PEGGY KAMUF – De la traduction, s’il y en a

Peggy KAMUF, « De la traduction, s’il y en a » , Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

___________________________

C’est bien connu : les textes de Derrida soulignent souvent, et même très souvent, des questions de traduction. Ils prennent parfois la traduction comme leur thème principal, par exemple dans « Des tours de Babel », « Qu’est-ce qu’une traduction “relevante” ? » ou encore « S’il y a cause de traduire » dans Du Droit à la philosophie[1]. Mais on pourrait montrer que toute l’écriture de Derrida depuis au moins 1968 a été surveillée, pour ainsi dire, par le problème de la traduction, c’est-à-dire, depuis au moins l’affirmation dans « La pharmacie de Platon » qu’ « [a]vec ce problème de traduction nous n’aurons affaire à rien de moins qu’au problème du passage à la philosophie[2] ». Et n’oublions pas que la première publication significative de Derrida fut une traduction, précédée de sa longue introduction à L’Origine de la géométrie de Husserl. Mise à part une note initiale, Derrida ne fait pas de commentaire sur sa traduction de Husserl. Il n’y a aucune note du traducteur, bien que la traduction ait retenu des phrases et des mots allemands entre crochets, dont l’un est Menschentum, traduit par humanité[3]. (Je signale ce détail parce qu’il s’agit d’une alternative au mot Menschengeschlecht que préfère Heidegger, et qu’il isole dans « La parole dans l’élément du poème. Situation du Dict de George Trakl », le texte qui sera longuement sollicité par Derrida dans Geschlecht III dont je m’apprête à parler dans ce qui suit.) Dans son Introduction, cependant, Derrida souligne une présupposition de la phénoménologie transcendantale husserlienne, à savoir que « si hétérogènes que soient les structures essentielles de plusieurs langues ou de plusieurs cultures constituées, la traduction est au principe une tâche toujours possible[4] ». C’est cette traduisibilité toujours possible et absolue qui serait suspendue par un langage poétique « à partir du moment où le signifié ne pourrait plus être reconduit, directement ou indirectement, au modèle d’un étant objectif[5] ». Le langage poétique dont les signifiés ne sont pas de tels objets est donc l’index pour Derrida de cette suspension de la traduisibilité.

Ce sont là néanmoins des remarques mineures dans ce premier texte, et je les cite seulement pour appuyer mon hypothèse selon laquelle tout ce qu’écrit Derrida s’engage quelque part avec la traduction ; de plus, si on se déprend de l’habitude de croire savoir ce que c’est ou ce que fait la traduction « à proprement parler », alors ce « quelque part » serait vraisemblablement partout.

Prenons appui sur la série des textes intitulés « Geschlecht » et d’abord « Geschlecht I », où après avoir signalé « des problèmes de traduction qui ne feront que s’aggraver pour nous », Derrida avertit qu’à un certain moment « nous pourrons même apercevoir que la pensée du Geschlecht et la pensée de la traduction sont essentiellement la même[6] ». On pourra trouver éparpillées ailleurs dans son œuvre des variations sur cette formule qui signalent la similitude entre la traduction ou la pensée de la traduction et autre chose — ici, la pensée de Geschlecht, mais ailleurs ce sera, par exemple, l’énigme du schibboleth qui « se confond de part en part avec celle de la traduction, dans sa dimension essentielle[7] ». Et dans Khôra, on lit : « Penser et traduire traversent ici la même expérience[8]. » Sans doute Derrida a-t-il fait d’autres affirmations catégoriques semblables, mais je prends comme derniers exemples les échos les plus résonants avec Geschlecht III, le texte qui va surtout me préoccuper ici. Ils viennent de la réflexion sur l’hospitalité dans un séminaire qui s’est tenu quelques dix ans après le séminaire « Nationalité et nationalisme philosophiques » dont sont extraites les séances formant Geschlecht III. Il n’est pas surprenant que dès le début de ce séminaire, Derrida insiste beaucoup sur le fait que l’hospitalité et la traduction « sont au fond le même problème[9] », que « la traduction est aussi un phénomène […] ou une expérience d’hospitalité, sinon la condition de toute hospitalité en générale[10] » ou encore que « la question de la traduction est toujours la question de l’hospitalité[11] ».

