N°2 – Traduire Derrida aujourd’hui

Editorial, Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.


SOMMAIRE


EDITORIAL

Le deuxième numéro de la revue ITER explore les enjeux de la réception de Jacques Derrida à l’étranger, ce qui implique aussi de se confronter à la tâche de le traduire. Les réflexions de Derrida lui-même sur le concept et la pratique de la traduction sont bien connues, comme les nombreux défis qu’il aura lancés à ses traducteurs : des notions telles que « différance », « animot » ou « mondialatinisation », pour n’en citer que trois des plus célèbres, défient tout effort de traduction qui porterait le fantasme de « laisser tomber le corps » du signifiant (cf. L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p. 312). A l’« intérieur » même de la langue française, les textes de Derrida restent souvent intraduisibles. Dès lors, leurs traductions en d’autres langues posent des problèmes qui sont autant de chances pour la pensée.

Pour ce numéro, nous avons interrogé les traducteurs et traductrices de Derrida au sujet des stratégies qu’ils ou elles ont dû mettre en place pour rendre compte des partages et des limites que Derrida n’a jamais cessé d’explorer au sein de la langue française elle-même. Les traducteurs et traductrices doivent-ils privilégier la rigueur philologique, ou l’interprétation active des textes ? La restitution littérale ou l’invention supplémentaire suivant la veine derridienne ? Beaucoup d’autres questions accompagnent la réflexion des traducteurs et traductrices dont les textes ont été réunis ici. Pourquoi traduire Derrida ? Veut-on rendre son corpus accessible au plus grand nombre ? Ou bien s’adresse-t-on en priorité à la communauté des philosophes ? Quels sont les enjeux éditoriaux, économiques ou institutionnels qui conditionnent l’accès à la pensée de Derrida dans d’autres langues ? Quels rôles jouent les concepts disponibles ou les débats actuels dans les choix terminologiques ou stylistiques du traducteur ou de la traductrice ?

Le numéro s’ouvre avec deux textes de Derrida lui-même que nous avons le plaisir de publier pour la première fois en français. Le premier texte, entièrement inédit, a été localisé et retranscrit par Thomas Clément Mercier. Il s’agit d’un discours prononcé par Derrida à l’ouverture du colloque franco-indien « Traditions-Transferts-Traductions », organisé au Collège International de Philosophie en octobre 1985. Ce texte écrit en français, puis traduit et lu en anglais, porte sur une certaine violence de la traduction. Il analyse les enjeux politico-historiques qui se dissimulent derrière la « langue de l’hospitalité » (l’anglais ayant été la langue du colloque), ainsi que les enjeux philosophiques qui font que, pour désigner et définir conceptuellement la pratique de la traduction, on doit recourir au préfixe latin « tra- », qui reste lui-même à traduire.

Le deuxième texte que nous présentons est inédit en français. Il s’agit d’un entretien très riche, qui a été réalisé à l’occasion de la traduction chinoise de L’écriture et la différence. Sa traductrice, Laure Zhang, interroge Derrida à propos de ce texte, de son contexte et de la manière dont il le perçoit en 2000, plus de trente ans après sa parution en français. À le parcourir, il apparaît que la question de la traduction est devenue centrale pour Derrida, et que son écriture intraduisible se manifeste après coup comme une façon de destiner son texte aux lecteurs non-francophones. En effet, son style aura toujours impliqué de « savoir cultiver l’idiome de façon non-nationaliste ». La traduction est une chance pour la déconstruction, ce qui paraît être spécialement le cas en Chine, dont la langue et l’écriture ont été un objet de grande curiosité dans les premiers écrits de Derrida.

Le monde anglophone a produit le plus grand nombre de traductions de Derrida, et le philosophe lui-même a engagé tout au long de sa vie un dialogue particulièrement étroit avec ceux et celles qui l’ont traduit en anglais. Trois d’entre eux partagent avec nous l’expérience de leur corps à corps avec le texte de Derrida. L’article de Pascale-Anne Brault s’ouvre sur l’aveu de sa difficulté à traduire Derrida après sa mort, le philosophe ayant été pour elle le premier destinataire de ses traductions. Sa disparition aura interrompu le dialogue avec ses traducteurs et traductrices, mettant un terme aux défis qu’il leur lançait, aux chances qui se créaient dans leurs échanges, et que Brault évoque en égrenant les titres des textes qu’elle a traduits, toujours en collaboration avec Michael Naas. Elle nous fait mesurer comment la pensée de la traduction elle-même doit faire le deuil de Jacques Derrida.

De son côté, Peggy Kamuf consacre son texte à une lecture de Geschlecht III en vue de repenser avec Derrida le problème de l’intraduisible que Heidegger investit dans la poésie de George Trakl. Kamuf analyse comment une pensée de l’intraduisible appelle au respect de la dissémination de la langue. Quant à Michael Naas, il engage un commentaire de « Qu’est-ce que la poésie ? », texte dans lequel Derrida propose précisément une définition de la poésie comme résistance à la question « qu’est-ce que… ? ». Cette résistance du texte est en même temps sa résistance à la traduction. Naas l’illustre avec la métaphore derridienne du hérisson, ce petit animal tourné vers soi comme vers l’autre, modeste, discret et proche de la terre, vulnérable, mais aussi plein d’épines – tout comme le texte à traduire.

