FELIP MARTÍ-JUFRESA et ANTONI MORA – Postface polyphonique au Monolinguisme de l’autre

Felip MARTÍ-JUFRESA et ANTONI MORA , « Postface polyphonique au Monolinguisme de l’autre », Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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Nous proposons ici une version écourtée d’un texte écrit d’abord comme introduction à la traduction catalane du livre de Jacques Derrida El monolingüisme de l’altre (Barcelona, Universitat de Barcelona, 2017). Cette introduction aurait paru avec cette traduction si les éditions Galilée n’avaient pas refusé d’octroyer les droits de traduction si un autre écrit était ajouté à côté du texte derridien. Il paraîtra finalement comme petit livre ayant pour titre Rere la traducció aux Presses de la Universitat de Barcelona dans les semaines à venir.

« S’il est vrai qu’il y a (dans la langue chinoise) un caractère d’écriture indiquant à la fois “homme” et “deux”, il est facile de reconnaître dans l’homme celui qui est toujours soi et l’autre, la dualité heureuse du dialogue et la possibilité de la communication. Mais il est moins facile, plus important peut-être de penser “homme”, c’est-à-dire aussi “deux” comme l’écart auquel manque l’unité. »

Maurice Blanchot (Le pas au-delà)

LE CONCEPT DE PROPRIÉTÉ

– Qu’on ait du mal à dire d’une langue qu’elle est la mienne, cela peut vouloir dire avant tout ceci : qu’elle n’a rien à voir avec l’achat et la vente, qu’elle n’est pas une marchandise. Entendons-nous bien : une langue en tant que telle. Je peux, bien sûr, transformer mes connaissances d’une langue en marchandise : il y a un marché des langues comme il y a un marché des langues… de bœuf. Mais une langue en tant que telle, je ne peux ni l’acheter ni la vendre, ni réclamer un loyer, par exemple, à tous ceux qui désirent l’utiliser, ni en interdire l’usage à tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas en payer le prix, ni traîner en justice les mauvais payeurs.

– J’ai déjà des sueurs froides en pensant que cela puisse devenir un jour une réalité.

– Tu te l’imagines – « imagine-le, figure-toi quelqu’un qui posséderait le français. Ce qui s’appelle le français »… – imagines-tu ce cauchemar ? On pourrait l’intituler La privatisation des langues.

– J’imagine à quel point la privatisation de la terre a pu paraître une fantaisie pareille aux yeux de collectifs humains passés. Et pourtant… nous sommes la réalisation de ce cauchemar.

– Les langues auraient donc, effectivement, un propriétaire (ou un ensemble de propriétaires, les actionnaires d’une langue…). On pourrait dire, littéralement, sans métaphores ni violences conceptuelles d’aucune sorte, « Salut, bonsoir, je vous présente ma langue. Elle vous plaît ? Vous en voulez ? Car si vous voulez me saluer ou m’envoyer me faire voir dans ma langue, vous devrez me payer une certaine somme par mot ou bien louer l’ensemble de la langue pendant un certain temps. Il faut vous dire que la deuxième option est bien plus économique. Tenez, ce mois-ci j’ai des offres incroyables : « pour le même prix de location de la langue en horaire nocturne, nous vous offrons une heure de service en horaire de pointe, de 9 à 10 du matin ou de 6 à 7 le soir », ou encore, « ma langue, c’est celle-ci. Oui, oui, celle-ci, celle avec laquelle je vous adresse la parole. Et si vous voulez l’employer… il vous faudra passer à la caisse, à la Caisse d’Épargne, pour tout vous dire ». Caisse d’Épargne ou mieux encore Société Générale se serait appropriée le français – te rappelles-tu de cette vieille histoire de l’accumulation primitive de capital ? Mais si, voyons, le monsieur à la barbe grise… d’après qui tout capital à la base renvoie d’une façon ou d’une autre à un acte d’appropriation pure et dure, extérieure au fonctionnement du marché lui-même, selon les règles duquel ce capital prétend ensuite être régi et se légitimer… –, Société Générale, disais-je, se serait appropriée le français, nous lui louerions l’utilisation de la langue avec des contrats mensuels ou par mot employé. Il y aurait des inspecteurs de langue équipés des technologies de télé-contrôle les plus sophistiquées qui en entendant une personne parler français soupçonnée d’employer la langue à l’œil pourraient lui demander ou lui télé-demander légalement ses papiers ou sa carte accréditant le paiement actualisé de la location.