J’ai dit que des affirmations de ce genre résonnent particulièrement avec Geschlecht III, puisqu’elles nous donnent à entendre autrement cette intraduisibilité que Heidegger investit dans le langage poétique de Trakl et, en particulier, dans les mots fremd, ein Fremder, c’est-à-dire étrange, étranger — mais précisément ces mots ne traduisent pas ce que Heidegger entend en allemand. Derrida signale ici un paradoxe :

soulignons le paradoxe : à la question de savoir ce que veut dire « étranger », ou plutôt « fremd » car déjà la traduction paraît a priori illégitime, la réponse reste idiomatique, elle n’appartient qu’à une langue, à un certain état de la langue. La nomination de l’étranger, ou plutôt de « fremd », est si propre à tel idiome que l’étranger ne saurait y accéder en tant qu’étranger. Et ce qu’on appelle traduction, au sens courant, ne passe jamais cette frontière[12].

Un paradoxe, sans doute, mais cette remarque signale aussi bien le symptôme d’une intraduisibilité qui perturbe profondément la similitude censée faire le lien entre le problème, l’énigme ou l’expérience de la traduction et celui ou celle de l’hospitalité. Autrement dit, la frontière qu’il faut supposer ouverte entre les deux problèmes et les deux expériences a été fermée et renfermée par cette idiomaticité irréductible ; rien ne peut la traverser vers un dedans, qui est un certain idiome. L’étranger reste extraneus, extramuros. Mais peut-être objecterait-on que cela n’est que l’effet de tout idiome qui, en tant justement qu’idiome, est intraduisible. Donc, ce que je viens d’appeler un symptôme indique plutôt une structure générale et la soi-disant perturbation n’est que la conséquence ordinaire et attendue de la différence des idiomes. Soit, mais une telle conséquence ordinaire est quand même extraordinairement troublante quand il s’ensuit que l’étranger ou l’étrangère, der oder die Fremde, ne peut être recueilli(e) qu’après avoir renoncé à son nom. A ce point-là, il ou elle n’est plus un étranger, une étrangère et la demande d’hospitalité est annulée. Voilà l’impasse de (la) traduction-hospitalité. Dans son séminaire sur l’hospitalité, Derrida pose ce problème ainsi :

La question de l’hospitalité commence là : devons-nous demander à l’étranger de nous comprendre, de parler notre langue, à tous les sens de ce terme, dans toutes ses extensions possibles, avant de et pour pouvoir l’accueillir chez nous ? S’il parlait déjà notre langue, avec tout ce que cela implique, si nous partagions déjà tout ce qui se partage avec une langue, l’étranger serait-il encore un étranger et pourrait-on parler à son sujet d’asile ou d’hospitalité[13] ?

Prenons un autre moment dans Geschlecht III où l’idiome de Heidegger ne fait pas seulement défi à la traduction, mais va jusqu’à troubler le sens même de tout sens qu’il y aurait à traduire. C’est le moment où Heidegger fait remonter le mot Sinn vers sa racine en haut vieil allemand, ce qui amène Derrida à remarquer :

Si le mot « sens » est un idiome, reconnaître que comme tout idiome il comporte l’intraduisibilité, c’est le concept même de traduction – et donc d’idiome – qui devient problématique puisqu’il repose au moins sur quelque consensus implicite quant au sens et quant au sens du mot « sens », quant à la traductibilité du sens et du sens de sens […][14].

