas réellement. C’est le thème difficile mais décisif de l’inclusion non-réelle (reell) du noème. Celui-ci, qui est l’objectivité de l’objet, le sens et le “comme tel” de la chose pour la conscience n’est ni la chose déterminée elle-même, dans son existence sauvage dont le noème est justement l’apparaître, ni un moment proprement subjectif, “réellement” subjectif puisqu’il se donne indubitablement comme objet pour la conscience. Il n’est ni du monde ni de la conscience, mais le monde ou quelque chose du monde pour la conscience. »[27]
L’analyse de Johnson embrasse les prémisses de l’interprétation derridienne du noème, là où cette dernière problématise cette instance qui n’« appartient pas réellement » à la conscience, mais qui nous permet de penser ce que Derrida appelle une « passivité primitive » qui ouvre la question du noème au rapport hylè/morphé[28]. En réalité, le noème masque le rapport flou et problématique entre ces deux instances[29]. Or, la lecture de Johnson insiste sur le fait que Husserl se confronte à une impasse concernant la décision sur la priorité entre elles, entre matière et forme, à un moment de sa réflexion où les enjeux sont massifs : il s’agit non seulement de déterminer la « genèse de la conscience » mais aussi le caractère de la science phénoménologique. Le pari de Husserl est de déterminer la hylè (définie en tant que data de sensation) comme « porteuse de l’intentionnalité » sans vraiment qu’elle ne soit conscience de quelque chose. La première conséquence que Derrida tire de cette décision (et que Johnson assume), c’est qu’on ne peut pas savoir si la hylè se place avant, c’est-à-dire, en tant que condition de possibilité de l’intentionnalité ou si elle est constituée en tant que porteuse de l’intentionnalité par ou dans l’acte intentionnel. Dans le premier cas, il n’y aurait pas d’autonomie originaire de l’intentionnalité. Dans le second, la hylè ne saurait pas se distinguer du noème[30].
Johnson montre ainsi que, à suivre les prémisses de l’argumentaire husserlien, toutes ces questions restent indécidables. Indécidable n’est pas son mot, mais il montre clairement que le rapport hylè/morphé est tout simplement aporétique : même dans le cas où le noème désigne une instance de l’activité noétique – donc, de la conscience – en tant que « contenu intentionnel non-réel (non-real intentional content) », le contenu doit être une réalité matérielle. Mais dans ce cas, la matière doit déjà comporter une forme minimale qui serait condition de possibilité de la formalisation de la conscience. Par conséquent, la morphé serait l’effet d’une certaine passivité. Elle se placerait du côté de la matière et non de l’intentionnalité, ce que Husserl semble nier quand il affirme que l’activité noétique n’est pas une simple copie de la réalité du monde[31]. Or, même si l’activité noétique n’est pas une simple activité mimétique de la réalité, la hylè serait contaminée par une certaine activité de la forme. C’est toujours, dit Johnson, comme si les deux composants du noème, hylè et morphé, passivité et activité, étaient toujours déjà et pas encore là, toujours en avance et en retard l’un par rapport à l’autre, et c’est cet effet de « comme si » qui permet la postulation de quelque chose comme le noème et qui rend possible l’apparaître « comme tel », le phainesthai[32].
Le noème est ainsi cette structure qui cherche à montrer la possibilité du rapport de la conscience au monde en tant que synthèse de la diversité hylétique comme condition de l’objectivité et donc du sens, ce que Johnson appelle la « as-structure » noématique. Il s’agit d’une structure d’homonymie qui marque l’apparition des choses dans la conscience « comme telles », synthèse effectuée sur la diversité hylétique et qui présente la réalité « comme telle » à la conscience, en l’occurrence « l’arbre comme arbre » et non comme une diversité hylétique désordonnée. Mais cette synthèse n’est possible qu’à partir d’un effet de répétition qui présente comme identique, comme « le même », ce qui est divers, c’est-à-dire, un effet qui présente les choses comme elles sont, comme ayant un sens pour la conscience[33]. Cette répétition est donc le vrai pouvoir du noème. Dans cette structure, la hylè apparaît comme ce qui sépare le noème de la « pure et simple » activité noétique et qui le rapporte au monde.