– Nous pourrions introduire une version moins monopoliste de cette fiction, plus proche ainsi de ce que nous avons fait, par exemple, avec la terre. Dans cette version, la marchandise-langue serait divisée en plusieurs parts et mises sur le marché comme telles. Il n’y aurait pas besoin d’être propriétaire d’une langue en entier, nous pourrions ne posséder que les adjectifs ou une partie des adjectifs, les adverbes ou quelques prépositions, les noms ou, bien évidemment, les verbes qui feraient partie d’une des parcelles les plus valorisées et les plus recherchées. Il y aurait de nombreuses bagarres, de nombreux conflits entre les propriétaires pour décider si tel verbe nominalisé est à moi ou à toi ou si tel participe passé n’est plus qu’un adjectif ou pas, beaucoup de jurisprudence et même une branche du droit lui-même. Le cours des différentes entreprises propriétaires des ensembles ou sous-ensembles linguistiques pourrait être suivi à la bourse, et un jour, nous pourrions écouter à la radio ou lire sur internet que les adjectifs se sont effondrés et que les gens courent désespérés dans les rues en pensant que tout s’écroule.

– Je suppose que ceux qui se consacrent souvent, et donc avec plus de dextérité, à la création de fictions, à ces fictions que précisément nous appelons science-fiction, doivent déjà avoir laissé libre cours à cette possibilité et construit des scénarios, des arguments et des intrigues en tout genre autour d’elle. Si j’en connaissais une, je m’y référerais avec plaisir. Si tu en connais une, n’hésite pas à me le dire. Derrida, pour ce que j’en sais, ne fait pas référence à cette possibilité qui n’a jamais été effectuée ni mise en pratique, que je sache, par un collectif humain, quel qu’il soit. Pour l’instant, la langue (ou l’un de ses composants), en tant que telle, ne peut être à moi, ni à toi, ni à lui ou à elle, elle n’appartient à personne, il ne faut payer à personne des droits d’utilisation, tout le monde y entre et en sort, en ce sens, en toute liberté. Cela ne veut pas dire, comme je l’ai déjà dit, que pour y entrer, pour apprendre à y entrer, il n’y ait pas aux portes (difficiles à compter) de chaque langue un marché (foisonnant pour quelques-unes, indigent pour la majorité des autres) qui permette à un certain nombre de gens de « gagner leur vie », comme on dit.

– Mais Derrida ne souffle mot de tout ça. Quand il consacre ses efforts à penser et à expliquer pourquoi nous ne pouvons pas affirmer en toute propriété qu’une langue nous appartient, il n’est pas en train de penser à cette propriété, au concept moderne par excellence de propriété, à celui le plus lié à l’ontologie de la physique-mathématique, l’économie et le droit moderne.

– Il ne se réfère non plus au concept de propriété lié au simple usage que nous faisons des choses, à cette « valeur d’usage » dont parlait Karl Marx, car dans ce cas ses réflexions n’auraient aucun sens. S’il était en train de dire que nous ne pouvons pas dire en toute propriété « cette langue est ma langue » en un sens analogue à celui que nous présupposons lorsque nous disons, par exemple, en revenant des toilettes dans un bar « désolé, c’est ma chaise », ou lors d’un dîner avec plus ou moins de gens « pardon, mais c’est mon verre », alors ça n’aurait aucun sens qu’il nous dise que la langue française n’était pas la sienne étant donné qu’il affirme lui-même son monolinguisme. 

– Je te suis, oui, je veux dire d’accord, mais… je reprends ces derniers exemples si représentatifs que tu donnes. Dans un bar, je reviens à « notre » table et je m’assois à nouveau à cette chaise qui (n’) est (pas) ma chaise, il y a une personne qui converse, je lui dis, eh, ce verre (n’) est (pas) à moi. Plus tard nous quitterons ensemble le bar sans emporter ni la chaise, ni le verre que nous aurons utilisé. La langue, en tant que telle, n’est à personne. Quand on est jeune, on s’amuse, presque sans s’en rendre compte, en employant des tournures et des mots que « nos » aînés n’utilisent pas, mais au fur et à mesure que l’on vieillit soi-même, on voit comment les plus jeunes utilisent des mots et des tournures que l’on comprend parfaitement, mais que l’on n’emploie pas. Si on devient un vieux grincheux, on grommellera que ces jeunes l’emploient mal, cette langue que l’on a seulement et qui n’est pas à nous.