Que « le concept même de traduction » devienne « problématique », cela n’a certainement rien qui pourrait inquiéter ou surprendre Derrida. Un idiome, celui de Heidegger ou de n’importe qui, est intraduisible, un point c’est tout. Pourtant, si le sens même de « sens » dépend d’un idiome propre à une seule langue, est-ce que cela ne restreint pas du même coup les limites de la traduisibilité à presque zéro ? « Sinn » fait-il alors sens seulement en allemand, sans admettre de traduction dans d’autres langues ?

Bien que cette expression, « faire sens », ne soit pas très idiomatique en français, elle est très répandue en anglais et an allemand. Il m’a paru pertinent d’en faire usage étant donnée la direction que prend la lecture de Derrida après avoir remarqué ce degré presque-zéro de traduisibilité. Car c’est bien le sens, au sens de direction, de chemin, que discerne Heidegger dans le mot Sinn une fois qu’il l’a fait remonter au haut vieil allemand, et même à l’indo-européen, où la racine set veut dire, a le sens de « chemin », c’est-à-dire Weg. Faisant sens de sens, de Sinn, Heidegger est engagé à faire ce que Derrida appelle une traduction dans l’allemand, entre un idiome et un autre, et c’est cela qui permet au lecteur de faire sens de ce qu’il dit, dans son idiome ou un autre. Rappelant l’opération autour de fremd, fram, Derrida observe :

Nous nous étions demandé quelles conséquences tirer de ce fait qu’un mot signifiant pour nous étranger ne signifiait pas vraiment étranger (extraneus) et avait un sens qui ne pouvait résonner que dans les frontières d’une langue. Si nous pouvons le traduire, comme nous allons néanmoins traduire sinnan, c’est que l’Erörterung de Heidegger, tout en se tenant ou en revenant vers le lieu d’origine, opère déjà une traduction, à l’intérieur de l’allemand, des allemands de différents âges, de différentes générations […]. Heidegger opère déjà une sorte de va-et-vient traducteur, germano-germain. Et c’est ce va-et-vient, son explication en allemand moderne ou courant de ce que le haut vieil allemand voulait dire qui nous permet de traduire en français et de parler comme je le fais[15].

Ainsi, l’intraduisible est, dans un sens, traduisible parce que le langage source traduit déjà son idiomaticité dans un langage partagé et une langue divisée entre plus d’un/e. L’original est une traduction, donc il est traduisible, ou du moins lisible. Il fait sens.

Si je souligne cette expression peu idiomatique en français, c’est parce qu’elle résonne avec l’aveu que fait Derrida dans une parenthèse ou un excursus juste après ce développement à propos de l’intraduisibilité traduisible de Sinn. Il y professe ce qui « [l’]intéresse le plus, peut-être, dans la lecture de ce texte ». Cet intérêt peut se résumer dans la question : « Que fait Heidegger[16] ? » C’est la question que Derrida pose souvent aux œuvres littéraires ou poétiques, ceux de Mallarmé, Ponge, Genet, Cixous, mais aussi du Freud d’Au-delà du principe du plaisir, de Nietzsche, et sans doute de toute œuvre qui porte une signature. Car l’une des choses principales que fait Heidegger, selon Derrida, c’est qu’il signe, non pas simplement en apposant sa signature au texte, mais en forgeant ce texte, en le faisant comme signature. À cet égard, le passage par l’intraduisibilité traduisible de Sinn est exemplaire du sens « fait » par ou comme signature de Heidegger. Voici, donc, ce passage où Heidegger fait sens de, traduit Sinn, sinnan. Derrida redemande « Alors que veut dire sinnan ? » avant de citer la réponse de Heidegger :

“‘Sinnan bedeutet ursprünglich […] reisen, streben nach… (voyager, tendre vers… [points de suspension])” et Heidegger ajoute encore un équivalent, “eine Richtung einschlagen […] Richtung einschlagen, c’est ouvrir d’un coup ou imprimer une direction.