Or, comme la hylè n’est pas immanente à la conscience, la possibilité du noème et de l’idéalisation ultime de l’objet est en dernière instance le résultat d’une passivité, de ce que Husserl appelle une « présence perdurante » – ce qui dans les mots de Derrida prend la forme de « restance non présente » – qui lie le noème au nom (à la nominalisation), au langage et donc à l’écriture[34]. Husserl reconnaît ainsi la nécessité de cette « restance » propre à « l’expression linguistique écrite » pour que l’objet idéal de la conscience soit constitué, partagé et/ou transmis. Il faut qu’il – l’objet idéal – puisse survivre au-delà ou en deçà de la disparition de son « inventeur », ainsi que de la disparition de n’importe quel émetteur qui le répète[35]. Il faut qu’il ait cette possibilité, que l’objet idéal puisse être itéré, dit et écrit au-delà du moment où il a été produit. Non qu’il soit en fait dit ou écrit a posteriori, mais qu’il ait cette possibilité.
C’est cette « restance » qui rend possible la répétition de l’objet idéal et qui ouvre la possibilité à son idéalisation ultime et à la formation d’une tradition et d’un héritage – bref, d’une histoire – en tant qu’effets d’écriture[36]. La fonction primordiale de l’écriture est, déjà pour Husserl, de rendre possible la « continuité » inter-subjective et donc spatio-temporelle de l’objet idéal. Sa qualité fondamentale est d’être virtuelle ; « l’écriture est virtualisation »[37]. Cette virtualisation, la répétition, ou plus précisément, l’itération de la marque est ainsi la condition de possibilité de toute idéalité, de la formation de l’objet idéal, de toute objectivité, de tout « comme tel » et de toute vérité.
Mais pour cela même elle est condition de possibilité de toute identité. Le problème de l’écriture et de la virtualité/virtualisation dans la pensée de Husserl est en cela le problème de la possibilité de la mémoire et de la formation de toute identité, que ce soit de l’identité objective de l’objet idéal ou de l’identité personnelle. L’itération propre au signe écrit devient ainsi condition de possibilité de l’histoire dans le sens le plus large, et donc possibilité du savoir et de la connaissance en tant que manifestations inter-subjectives. De ce point de vue, tout type de « production symbolique ou culturelle » a comme condition de possibilité cette « virtualité spectralisante » marquée en dernière instance par le « comme », racine commune du « comme si » et du « comme tel », c’est-à-dire par la « as-structure » porteuse du sens.
Derrida tire les conséquences les plus radicales des prémisses husserliennes et applique les mêmes règles à toute expression et à toute forme du discours : « Lorsque je me dis à moi-même “je suis”, cette expression, comme toute expression selon Husserl, n’a le statut de discours que si elle est intelligible en l’absence de l’objet, de la présence intuitive, donc ici de moi-même »[38]. L’idée du moi en tant qu’objet idéal, l’expression Je, comme toute autre expression, n’échappe pas aux traits structurels de toute trace ou de tout signe écrit ; cette thématique est l’un des enjeux majeurs de La voix et le phénomène : comme toute autre trace, le pronom personnel Je doit pouvoir fonctionner en l’absence de son émetteur, de l’objet qu’il désigne et de son lieu original de production ou d’énonciation. Si ce n’était pas le cas, il ne serait même pas possible de comprendre l’expression Je pense et par conséquent le concept d’ego transcendantal dans l’histoire de la philosophie. Le caractère impersonnel de l’expression Je, son anonymat, est la situation normale de sa Bedeutung, et c’est pour cela qu’elle peut rester la même, qu’elle peut garder son sens, même si la situation empirique et actuelle de celui qui l’énonce ou l’écrit se modifie radicalement. Derrida y ajoute : « Et de même que la valeur d’un énoncé de perception ne dépendait pas de l’actualité ni même de la possibilité de la perception, de même la valeur signifiante du Je ne dépend pas de la vie du sujet parlant. »[39]
En réalité, cette possibilité était ouverte depuis le début par les prémisses du discours de Husserl à propos de la « loi eidétique ». Johnson nous rappelle que cette loi suppose l’immanence de la conscience à elle-même, mais implique pour cela même la coupure du monde qu’elle vise ou signifie (intends or means)[40]. Dans son entreprise, remarque Johnson, Husserl nous montre que cette loi implique la mise à l’écart de « toute contingence empirique de l’expérience, toute personnalisation ». Toute expérience en personne « n’est nulle autre part que dans la conscience »[41]. Cette affirmation à elle seule implique que le monde, le rapport au monde en tant qu’expérience est affecté par le délai de la « virtualisation spectralisante » du noème, ou ce qui revient au même, que le Je et le monde ont tous deux la structure du spectre.