– En somme, il est donc clair que le concept de propriété à la fois présupposé et contesté par le motif qui ouvre et règle Le monolinguisme de l’autre (« je n’ai qu’une langue, mais ce n’est pas la mienne ») n’est ni le concept juridico-économique lié à l’invention de la propriété privée (mien est ce que je peux vendre légalement), ni le concept instrumental lié à l’usage, à l’habitude, à la coutume de faire ceci ou cela avec ceci ou cela, et au savoir que suppose et produit cet usage.

– Pour affirmer malgré sa maîtrise excellente de la langue française que cette langue n’est pas la sienne, Derrida doit présupposer le concept de propriété qu’il rejette par la suite. Or si la question était celle de démonter ce concept de propriété, et en le démontant de s’en débarrasser et étant donné que –tel que Rubert de Ventós nous le rappelle– « on ne surmonte que ce que l’on remplace », n’aurait-il pas été plus efficace d’affirmer justement que cette langue était sa langue bien qu’elle ne soit pas « la sienne » ? N’aurait-ce pas été une façon de mettre en marche d’emblée un concept altéré de propriété ? Qu’est-ce qui dans cette expérience oblige à concéder ce que l’on critique ?

– Pour pouvoir avancer dans cette direction, il faudrait se poser la question suivante : quel phénomène remplit les exigences du concept de propriété que Derrida présuppose et rejette dans son rapport à la langue française ? Y-a-t-il quelque chose avec laquelle Derrida aurait concédé sans objections ce rapport de propriété qu’il n’a établi que négativement avec la langue (non) sienne ? Si établir ce rapport avec la langue est, toujours, hors de propos, tout en en constituant, toujours, négativement l’expérience, alors avec quoi Derrida aurait-il admis la justesse ou l’adéquation de ce rapport ? Savons-nous ce qu’il pensait de l’expression « ma vie » ou « mon existence » ? Pouvons-nous en tirer des conclusions en suivant la logique du Monolinguisme de l’autre ?

– Qu’aurait-il pensé de la phrase suivante, totalement tautologique, de Lluís Maria Xirinacs : « Ma vie est à moi » ? Devrions-nous opposer à cette déclaration de propriété une sorte de phrase qui essaierait de cloner le motif principal du Monolinguisme ? Ça ferait à peu près comme ça : « Oui, je n’ai qu’une vie, mais, ce n’est pas la mienne » ou, un peu plus variée, « Ma vie n’est pas à moi, bien que ce soit la seule que j’aie ». Le rapport de chacun à la vie peut-il être un modèle pour penser le concept de propriété que Derrida présuppose négativement dans son expérience de la langue en général ? Ou devons-nous plutôt penser que l’expérience derridienne de la langue est un modèle de vie, une façon de vivre le rapport aux choses et que, par conséquent, rien, aucun contenu d’expérience ne peut être proprement qualifié de mien ? L’expérience de la langue en général que Derrida décrit dans ce texte serait un modèle de l’expérience en général, un modèle pour penser une expérience de l’expérience en général. Quel est le nom et la tradition de cette expérience de l’expérience ?

– N’a-t-on pas appelé theoria cette façon d’avoir affaire à quoi que ce soit ? Et ironie ou scepticisme à « l’exercice spirituel », à la méthode pour atteindre cette position ou attitude ?