Donc, Derrida donne des traductions possibles de l’expression idiomatique, et ajoute qu’einschlagen peut avoir beaucoup de sens et d’usages mais « on y retrouve toujours cette force du coup par lequel on engage ou s’engage ». Ainsi, à la question « que veut dire sinnan ? », la réponse est : « eine Richtung einschlagen : s’engager d’un coup dans une direction, dans un sens au sens du chemin ». Mais si ce passage est ce que j’ai appelé « exemplaire », c’est parce que la traduction faite par Heidegger se fait le double d’une description de ce qu’il est en train de faire ici même, selon les traits que discerne Derrida quand il demande ce que fait Heidegger. « Il parle, je ne dirai pas de lui, Martin Heidegger, mais assurément de sa propre démarche […] il parle de lui en parlant de l’autre.[17] »

C’est comme si Heidegger frappait sa signature de sens. Il signe le sens ou en tant que sens, le sens qu’il fait. Plus loin, Derrida va interroger encore une fois cette signature frappante, le Schlag que Heidegger imprime à sa lecture de Trakl. À propos de la phrase tautologique « der Schlag schlägt » (qui a l’effet du dédoublement que j’ai signalé), Derrida demande : « Que fait donc ce coup, cette frappe ? » Il est donc, encore une fois, une question de faire.

La frappe, contrairement à ce qu’on pourrait spontanément imaginer, ne vient pas signer ou sceller, si une signature ou un sceau ferment, concluent, contiennent. Ici la frappe est au contraire une ouverture et un frayage, sa violence ou du moins sa force s’exercent comme la percée d’un chemin, le frayage, c’est-à-dire la fracture, l’effraction […].[18]

Le passage que Derrida est en train de lire ici intervient vers la toute fin du texte de Heidegger, là où on appose une signature au sens conventionnel. Ces quelques lignes renchérissent sur la syntaxe de « Der Schlag schlägt » tout en tournant autour du vers de Trakl « Ein Geschlecht » issu du poème « Abendländisches Lied », le vers que Derrida a appelé l’aimant de tous ses Geschlechter[19]; ces lignes contiennent aussi la seule répétition dans le texte de Heidegger du mot « einschlagen » provenant du syntagme-signature « eine Richtung einschlagen ». Derrida isole ici ce dernier mot comme la marque de l’idiome intraduisible : « Le coup ouvre en tout cas le chemin, il ne fixe pas dans une empreinte ou un type. Et cela ne peut se dire que dans l’idiome qui signe tout ce discours (Schlag et expression idiomatique qui l’associe à Weg : intraduisible)[20]. »

Tout en traçant cet idiome intraduisible à travers le séminaire, Derrida aussi le traduit à sa manière. Cette « manière » est évoquée dans une note de ce que l’équipe qui a établi Geschlecht III appelle la « Version intermédiaire » du texte. Dans cette note, après avoir reconnu sa dette envers la traduction de l’essai de Heidegger par Jean Beaufret publiée initialement en 1958, Derrida annonce qu’il s’en écartera souvent, et même qu’il prendra ses distances avec l’idée même ou l’idéal de la traduction[21] :

Il nous faudra plutôt multiplier les esquisses, harceler le mot allemand et l’analyser selon plusieurs vagues de touches, caresses ou coups. Une traduction, au sens courant de ce qui est publié sous ce nom, ne peut pas se le permettre. Mais nous avons au contraire le devoir de le faire chaque fois que le calcul du mot à mot, un mot pour un autre, c’est-à-dire l’idéal conventionnel de la traduction, sera mis au défi. Il serait d’ailleurs légitime, apparemment trivial mais en vérité essentiel de tenir ce texte sur Trakl pour une situation (Erörterung) de ce que nous appelons traduire[22].