Le monde et l’ego phénoménologique partagent une structure spectrale en tant qu’objets idéaux – c’est-à-dire, comme noème en tant que moment de formation de l’objectivité, du sens et du « comme tel ». Le « comme tel » a comme condition nécessaire et irréductible de sa formation ultime le passage par l’écriture et par une certaine virtualisation, ce qui veut dire qu’il est déjà virtuel et d’un certain point de vue fantomatique. Le « comme tel » est ainsi déterminé dans ses conditions de possibilité par une « fiction logico-rhétorique » propre à la structure du noème qui ne peut se comprendre que par un « comme si »[42], et dont le caractère « irréel » est la conséquence immédiate. Le noème, dit Johnson, « n’est rien en soi-même »[43]. L’expression de « quasi-transcendantal », que Derrida associe fréquemment au « comme si », illustre cette détermination du noème et de sa non-réellité comme moment capital des conditions transcendantales de toute expérience. La condition anarchique du noème, son irrégionnalité ; un effet de « comme si » – c’est-à-dire, sa non-appartenance au monde et à la conscience – est ce qui ouvre la possibilité à la détermination de « la totalité des régions en général », à la détermination du monde comme monde. Il s’agit de l’impensé-refoulé qui soutient le système transcendantal du phainesthai (de l’apparaître), et donc, de toute la phénoménologie. C’est cette condition d’impensé, le refoulement de cet effet de « comme si » qui autorise Derrida à penser la phénoménologie comme une dissimulation qui renonce à penser la hylè en soi-même (en deçà de son opposition hylè/morphé) et la non-réellité du noème jusqu’à ses dernières conséquences[44].
Du « comme si » à l’« impossible »
Cet espace, ou moment impensé, exclu du système, revient avec insistance dans la pensée derridienne : si nous avons suivi la première et la troisième possibilités du « comme si », il reste la deuxième possibilité interprétative de l’expression « comme si » que Derrida ébauche dans L’Université sans condition, et qui consiste à se demander si, à dire « comme si », nous mettons en œuvre certains jugements de type réfléchissant. Ces jugements dont Kant disait qu’ils opèrent « comme si un entendement contenait ou comprenait l’unité de la variété des lois empiriques », c’est-à-dire, comme si une providence divine gouvernait le monde, ou « “comme si” c’était là un hasard venu favoriser notre destin »[45]. De ce fait, le « comme si » devient dans la lecture derridienne un « ferment déconstructif » qui déroute cette opposition fondamentale qui organise la totalité de notre expérience[46]. Il s’agit d’une réflexion que les textes inauguraux du corpus de Derrida introduisent par rapport à la prohibition de l’inceste, là où cette prohibition se place avant, dans l’espace des conditions de possibilité de l’opposition nature/culture qui est « congénitale » à la philosophie (« plus vieille que Platon »)[47]. En réalité, les deux possibilités d’interprétation de ce type de jugement répètent ou reproduisent cet exclu du système qui pousse le philosophe à l’« invention libre et mythique » d’« hypothèses factuelles » dans le discours de Rousseau analysé dans De la grammatologie, et auquel nous avons fait référence au début de cet article.