­– Écoute ce que Vincent Descombes nous dit du scepticisme (Le raisonnement de l’ours, Seuil, Paris, 2007, p.75) :

« Dans les classes de philosophie, on se représente volontiers le scepticisme comme une théorie de la connaissance. Pourtant, historiquement, les penseurs sceptiques apparaissent moins préoccupés d’arriver à des certitudes cognitives que de se libérer de toute dépendance extérieure. […] Réduire toute chose à une apparence est, pour le philosophe sceptique, une façon de conquérir une position de détachement. La visée profonde est de jouir de la liberté de quelqu’un qui n’est pas concerné par des choses insignifiantes. »

Et un peu plus loin (p. 77), il poursuit ainsi :

« Toutefois, le personnage sceptique qu’on rencontre dans les pages des philosophes, en général, n’est pas ce héros ascétique de la morale érémitique, mais plutôt une créature fictive qui est chargée par un philosophe rationaliste de formuler le défi sceptique à des fins purement méthodiques, de façon à se décharger de toutes ses opinions mal assurées, de tous ses préjugés. Il s’agit pour lui de pratiquer le doute en vue d’atteindre un fondement inébranlable. Le défi sceptique est un défi que le rationaliste se lance à lui-même en vue de se procurer une position radicale. »

– Je crois que ce « détachement » et cette « décharge » comme outil ou voie empruntée par le philosophe rationaliste « pour atteindre une position radicale » nous donnent une bonne piste pour comprendre l’attitude derridienne qui traverse non seulement cet écrit que nous avons traduit, mais aussi sa façon de penser, en cela parfaitement classique. Comme le dit Derrida, son rapport particulier à la seule langue qu’il a parlée correctement, et avec laquelle il se parlait à lui-même, devient, grâce au fait de vivre ce rapport comme une chance et non comme un malheur (un fait qu’il n’a jamais su bien s’expliquer, d’après ce qu’il nous dit lui-même), le modèle pour essayer de se défaire de cette sorte de rapport à la langue en général que présuppose sa propre expérience de la langue et qu’il nomme propriété. J’affirme que ce rapport devient le modèle pour essayer de se débarrasser de toute une façon d’être, de toute une façon d’avoir affaire aux choses, aux phénomènes, à la présence en général.

– Amusons-nous un moment à multiplier la phrase-thème du Monolinguisme en ne changeant que le contenu de l’expérience pour voir si ça marche, pour voir si nous pouvons penser cette expérience de la langue comme expérience de l’expérience en général ?

– Voyons où nous mènent toutes ces variations du thème.

– Nous avons mentionné la première variation quelques lignes plus haut. Nous continuons ? « Je n’ai qu’une maison mais ce n’est pas la mienne » ; « je n’ai qu’un ami mais ce n’est pas le mien » ; « je ne fais partie que d’une seule espèce animale mais ce n’est pas la mienne » ; je n’ai qu’un chien mais ce n’est pas le mien » ; « je n’ai qu’un pays mais ce n’est pas le mien ».

– « Je n’ai écrit qu’un livre mais ce n’est pas le mien » ; « Je n’ai qu’un enfant mais ce n’est pas le mien » ; « je n’ai qu’un travail mais ce n’est pas le mien » ; « Je n’ai qu’une mère mais ce n’est pas la mienne » ; « je n’ai qu’un corps mais ce n’est pas le mien »…

– La structure de l’expérience dirait « je n’ai qu’un… mais ce n’est pas le mien ». Mais au fond, je dirais que la première prémisse ne sert pas à grand-chose, elle n’est pas vraiment importante, ou alors elle est encore plus généralisable. Le fait que ce que nous prétendons avoir, posséder, ce à quoi nous prétendons appartenir soit unique ne fait qu’augmenter le degré de paradoxalité de la consigne, cela ne fait que surprendre un peu plus, mais, à bien y regarder, le sens de la phrase de Derrida sera toujours le même si au lieu de dire « je n’ai qu’une langue », nous disions « j’ai 173 langues mais ce ne sont pas les miennes » ou, comme il le suggère lui-même, « j’ai toutes les langues passées et à venir mais ce ne sont pas les miennes » ; ou bien encore, « j’ai toutes les vies passées et à venir mais aucune n’est la mienne ». La structure de l’expérience en question devrait plutôt être formalisée comme suit : « j’ai… mais ce n’est pas le mien ». Ou encore de façon plus raffinée : « j’ai… mais ce n’est pas à moi ».