Ces remarques sur la traduction m’amènent à faire deux observations. Premièrement, on reconnaît facilement dans cette image de « plusieurs vagues de touches, caresses ou coups » bien des moments dans le séminaire où Derrida surimprime sa traduction sur celle publiée dans Acheminement vers la parole[23]. Bien que ce soit surtout l’idiome intraduisible de Geschlecht, Schlag, einschlagen, etc., qui est touché, caressé ou frappé à ces moments-là, Derrida multiplie en fait les traductions alternatives chaque fois qu’il cite le texte de Heidegger, c’est-à-dire presque à chaque page. Le résultat, c’est quelque chose comme une version hypertexte virtuelle de la traduction originale, avec des liens qui mènent à des centaines de mots et d’expressions. J’ai même eu brièvement la fantaisie d’essayer de réaliser cette version hypertexte. L’idée aurait été de montrer à quel point Derrida persiste à traduire l’idiome qu’il désigne néanmoins comme intraduisible. Mais il l’est, bien sûr, seulement selon cet « idéal conventionnel de traduction » dont on ne peut pas se passer. Imaginez qu’on l’abandonne pour le remplacer par des versions hypertextes, par exemple, qui multiplieraient les plis entre les deux langues. Ou bien, pourquoi pas, par des « wikis » de traduction revus sans fin par quiconque croit en avoir la compétence. Or, ce qui fera toujours dérailler cette fantaisie, ce n’est pas seulement quelque idéal de traduction mais l’attente mise en place par l’œuvre à traduire, c’est-à-dire, par la croyance partagée que c’est bien une œuvre et qu’il faut la traduire comme telle, dans son intégrité, avec une multiplicité enveloppée qui ne la décompose pas, mais au contraire la constitue comme l’œuvre intraduisible qu’elle est. C’est chaque fois l’œuvre qui fait appel à la traduction tandis que son idiomaticité la rend impossible par la mesure conventionnelle et idéale d’un mot pour un mot.

Une deuxième observation porte sur la fin du passage que je viens de citer, où Derrida affirme qu’il serait légitime « de tenir ce texte sur Trakl pour une situation (Erörterung) de ce que nous appelons traduire ». Cela ressemble bien à la formule de « Geschlecht I » avec laquelle j’ai commencé, à savoir que « la pensée du Geschlecht et la pensée de la traduction sont essentiellement la même ».  Si l’on prend au sérieux ces deux affirmations, elles soulignent, prises ensemble, le fait que, quoi qu’ils fassent par ailleurs, le texte de Heidegger pas moins que le texte de Derrida sont en train de situer, de penser la traduction ; ils traduisent. La traduction, c’est le programme qui fonctionne toujours en arrière-plan, et qui reste ouvert en permanence. Mais j’y entends aussi un alignement de la traduction avec quelque chose comme un enjeu ou ce qui est en jeu dans ces deux textes. Comment la traduction serait-elle un enjeu, en jeu ? Qu’est-ce que cela pourrait vouloir dire ?

De telles questions pourraient conduire à examiner un point, plus loin dans le séminaire, où Derrida discerne des fils nationalistes dans le texte de Heidegger tissés dans le Gespräch avec le Gedict du poète, ce qui ne peut se faire, apparemment, que dans une seule langue, l’allemand. Dans cette figure de l’unicité et du caractère unique d’une seule langue qui exclut toute autre, la condition de plus-d’une-langue, la condition de la traduction, ne serait-elle pas mise en jeu ?