Avant de développer davantage cette référence, il nous semble pertinent de prendre en compte certains éléments d’une autre analyse de la prohibition de l’inceste qu’on lit dans L’écriture et la différence : c’est dans « La structure, le signe et le jeu et dans le discours des sciences humaines » que Derrida effectue une lecture de Lévi-Strauss, au moment où celui-ci oriente son discours, justement, vers la mise en question de l’opposition nature/culture. Dans le discours de Lévi-Strauss, cette opposition doit pouvoir expliquer et donc permettre une analyse des phénomènes humains dans leur totalité. Or, elle est mise en question à partir de la considération de la prohibition de l’inceste : d’un côté cette prohibition semble naturelle, mais elle est tout de même une loi, c’est-à-dire un produit « culturel ». De ce fait, elle n’appartient, en toute pureté, ni au monde naturel ni au monde de la culture, ce que Lévi-Strauss trouve « scandaleux »[48]. C’est donc « comme si » la prohibition de l’inceste n’appartenait à aucun des deux côtés de l’opposition, ou comme si elle appartenait aux deux côtés de l’opposition en même temps, ce qui est impossible. Dans les deux cas, nous voyons que cette prohibition marque une limite et une limite de la pensée, une « mise hors-jeu du sens ». Limite donc de la pensée en tant que logique, c’est-à-dire, de la pensée du logos qui fonctionne à partir du syllogisme et dont la structure suppose une organisation binaire du monde dont l’opposition nature/culture est nodale.
C’est en parlant de la graphique de la supplémentarité en tant que « logique non-logique d’un jeu » – seule à laquelle le supplément peut répondre – que Derrida parle du recours systématique à la providence dans le discours de Rousseau pour expliquer les révolutions qui ouvrent la possibilité à la supplémentarité et donc à ce qui est « inconcevable à la raison »[49]. On l’a vu plus haut : il s’agit du « simple mouvement de doigt » – auquel nous avons fait référence plus d’une fois dans cet article – il s’agit de ce qui ne peut pas être compris « selon les schèmes de la nécessité rationnelle » et que l’on explique à partir de la providence[50]. L’analyse de ce « mouvement de jeu » amène Derrida à penser la prohibition de l’inceste comme « loi sacrée », donc comme limite pure et limite du sens, là où l’opposition entre physis et nomos est débordée et dont la brisure ne peut pas être pensée qu’à partir d’un « comme si » :
« On est toujours en-deçà ou au-delà de la limite, de la fête, de l’origine de la société, de ce présent dans lequel simultanément l’interdit se donne(rait) avec la transgression : ce qui (se) passe toujours et (pourtant) n’a proprement jamais lieu. C’est toujours comme si j’avais commis un inceste. »[51]
Il s’agit donc, encore une fois, de l’impossible, de l’absurde qui fait sentir sa majesté souveraine à la veille du monde. Le « comme si », dit Johnson, nomme la « force immaîtrisable de l’événement », le « pouvoir de l’impossible », ce que d’autres interprètent comme l’extra-mondain[52]. Or, il faut dire que de l’impossible il y aurait au moins deux interprétations possibles : une interprétation, disons, traditionnelle, celle qui y voit une limite, la mort, une frontière indépassable, presque interdite « qui pousse au renoncement ». L’autre, celle qui y voit une source du désir, de l’action et de la décision[53]. Si dans L’Université sans condition, Derrida développe une lecture du « comme si » en mettant l’accent sur le si affirmatif de cette expression, c’est pour souligner cette interprétation consistant à voir dans l’impossible le désir de l’événement, le désir de l’autre.
Source image : Piet Mondrian – Composition avec lignes (Composition en noir et blanc) (1917)
[1] Cf. Geoffrey Bennington, « Métaphore, méta-force », Rue Descartes, vol. 89-90, n. 2, 2016, p. 13-20.
[2] Jacques Derrida, L’Université sans condition, Paris, Galilée, 2001, p. 26.