– Ça a l’air d’un exercice. Je crois que ce livre ne traite que d’une démarche, d’un exercice philosophique dont le sens n’est pas épistémologique mais propédeutique. Plus qu’un contenu conceptuel, Derrida nous livre une question d’éthique phénoménologique, un modèle de gymnastique pour se débarrasser d’une certaine façon d’avoir affaire aux choses, une façon de vivre les choses telles qu’elles sont catégorisées d’après un ordre d’appartenance, du moindre degré au degré maximum, du « n’est que mien » au « n’est pas du tout mien ». Le sens de ce discours serait donc performatif, comme on dit ; ce serait l’exercice nécessaire, mais insuffisant, afin d’établir une nouvelle sorte de rapport à ce qui arrive et m’arrive, à ce qui me constitue. Il ne s’agit pas d’envoyer balader les langues, les autres, la vie, les chiens, les maisons, les amants, les enfants, les mères, les pays, l’humanité ou l’être lui-même. Il s’agit de s’y prendre autrement, de modifier notre façon d’être avec l’être, d’être dans l’être, de modifier notre archi-position. Et une fois cette position obtenue, cela devrait impliquer l’invention d’une autre façon de faire, une autre politique, en définitive, une autre façon de vivre…

– « Psychologiser » Derrida ? C’est ça notre lecture ?

– Plutôt, Apprendre à vivre enfin… En fin de compte, un projet philosophique fort classique. Écoute ce texte, par exemple, il y parle de ce qu’il prétendait faire dans le livre que nous avons traduit. Je l’ai extrait de De quoi demain… (Fayard/Galilée, 2001, p.155) :

« Comment trouver le juste milieu entre la réaffirmation de la nation – je n’ai rien contre ce terme –, et le nationalisme, qui est une forme très moderne de la lutte pour la survie, et même l’expansion de l’État-nation ? Aujourd’hui, le nationalisme est toujours un État-nationaliste, une revendication envieuse, c’est-à-dire jalouse, vengeresse, pour une nation constituée en État souverain. C’est ici que commencent les difficultés, mais je ne suis pas sûr qu’un nationalisme n’agisse pas déjà, pour aussi discret qu’il soit, dans les limites mêmes de la conscience nationale la plus sympathique, dans l’affirmation d’appartenance à telle ou telle communauté nationale, culturelle, linguistique la plus innocente. D’où la difficulté de fuir le nationalisme. Mais, faut-il le fuir ? Ne devrions-nous pas plutôt, comme je serais tenté de penser, et comme, d’autre part, j’ai essayé de le dire (spécialement dans L’autre cap et dans Le monolinguisme de l’autre[1]), le diriger vers une autre expérience de l’appartenance et une autre logique politique ? ».

Ne t’inquiète pas, ne m’inquiète pas non plus : je n’ai aucune envie de parler de nationalisme. Qui plus est, je te prie de ne pas le faire. J’imagine très bien le genre de lecteur qui a déjà commencé à lire ce texte en pensant qu’il n’y trouverait que des digressions de « nationalistes catalans », comme ils disent avec mépris. Nous ne leur donnerons pas ce plaisir.

Il ne s’agit ici que de reprendre la structure de la démarche de Derrida et de voir que l’espace qu’occupe le nationalisme dans ce texte est occupé par d’autres concepts dans d’autres textes : hospitalité, pardon, raison, messianisme, démocratie, souveraineté, psychanalyse… La récurrence obsessive de l’adjectif autre dans son œuvre, surtout à partir d’un certain moment, est un des indices de cette démarche. C’est le nom ou la trace de cet effort, de cette volonté de migration conceptuelle, lequel effort présuppose un exil conceptuel préalable. Cet exil est la suspension du savoir dans lequel nous étions installés, c’est le détachement auquel faisait référence Descombes qui emprunte chez Derrida la forme de phrases telles que celles citées auparavant. Derrida a l’habitude de commencer à penser en battant les cartes, en défaisant les différences établies (« la tradition dit que X = A et Y = B, mais comme nous pouvons le constater X est aussi égal à B et Y à A »). Ceci dit, cette opération, à la base de tous les cris de ses détracteurs qui ne voient dans sa pensée que ce moment introductoire (ne lisent-ils que les premières pages ?) permettant de l’accuser de tout mélanger, d’embrouiller la compréhension au lieu de nous aider à y voir plus clair, cette opération, dis-je, n’est toujours que le pas préalable, le geste inaugural qui permet de se mettre en situation d’exil (de « se déterritorialiser », diraient les deleuziens) afin de se mettre en route vers cet autre concept de X ou Y dans lequel il désirerait pouvoir réinstaller la pensée (les deleuziens auraient dit « se reterritorialiser »).