« Dis-moi ce que tu penses de la traduction, et je te dirai qui tu es », écrit Heidegger dans son séminaire sur « Der Ister » de Hölderlin[24]. Cette phrase célèbre est la dernière d’une brève section intitulée « Une remarque concernant la traduction », qui vient interrompre la traduction que fait alors Heidegger de l’ode chorale de l’Antigone de Sophocle. Or, imaginez qu’à cette offre d’échange — dis-moi et je te dirai — vous répondiez que vous pensez que la « traduction », c’est surtout un nom pas si propre pour ce qu’on appelle aussi la lecture, l’interprétation, le commentaire, la paraphrase, l’écriture, la parole à, et l’écoute de l’autre, et tant d’autres actes et événements encore, verbaux et non-verbaux, parce qu’une telle extension de l’idée de traduction au-delà du langage « propre » est nécessairement impliquée dans cette pensée. Si vous avez répondu que c’est ça en somme que vous pensez de la traduction, est-ce que le professeur (car rappelons qu’il s’agit d’un séminaire) se moquerait de vous et vous enverrait promener ? Si oui, alors vous saurez qu’il voulait dire la traduction « au sens propre » ou « à proprement parler » et que, au fond, cette notion du propre est la clé de ce que lui, en tout cas, pense de la traduction.

Et pourtant, tout aussi évidemment, ce n’est pas si simple, car ces pages du séminaire « Der Ister » disent clairement que « tout traduire doit être un interpréter » et ajoute qu’« en même temps le contraire est vrai aussi : toute interprétation et tout ce qui lui sert est un traduire. Dans ce cas, traduire ne se porte pas seulement entre deux langues, mais il y a du traduire dans une seule et même langue[25] ». Alors traduire, c’est aussi interpréter et vice versa, l’un étant le sens proprement impropre de l’autre. Remarquez, néanmoins, que cette concession d’un sens non-propre ne va pas au-delà des limites d’« une seule et même langue » – ce que Heidegger appelle ici interpréter, et ce que Roman Jakobson appellerait la traduction intralinguistique, ou « rewording »[26]. Cela nous rappelle cette dimension que Derrida identifie comme la traduction germano-germaine que Heidegger entreprend sur le texte de Trakl quand il traduit entre le haut vieil allemand et l’allemand moderne. Autrement dit (c’est-à-dire, je traduis, je transpose, j’interprète, je paraphrase), le sens de traduire/interpréter reste relativement bien limité entre deux langues supposées distinctes, ou bien à l’intérieur d’une langue supposée « une seule et même ». Le trait du propre est ainsi préservé, sauvegardé contre toute prolifération ou dissémination qui risquerait de perdre la trace du trait, le dispersant au-delà de toute récupération possible. C’est ce risque qui est en jeu dans l’alternative que Derrida attribue à Heidegger entre, d’une part, « une polysémie rassemblée ou rassemblante dans l’unité de ton du Gedicht […] et d’autre part une dispersion négligée, floue, sans lieu en somme, celle de l’indétermination du n’importe quoi, de la multiplicité irréductible des tons et du sens », bref, celle d’une dissémination. Ce que conteste Derrida, c’est l’intimation de Heidegger selon laquelle, « [i]l ne peut pas y avoir de pensée ou d’écriture poétique rigoureuse de la dissémination »[27].

Mais une autre portée de ce qui est en jeu se donne à lire (et à traduire) ici. À un certain moment de la douzième séance, Derrida interroge la figure du retour, Heimkehr ou Heimkunft, dans son lien au thème du séminaire, « Nationalité et nationalisme philosophiques ». C’est, remarque-t-il, une figure double qui peut tracer la ligne aussi bien d’un cercle que celle, toute droite, d’un voyage.

Ce retour comme ressourcement peut être celui du repli ou celui de la préparation pour un nouveau matin ou un nouveau bond. La ligne de ce cercle nationaliste peut d’ailleurs, et ce n’est pas contradictoire, et nous en avons aussi le modèle dans l’autre forme de chemin que décrit ici Heidegger, peut composer ou alterner avec une autre ligne, celle du voyage, de chemin ouvert vers l’aventure, du frayage, de ce qui frappe d’ouverture une nouvelle via rupta, une nouvelle route pour un nouvel habitat, et là, dans la dépendance ou la mouvance de cette autre ligne, nous avons, au lieu du repli nostalgique vers l’habitat originaire, l’expansion coloniale, l’avenir comme aventure de la culture ou de la colonisation, de l’habitat cultivé et colonisé à partir de nouvelles routes[28].