[3] Cette analogie nous semble importante. Il s’agit d’abord de signaler la forme dans laquelle le rapport au monde, c’est-à-dire, à l’autre, à tout autre et donc au tout autre, à l’altérité radicale, détermine l’exercice de la pensée. Ce n’est pas un hasard, que ce rapport « au monde » impose une approche politique qui prend dans L’Université sans condition la forme d’une « politique du virtuel » (p. 25). Que des événements ayant lieu dans le monde nous fassent changer notre manière de penser nous semble une démarche plus conséquente et pour cela plus rigoureuse.
[4] Jacques Derrida, L’Université sans condition, op. cit., p. 25-26.
[5] Ibid., p. 26.
[6] Cf. Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, Paris, PUF, 1962, p. 186 sq.
[7] C’est une vieille opposition qui semble mise en question plus que jamais, à une époque où les technologies du virtuel continuent à se développer. Dans Écographies de la télévision, Derrida dit qu’il s’agit d’« un concept de virtualité (image virtuelle, espace virtuel et donc évènement virtuel) qu’on ne peut sans doute opposer, en toute sérénité philosophique à la réalité actuelle, comme on distinguait naguère entre la puissance et l’acte, la dynamis et l’energeia, la potentialité d’une matière et la forme définissante d’un télos, donc aussi d’un progrès, etc. » Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Écographies de la télévision, Paris, Galilée, 1996, p. 14.
[8] « Puisqu’il “est” partout cet esprit, puisqu’il vient de partout (aus Allem), il prolifère a priori, il donne lieu, en les privant de lieu, à une foule de spectres auxquels on ne peut même plus assigner un point de vue : ils envahissent tout l’espace. Nombre est le spectre. Mais pour habiter même là où l’on n’est pas, pour hanter tous les lieux à la fois, pour être atopique (fou et non localisable), il ne faut pas seulement voir sous visière, voir sans être vu de qui se fait voir (moi, nous), il faut parler. » Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 214.
[9] Il s’agit d’une thématique sur laquelle Derrida revient à plusieurs reprises. Voir, par exemple, Limited Inc. : « […] c’est là que la graphique de l’itérabilité brouille l’opposition classique entre le fait et le droit, le fait et le possible (ou le virtuel), la nécessité et la possibilité. » Jacques Derrida, Limited Inc., Paris, Galilée, 1990, p. 97.
[10] Jacques Derrida, « Comme si c’était possible, “within such limits” », in Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 298.
[11] Jacques Derrida, L’Université sans condition, op. cit., p. 74.
[12] Ibid., p. 27-31.
[13] Cf. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes ; et les conférences de Paris, Paris, PUF, 1994, notamment §8, « L’“ego cogito” comme subjectivité transcendantale ».
[14] Cf. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 415.
[15] Cf. Id., L’Université sans condition, op. cit., p. 16-21.
[16] Id.,« Cette étrange institution qu’on appelle la littérature », in Thomas Dutoit et. al. (dir.), Derrida d’ici, Derrida de là, Paris, Galilée, p. 256.
[17] Jacques Derrida, L’Université sans condition, op. cit., p. 27.
[18] Même si Derrida suggère ne pas se mettre dans le sillage des recherches développées par Hans Vaihinger, ce dernier explore la fonction de l’hypothèse dans la production de connaissances, à partir d’une approche qui met en valeur son aspect créateur. Cf. Hans Vaihinger, La philosophie du comme si, Paris, Kimé, 2008, notamment : XXI, « La différence entre fiction et hypothèse ».
[19] Jacques Derrida, L’Université sans condition, op. cit., p. 28.
[20] Id., De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 365.
[21] Ibid., p. 367.
[22] Id., Spectres de Marx, op. cit., p. 191.
[23] Id., De la grammatologie, op. cit., p. 366.
[24] Id., Spectres de Marx, op. cit., p. 215-216.
[25] L’idée d’hantologie relie la notion du spectre à celle du supplément (et donc au travail des premiers ouvrages de Derrida), là où elle réfléchit la présence ou l’effectivité d’un fantôme, c’est-à-dire, « ce qui semble rester aussi ineffectif, virtuel, inconsistant qu’un simulacre » ; ibid., p. 31.