– Dans ces parages, il faudrait parler de la réception derridienne d’un des aspects du concept d’existence heideggérien plus étroitement lié à cette question de la propriété et de l’appropriation. Je me réfère à la fameuse Jemeinigkeit, à la à-chaque-fois-mienneté de l’existence. Je dis ça parce que, bien que sans doute la phrase de Xirinacs va dans ce sens, le concept de vie nous dirige plutôt vers cet autre aspect de l’existence qui n’est pas justement à chaque fois mien, mais à tout ce qui vit, à toute bestiole vivante. Je pense bien que nous finirions par démontrer que le geste de Derrida dans ce texte est applicable à la langue comme à toute autre chose, si nous montrions comment le faire par rapport à cet aspect de l’existence le plus fortement lié à ce concept de propriété, à ce qui est non seulement mien, mais qui ne peut être que mien et à personne d’autre. La à-chaque-fois-mienneté de l’existence implique le concept le plus hyperbolique de propriété auquel nous pouvons penser. Car l’existence est ici l’aspect ou la dimension essentiellement non-collectivisable de l’être : le nom de la singularité de l’être.

– Si la mémoire ne me fait pas défaut, il me semble que ce que tu demandes, tu le trouveras dans un texte que Derrida a publié à peu près en même temps que Le monolinguisme de l’autre, neuf mois avant, ce que tu pourrais déjà interpréter comme un indice qui tendrait à confirmer ta thèse. Le texte s’intitule Apories et il a tout d’abord été présenté en tant que conférence le 15 juillet 1992, c’est-à-dire trois mois après la première version orale de Le monolinguisme de l’autre. Écoute bien comment il présente le thème de la conférence au début du texte (Apories, Galilée, 1996, p. 18-19) :

« Il s’agit donc de penser le principe même de la jalousie comme passion primitive de la propriété et comme souci du propre, de la propre possibilité, pour chacun, de son existence. De cela seul dont on peut témoigner. Comme si d’abord on pouvait être – ou ne pas être – jaloux de soi-même, et en crever. Il y aurait donc, d’après Sénèque, une propriété, un droit de propriété sur sa propre vie. La frontière (finis) de cette propriété serait plus essentielle, plus originaire et plus propre, en somme, que celle de tout autre territoire au monde ».

S’il s’agit de se détacher, de se débarrasser de ce concept de propriété qui adhère si bien à notre expérience comme s’il s’agissait d’une catégorie chewing-gum transcendantale, alors nos premiers et derniers efforts devront viser ce rapport hyperbolique de propriété que nous avons tous tendance à avoir avec nous, à chaque fois, c’est ce rocher qu’il faudrait aborder. En ce sens, tu en conviendras avec moi, l’effort que nous devrons faire pour accepter l’altérité de la langue propre comme une vertu sera un jeu d’enfants comparé à l’effort que nous devrons faire pour accepter l’altérité de l’existence propre comme une vertu. D’ailleurs, nous devrons faire tout particulièrement preuve d’honnêteté intellectuelle lorsqu’il s’agira de mettre sur la table tous les phénomènes liés à l’expérience rageuse et envieuse de cette propriété hyperbolique de l’existence, en suivant le modèle du rapport d’appropriation indue de la langue dite propre.

– Laisse-moi me référer brièvement à un texte de Rosa Luxembourg qui nous obligerait à penser le thème du livre en partant de coordonnées qui, bien que différentes, sont, à mon avis, les bienvenues. S’il s’agit de savoir concevoir avec justesse et justice cette collectivité de la langue qui nous semble étrange (à nous membres bien enracinés dans l’idéologie libérale d’une société capitaliste), nous ne devrions pas nous étonner qu’il faille penser à relier cette collectivité à la vieille question de la propriété collective de la terre. Nous l’avons déjà suggéré au début de ce texte. Si nous disposions de plus de temps, nous devrions à nouveau nous enfoncer dans ce vieux terrain boueux et embourbé. D’où pouvons-nous concevoir aujourd’hui un rapport aux choses autre que le rapport de propriété, si ce n’est à partir du rapport de (non) propriété qui définit encore aujourd’hui notre rapport aux langues ? Peut-être que si nous savions concevoir correctement ce rapport, nous pourrions concevoir une autre façon d’être en rapport les uns avec les autres et les uns avec les choses. Des conditions de vie potables pour la société humaine à venir pourraient tout simplement dépendre du sens que nous soyons capables de donner à cette propriété collective, un syntagme qui –comme le disait Derrida d’un autre syntagme, souveraineté conditionnelle– déconstruit déjà le concept de propriété. Écoutons ce texte pour finir (Rosa Luxembourg, Introduction à l’économie politique, Smolny, Toulouse, 2008, p.201) :