Or, cette brève évocation de la colonisation et du colonialisme trouve un écho intéressant dans « Des tours de Babel », un essai que Derrida publia la première fois en 1985, la même année que le séminaire dont provient Geschlecht III. Principalement une lecture du célèbre texte « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin, « Des tours de Babel » s’ouvre pourtant par une exégèse très déconstructrice du récit de Babel dans la Genèse. Je qualifie cette lecture de « très déconstructrice » parce qu’il s’y agit d’une histoire de la déconstruction de Dieu, pas moins que ça, et dans les deux sens du génitif. Or, l’écho avec Geschlecht III arrive vers la fin de cette interprétation du récit biblique, qui est bien sûr aussi une traduction. Je cite assez longuement :

En cherchant à « se faire un nom », à fonder à la fois une langue universelle et une généalogie unique, les Sémites veulent mettre à la raison le monde, et cette raison peut signifier simultanément une violence coloniale (puisqu’ils universaliseraient ainsi leur idiome) et une transparence pacifique de la communauté humaine. Inversement, quand Dieu leur impose et oppose son nom, il rompt la transparence rationnelle mais interrompt aussi la violence coloniale ou l’impérialisme linguistique. Il les destine à la traduction, il les assujettit à la loi d’une traduction nécessaire et impossible ; du coup de son nom propre traduisible-intraduisible il délivre une raison universelle (celle-ci ne sera plus soumise à l’empire d’une nation particulière) mais il en limite simultanément l’universalité même : transparence interdite, univocité impossible[29].

Cette référence à la violence coloniale est très forte, mais aussi un peu curieuse car, comme on vient de le lire, la marque de cette violence est censée être l’universalisation de leur idiome par les Sémites. Or, le récit de la construction et déconstruction de la tour dans la Genèse, que Derrida a cité auparavant, commence ainsi : « Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots » (Gen. 11 : 1). Selon le mythe, donc, il y avait déjà une seule langue, universelle, et c’est la raison pour laquelle l’imposition d’une confusion des langues par Dieu était un châtiment. Mais c’est aussi pourquoi l’évocation par Derrida de la violence coloniale comme universalisation d’un idiome est étrange. À moins que par là il veuille indiquer un fil contradictoire dans l’histoire biblique, qui la trahit comme fabulation mythique. Car avant de poser que « toute la terre avait une seule langue », dans le chapitre précédent qui trace « les générations des fils de Noah, Shem, Ham, etc. » après le déluge, le livre de la Genèse fait au moins deux mentions de langues ou de lèvres multiples alors que ces descendants se répandent sur la terre, par exemple : « Voici les fils de Shem pour leurs clans, pour leurs langues, dans leurs terres, pour leurs nations » (Gen. 10:31 ; je souligne). Derrida cite ce vers dans son résumé de l’histoire, bien qu’il n’attire pas l’attention sur la contradiction entre cette allusion à la pluralité des langues et l’universalité d’un seul langage, une seule parole qui, selon le mythe, régnait avant la déconstruction de Dieu et l’imposition de son nom, Babel.