[26] David E. Johnson, « As If, As Such: On Derrida, Husserl and Literature… », Research in Phenomenology, vol. 45, n. 3, 2015, p. 386-411 (p. 410).
[27] Jacques Derrida, L’écriture et la différence, op. cit., p. 242.
[28] Ibid. p. 241.
[29] David E. Johnson, « As If, As Such… », op. cit., p. 393.
[30] Ibid., p. 394.
[31] Ibid., p. 396.
[32] Cf. Ibid., p. 395.
[33] Ibid., p. 398.
[34] Pour ce qui est de cette notion et des raisons pour lesquelles Derrida emploie ce mot au lieu de celui de permanence, voir Limited Inc., op. cit., notamment « O ».
[35] Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, op. cit., p. 185.
[36] Le terme de « restance » (qui relève du langage derridien et non du langage husserlien), marque la nécessité que l’objet idéal comporte à l’égard de l’écriture comme sa condition de possibilité, il est lié de forme incontournable aux traits qui structurent tout signe et toute marque écrite. Cf. Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 377-378.
[37] David E. Johnson, « As If, As Such… », op. cit., p. 405.
[38] Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967, p. 106, nous soulignons.
[39] Ibid., p. 107.
[40] Ibid., p. 392.
[41] Ibid.
[42] Cf. Jacques Derrida, « Comme si c’était possible… », op. cit., p. 298.
[43] David E. Johnson, « As If, As Such… », op. cit., p. 397.
[44] Cf. Jacques Derrida, « “Genèse et structure” et la phénoménologie », in L’écriture et la différence, op. cit., p. 242-244.
[45] Id., L’Université sans condition, op. cit., p. 27-30.
[46] Cf. ibid., p. 28.
[47] « Pour suivre ce mouvement dans le texte de Lévi-Strauss, choisissons, comme un fil conducteur parmi d’autres, l’opposition nature/culture. Malgré tous ses rajeunissements et ses fards, cette opposition est congénitale à la philosophie. Elle est même plus vieille que Platon. Elle a au moins l’âge de la sophistique. Depuis l’opposition physis/nomos, physis/techne, elle est relayée jusqu’à nos jours par toute une chaîne historique opposant la “nature” à la loi, à l’institution, à l’art, à la technique, mais aussi à la liberté, à l’arbitraire, à l’histoire, à la société, à l’esprit, etc. » Jacques Derrida, L’écriture et la différence, op. cit., p. 415.
[48] Cf. ibid., p. 415-416.
[49] Id., De la grammatologie, op. cit., p. 366-367.
[50] Ibid., p. 366.
[51] Ibid., p. 377.
[52] Dans une note de bas de page, Johnson nous parle des travaux de Sean Gaston et de Patrick O’Connor sur le « comme si » qui interprètent la philosophie derridienne comme une entreprise qui cherche à penser le « dehors du monde ». Outre la critique adressée par Johnson à ces deux travaux – à savoir, qu’ils cherchent la racine de la pensée du « comme si » dans le noème, sans vraiment porter leur attention au comme partagé par le « comme tel » et le « comme si », donc sans être en mesure de voir la structure spectrale du monde et de l’ego phénoménologiques – dans le cadre de notre lecture, ces deux interprétations ne dépassent pas cette limite du possible ou ce qui revient au même, n’inscrivent pas l’impossible dans les limites du monde, ce qui veut dire que l’impossible continue à être une frontière ou une extériorité en dehors du monde. Cf. Patrick O’Connor, « There is no World without End (Salut) : Derrida’s Phenomenology of the Extra-Mundane », Journal of the British Society for Phenomenology, vol. 39, n. 3, p. 314-330 ; et Sean Gaston, The Concept of World from Kant to Derrida, New York, Newman & Littlefield International, 2013, notamment p. 99-164.
[53] Cf. Jacques Derrida, « Non pas l’utopie, l’im-possible », in Papier machine, Paris, Galilée, 2001, p. 360-361.