« Lorsqu’en 1873, à l’Assemblée nationale française, on régla le sort des malheureux Arabes d’Algérie par une loi instaurant de force la propriété privée, on ne cessa de répéter, dans cette assemblée où vibrait encore la lâcheté et la furie meurtrière des vainqueurs de la Commune, que la propriété commune primitive des Arabes devait à tout prix être détruite, “comme forme qui entretient dans les esprits les tendances communistes” ».

Je trouve pour le moins curieux que Derrida ne fasse pas référence à cette loi dans son texte. Entre cette loi et le décret Crémieux, il n’y a que trois ans de différence, avec la Commune de Paris en plein milieu : 1870, 1871 et 1873. Enfin, laissons ça pour une autre occasion.

ADDENDA : DE LA LINGOPHILIE

– Avant de nous quitter pour de bon, ne penses-tu pas que nous devrions interroger l’évidence de cet amour envers la langue que Derrida déclare à maintes reprises ? Cet amour n’a-t-il pas un côté étrange ? D’où vient-elle cette lingophilie ? Que diable sommes-nous en train de dire lorsque nous disons que nous aimons une langue ? D’où vient ce désir d’aimer une langue, de sentir de l’amour pour une langue si ce n’est une forme de narcissisme par élément ou objet interposé ? Qu’est-ce que nous aimons exactement ? Puis, tu ne trouves pas que le maître de la suspicion, le vaillant et courageux déconstructeur se dégonfle sur ce point, qu’il ne questionne pas assez toutes ces déclarations d’amour qu’il fait à la langue française ? Dans la dernière interview qu’il a donnée avant de mourir et qui a été publiée (Galilée, 2005) de façon posthume sous l’étrange titre Apprendre à vivre enfin (je m’y suis référé brièvement tout à l’heure), Derrida se déclare lyriquement à nouveau à la langue française, et il nous donne certaines pistes pour essayer de répondre à cette question. Voyons ce qu’il répond à la question de Jean Birnhaum :

« – Dans Le Monolinguisme de l’autre (Galilée, 1996), vous allez jusqu’à vous présenter, ironiquement, comme le « dernier défenseur et illustrateur de la langue française »…

– Qui ne m’appartient pas, bien que ce soit la seule que « j’aie » à ma disposition (et encore !). L’expérience de la langue, bien sûr, est vitale. Mortelle, donc, rien d’original à cela […].

Et de même que j’aime la vie, et ma vie, j’aime ce qui m’a constitué, et dont l’élément même est la langue, cette langue française qui est la seule langue qu’on m’a appris à cultiver, la seule aussi dont je puisse me dire plus ou moins responsable.

Voilà pourquoi il y a dans mon écriture une façon, je ne dirais pas perverse, mais un peu violente, de traiter cette langue. Par amour. L’amour en général passe par l’amour de la langue, qui n’est ni nationaliste ni conservateur, mais qui exige des preuves. Et des épreuves. On ne fait pas n’importe quoi avec la langue, elle nous préexiste, elle nous survit. Si l’on affecte la langue de quelque chose, il faut le faire de façon raffinée, en respectant dans l’irrespect sa loi secrète. C’est ça, la fidélité infidèle : quand je violente la langue française, je le fais avec le respect raffiné de ce que je crois être une injonction de cette langue, dans sa vie, son évolution. Je ne lis pas sans sourire, parfois avec mépris, ceux qui croient violer, sans amour, justement, l’orthographe ou la syntaxe « classiques » d’une langue française, avec de petits airs de puceaux à éjaculation précoce, alors que la grande langue française, plus intouchable que jamais, les regarde faire en attendant le prochain. Je décris cette scène ridicule de façon un peu cruelle dans La Carte postale (Flammarion, 1980). »