Sans doute l’écho est-il assez faible entre ces deux moments, dans ces textes contemporains mais à part ça bien distants. Si je me suis aventurée quand même à le donner à entendre, c’est parce que, depuis le haut de ces tours de Babel, on peut voir un terrain où s’alignent ou se surimposent les préoccupations centrales, d’une part, de Geschlecht dans son intraduisibilité essentielle et, d’autre part, la traduction comme tâche nécessaire et impossible imposée par la déconstruction de l’univocité et la dissémination ou dishemination des nations. Selon Derrida, la déconstruction de la tour par Dieu est « le coup de son nom propre traduisible-intraduisible ». Il frappe l’homme de son nom, Babel, et tel coup ou frappe en vient à être appelé Schlag dans une autre langue, et dans la nation ou le peuple ainsi frappé d’un Geschlecht. Est-ce le même coup ? L’un disperse et dissémine les langues, pluralisant le sens sans limite ; l’autre limite la dissémination dans la polysémie rassemblée d’une Mehrdeutigkeit. L’un impose la traduction impossible entre des langues sans nombre ; l’autre ouvre et fraye le chemin, Weg, de la traduction interne ou de l’interprétation dans « une seule et même langue », le Gespräch entre le poète et le penseur. Autrement dit, c’est comme si la dispersion babélienne qui suivait le premier coup pouvait se laisser rappeler chez soi par l’autre coup pour être rassemblée encore dans une même langue.

Coup pour coup, c’est aussi un mot pour un autre, car un autre aura toujours le dernier mot.

___________________________

[1] Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990.

[2] Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon, » La Dissémination, Paris, Galilée, 1972, p. 80.

[3] Jacques Derrida, Introduction à l’Origine de la géométrie, Paris, Presses Universitaires de France, 1962, p. 214.

[4] J. Derrida, Introduction, op. cit., p. 75.

[5] Ibid., p. 77.

[6] Jacques Derrida, « Geschlecht I. Différence sexuelle, différence ontologique », Psyché. Inventions de l’autre, II, Paris, Galilée, 1987-2o03, p. 24.

[7] Jacques Derrida, Schibboleth. Pour Paul Celan, Paris, Galilée, 1986, p. 116.

[8] Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993, p. 23.

[9] Jacques Derrida, « Hostipitalité », séminaire 1995-1996, inédit, séance 1, p. 3.

[10] Ibid., séance 1, p. 7.

[11] Ibid., séance 1, p. 16.

[12] Jacques Derrida, Geschlecht III. Sexe, race, nation, humanité, édition établie par Geoffrey Bennington, Katie Chenoweth et Rodrigo Therezo, Paris, Éditions du Seuil, 2018, p. 59.

[13] J. Derrida, « Hostipitalité I », op. cit., séance 4, p. 5.

[14] J. Derrida, Geschlecht III, op. cit., p. 60.

[15] Ibid., p. 85.

[16] Ibid., p. 86.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 150.

[19] Voir la première note de « Geschlecht I », op. cit., p. 15 où Derrida signale « la marque du mot (« Geschlecht ») dans laquelle […] Heidegger remarquera l’empreinte du coup ou de la frappe (Schlag). Il le fera dans un texte dont nous ne parlerons pas ici mais vers lequel cette lecture se poursuivra, par lequel je la sais déjà aimantée […] ».

[20] Ibid.

[21] À propos de cet idéal conventionnel, voir aussi Jacques Derrida, « Qu’est-ce qu’une traduction “relevante”? », L’Herne, Paris, Éditions de l’Herne, 2004, p. 565 : « depuis quelques siècles à peine, une traduction dite littérale […] se donne pour loi ou pour idéal, même s’il reste inaccessible, […] de rester néanmoins aussi près que possible de l’équivalence du “un mot par un mot” […] ».

[22] J. Derrida, Geschlecht III, op. cit., p. 36, note 1.

[23] Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, trad. fr. Jean Beaufret et al., Paris, Gallimard, 1976.

[24] Martin Heidegger, Holderlins Hymne « Der Ister », Gesamtausgabe, vol. 53, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1984, p. 76 ; je traduis.

[25] Ibid., p. 75.

[26] Roman Jakobson, « On Linguistic Aspects of Translation », On Translation, Ed. Reuben Brower, Cambridge, Harvard University Press, 1959.

[27] J. Derrida, Geschlecht III, op. cit., p. 97.

[28] Ibid., 152-153.

[29] Jacques Derrida, « Des tours de Babel », Psyché. Inventions de l’autre, II, Paris, Galilée, 1987-2003, p. 211.