La traduction de Derrida vers des langues slaves occupe une grande partie de ce numéro et nous offre de découvrir la singularité des enjeux de la réception de la déconstruction en Europe de l’Est. Dans son texte, Natalia S. Avtonomova étudie les efforts des traducteurs russes de Derrida à l’ère post-soviétique. À l’époque soviétique, la philosophie occidentale contemporaine, peu traduite, était pratiquement absente des débats intellectuels. Cela aura inévitablement marqué la réception de Derrida. Avtonomova partage avec nous son expérience de traductrice de De la grammatologie, et détaille la manière dont elle a traduit les termes fondamentaux du texte par référence au contexte historique, théorique et linguistique des lecteurs russes.

L’article de Barbara Brzezicka se concentre sur une difficulté spécifique, celle de rendre en polonais la traduction derridienne d’« Aufhebung » par « relève ». Elle nous explique que le polonais possède un grand nombre de « doublets » terminologiques, et qu’il permet d’expliciter la polysémie française par un ensemble d’équivalents. Brzezicka met en lumière la manière dont les Polonais ont dû surmonter ce type de difficultés pour traduire Derrida depuis les années 1990.

Quant à lui, Josef Fulka – philosophe, écrivain et traducteur reconnu du français vers le tchèque – nous invite à découvrir les interprétations de Derrida dans le contexte de la pensée tchèque, ainsi que les différentes traductions qui ont été faites de ses écrits. L’article analyse les ouvrages consacrés à Derrida par son principal traducteur Miroslav Petříček, notamment La majesté de la loi, que Fulka nous propose de lire comme un dialogue entre philosophie et littérature, et même comme un exemple de pensée déconstructive.

Enfin, Darin Tenev décrit les spécificités de la traduction de Derrida en Bulgarie, comme par exemple le fait qu’aucun texte n’y a été traduit avant les années 1990 en raison de l’influence puissante du structuralisme (notamment celles de Tzvetan Todorov et de Julia Kristeva) et de la théorie littéraire de Mikhail Bakhtin. Tenev l’illustre en décrivant les tâtonnements qui ont lieu au moment de traduire le mot « différance » et la manière dont les choix de traduction déterminent sa propre écriture et sa pratique de la déconstruction.

Les langues romanes, si étroitement apparentées avec le français, font l’objet de réflexions qui portent justement sur la familiarité, la propriété ou l’appartenance. Les traducteurs catalans du Monolinguisme de l’autre, Felip Martí-Jufresa et Antoni Mora, proposent une postface à plusieurs voix qui pointe et met en cause l’acte d’appropriation qu’on rencontre dans des expressions telles que « cette langue est ma langue ». En tenant compte de la formule de Derrida « je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne », les auteurs se demandent comment, en pensant ce rapport à la langue, il déconstruit la notion de propriété.

Indissociablement lié à ces questions, le problème de la « relève » (de l’à-traduire) de l’intraduisible revient dans le texte que Cristina de Peretti consacre à sa propre expérience en tant que traductrice de Derrida vers l’espagnol. Le problème trouve une réponse très singulière dans la traduction-réinvention de Glas, tâche menée à bien par un travail en équipe s’étalant sur plusieurs années. Quant à Carla Rodrigues, traductrice brésilienne de Derrida, elle revient sur plusieurs concepts (« relève », « différance », « hantologie », etc.) afin de réfléchir aux choix faits par ses traducteurs lusophones et d’analyser à partir du contexte brésilien le sens qu’a pris la réflexion derridienne sur la traduction.

Dans le déroulé de cet éditorial, nous avons choisi de suivre le fil des familles linguistiques (anglais, langues slaves, langues romanes), alors que tous les articles que nous publions mettent au jour comment la traduction déconstruit toute apparence de familiarité. Ne faisant pas partie de la grande famille (des langues indo-européennes), le turc et le japonais ont également su accueillir le texte de Derrida, comme nous le montrent Zeynep Direk et Yuji Nishiyama. 

Dans son texte, Direk nous fait découvrir le contexte intellectuel qui a marqué la réception de Derrida en turc. En l’absence d’une tradition de réception des sources de Derrida, la traductrice a dû par exemple proposer une traduction des termes de Heidegger, tout en négociant avec la résistance des lecteurs à accepter les mots de Derrida, ainsi que son style. La situation décrite par Direk contraste avec celle du Japon, où les pensées française et allemande ont été massivement et très tôt traduites. Dans son article, Nishiyama analyse le rapport très particulier que Derrida a établi avec la culture japonaise. Comme tant d’autres penseurs français tels que Lévi-Strauss, Barthes, Foucault ou Lyotard, Derrida y a été invité à plusieurs reprises, et cette civilisation, qu’il décrit dans De la grammatologie comme « se développant en dehors de tout logocentrisme » (cf. Seuil, 1967, p. 138), l’aura inspiré à chaque visite.

Nous tenons à remercier Laurie Haffas, Elias Jabre, Chantal Klein, Elise Lamy-Rested et Thomas Clément Mercier pour leur travail de relecture, ainsi que tous les membres du comité éditorial pour leur aide dans toutes les étapes de l’élaboration de ce numéro. Nous remercions aussi Pierre Alferi et Jean Derrida pour nous avoir autorisé à publier les textes inédits de Jacques Derrida.

Ce numéro est dédié à la mémoire de Marguerite Derrida.

Héctor G. Castaño, Alžbeta Kuchtová, Yuji Nishiyama
Co-rédacteurs : Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER N°2


Source Image : Jacques Derrida, Qu’est-ce qu’une traduction relevante ?, Paris: Carnets de l’Herne, 2005