– Cette déclaration d’amour à ce qui « m’a constitué » est un geste qui fait exactement le contraire que la déconstruction, qui est ou bien une méfiance implacable envers ce qui « m’a constitué » – si tu préfères, de ce « qui nous a constitué », en commençant par la langue – ou qui n’est rien. Tu donnes une longue citation, mais pour respecter le contexte, il faut penser que c’est un homme malade qui fait cette déclaration, qui annonce presque son agonie. Par conséquent, je ne sais pas s’il faut donner autant d’importance à la déclaration d’amour à ce qui « m’a constitué » de la part de qui se sait gravement malade. Mais la déclaration d’amour à la langue française, frisant le roman à l’eau de rose, est déjà présente dans Le monolinguisme de l’autre. Nous pouvons également retourner cette déclaration, et la voir comme une façon de se montrer faible devant l’implacable monolinguisme de cette langue, de cette culture française, de la part de qui, en fin de compte, se sent étrange, étranger. Lévinas a fait des déclarations d’amour, non pas à la langue, mais à la pire politique française. Déclarations de colonisé heureux, d’esclave reconnaissant ? En tout cas, des confessions implicites d’un déracinement profond et d’une certaine crainte envers ce que nous nommons à bon escient aliénation, mais l’aliénation ici serait celle de celui qui, malgré tout, mais aussi par faiblesse, et pour fouler un terrain toujours chancelant, déclare son amour au colonisateur, au Seigneur. Finalement, déclarer son amour à une langue est un acte de reconnaissance d’une aliénation : c’est dire que cette langue, la seule que tu parles, dans le plus surprenant des cas, n’est pas la tienne.

– Il est étrange qu’au moment de reconnaître la versatilité ou la différence du texte de Derrida avec la machine déconstructive à laquelle son nom est associé, tu décides, qu’en définitive, ce n’est rien de plus qu’une preuve de sénilité. Dans ce texte, dans cette phrase –mais je ne tarderais pas à en trouver d’autres– Derrida est moins derridien que les derridiens. Et moi, c’est ce qui m’intéresse. Les moines et les nonnes derridiens ont, à coup sûr, été interloqués en la lisant (« le Maître délire, le Corps même de la Loi lui est infidèle ! »). Je crois qu’en réduisant cet écart, cette différence, cette preuve de liberté radicale, à une erreur, à une incohérence attribuable à un manque d’énergie ou à la finitude même des capacités de tout être humain, tu passes à côté d’un trait important de la pensée derridienne, et même de la philosophie elle-même. Derrida était moins derridien que les derridiens, de même que Marx, par exemple, était moins marxiste que les marxistes. Sans cette capacité d’infidélité, ni Derrida n’aurait pensé quelque chose de plus ou autrement que ses prédécesseurs, ni Marx n’aurait déplacé la philosophie comme il l’a fait. Que Derrida se montre ici infidèle à la déconstruction ne signifie pas que Derrida dise n’importe quoi, cela signifie que la déconstruction et la pensée de Jacques Derrida ne sont pas exactement la même chose. Le problème de la pensée de Jacques Derrida ne pouvait pas être celui de rester fidèle à la déconstruction, d’essayer de s’y accoupler indéfiniment et de se flageller à chaque faux pas, à chaque pas à côté ou en dehors de la discipline déconstructive. Ce problème n’est pas un problème de penseur, mais de fonctionnaire, de fonctionnaire de la déconstruction. Le problème de Jacques Derrida était plutôt celui d’être fidèle à la pensée, raison pour laquelle il fallait rester fidèle de façon intransigeante et rigoureuse à la liberté sans conditions de la pensée elle-même, une force de questionnement qui, le cas échéant, ne pouvait qu’aller au-delà de la déconstruction elle-même.

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[1] Cette parenthèse dans le texte original est une note en bas de page.


Source Image : Jacques Derrida, El monolingüisme de l’altre, trad. Felip Martí-Jufresa et Antoni Mora, Barcelona: Universitat de Barcelona, 2017