Michel LISSE, Quasi, le fantôme, revue ITER Nº3, 2024.
Il s’agira, cette fois, d’une différence qui s’entend, mais ne se lit pas. Elle affecte un adverbe, quasi, que Jacques Derrida prononçait souvent (toujours ? qui peut le dire ?) [kwazi] alors que la prononciation en français « standard » est [kazi]. Pourquoi ? On pourrait risquer une double hypothèse, liée à la signification de l’adverbe, « presque », « à peu près », et à sa provenance latine. Quasi, quand Jacques Derrida le prononce [kwazi], est marqué par l’effet « quasi », il est prononcé quasiment à la française, il est quasiment « bien » prononcé. Il opère performativement pour se signifier comme quasi. Mais cette prononciation de Jacques Derrida rappelle aussi l’origine latine de cet adverbe et inscrit le latin à même le français dans ses textes.
Ouvrons L’écriture et la différence. Dans « Violence et métaphysique », le premier des textes que Jacques Derrida consacrera à Emmanuel Levinas, Maître Eckhart sera cité pour différencier la théologie négative de la pensée de l’être de Heidegger. L’objectif de Jacques Derrida est alors de démarquer l’onto-théologie négative de l’ontologie. Maître Echkart souhaite « libérer et […] reconnaître la transcendance ineffable d’un étant infini, “être au-dessus de l’être et négation superessentielle”. »[1] La lecture de Derrida s’appuie sur une affirmation du mystique allemand tirée d’un de ses sermons : ce dernier veut penser Dieu comme un « être plus élevé » ; Derrida se réfère à ce passage des Sermons :
« Quand j’ai dit que Dieu n’était pas un être et était au-dessus de l’être, je ne lui ai pas par là contesté l’être, au contraire je lui ai attribué un être plus élevé. »[2]
Négation de l’être, mouvement vers un au-delà de l’être, tout cela serait très proche de la pensée de Georges Bataille, à la différence près que c’est une « super-essentialité » qui est recherchée. Le même passage du même sermon de Maître Eckhart sera à nouveau cité en note, cette fois, pour étayer l’hypothèse de cette super-essentialité. Derrida écrit à propos de Bataille :
« Même dans son discours, qu’il faut déjà distinguer de l’affirmation souveraine, cette athéologie ne procède pourtant pas selon les voies de la théologie négative; voies qui ne pouvaient manquer de fasciner Bataille mais qui réservaient peut-être encore, au-delà de tous les prédicats refusés, et même “au-delà de l’être”, une “super-essentialité” au-delà des catégories de l’étant, un étant suprême et un sens indestructible. Peut-être : car nous touchons ici à des limites et aux plus grandes audaces du discours dans la pensée occidentale. »[3]
Entre les deux textes, celui consacré à Levinas et celui consacré à Bataille, une nuance a déjà été introduite par un autre adverbe, peut-être, comme si la différence entre la théologie négative et l’athéologie (qui est aussi a-théologie) de Bataille était tremblante, peu assurée, déjà hantée par quasi qui, dans ce livre, L’écriture et la différence, ne connaît que deux occurrences, celles du titre du sermon deux fois cité. Quasi apparaît donc deux fois seulement, et en latin dans ce livre de 1967 dont la note citée plus haut programme d’autres textes, « Comment ne pas parler ? » et « Nombre de oui » (publiés dans Psyché. Inventions de l’autre), Sauf le nom…
Avant de nous tourner vers Psyché, consultons le sermon de Maître Eckhart dont le titre est :
Quasi stella matutina in medio nebulae
Et quasi luna plena in diebus suis lucet
Et quasi sol refulgens,
Sic iste refulsit in templo Dei.
Il s’agit d’une citation de la Vulgate (Ecclesiasticus 50:6-7), traduite en français par « Comme une étoile du matin au milieu de la nuée et comme une pleine lune en ses jours et comme un soleil rayonnant, ainsi celui-ci a-t-il brillé dans le temple de Dieu » (Siracide, 50:6-7).
Dans son sermon, Maître Eckhart s’arrête sur le mot quasi : « Je vise le petit mot quasi, qui signifie “comme”, ce que les enfants à l’école appellent un adverbe. » Il voit dans cet adverbe la position de l’humain par rapport à Dieu. Dieu, en tant que Verbe, est accompagné par l’homme, son adverbe. Et, comme le signalera Jacques Derrida quand il commentera ce passage dans « Comment ne pas parler ? », cette position d’adverbialité vaut également pour le sermon lui-même. Il ne s’agit de suppléer le Verbe, mais bien l’incapacité des humains de se lire et à se lire comme adverbes de Dieu :
« […] le sermon supplée non pas tant le Verbe qui n’en a nul besoin, mais l’incapacité de lire dans le “livre” authentique que nous sommes, en tant que créatures, et l’adverbialité que nous devrions être par là même. »[4]
L’adverbe quasi désigne donc une place : à côté du Verbe, à côté de la transcendance, serait-on tenté de dire. Et puisque nous cédons à la tentation, laissons-la œuvrer un peu plus et risquons que cette topologie du quasi est celle de la déconstruction : elle est un adverbe à la métaphysique, elle est à côté de la transcendance, dans ses marges, elle est quasi transcendantale. Pour le dire autrement, quasi introduit la spectralité dans la transcendance.
Le dernier paragraphe de « Comment ne pas parler ? » concerne d’abord Heidegger qui n’aura pas pu éviter ce qu’il voulait éviter, à savoir d’écrire une théologie :
« Il a écrit, avec et sans (without) le mot “être”, une théologie avec et sans Dieu. Il a fait ce dont il a dit qu’il faudrait éviter de faire. Il a dit, écrit, laissé s’écrire cela même qu’il a dit vouloir éviter. Il n’a pas été sans laisser une trace de tous ces plis. Il n’a pas été sans en laisser paraître une trace qui n’est peut-être plus la sienne, mais qui reste quasiment la sienne. »[5]
L’adverbe quasiment permet à Jacques Derrida de glisser de l’écriture de Heidegger, de ce « pas d’écriture », à la sienne en repérant dans les phrases qu’il vient de rédiger la présence de trois adverbes :
« Pas, sans, quasiment, voilà trois adverbes. Quasiment. Fiction ou fable, tout se passe comme si j’avais voulu, au seuil de cette conférence, demander ce qu’ils veulent dire, ces trois adverbes, et d’où ils viennent encore. »[6]
Le dernier texte de Psyché, « Nombre de oui », va préciser le rôle d’un quatrième adverbe, convoqué et étudié dans Ulysse gramophone, l’adverbe oui. Dans son étude sur Joyce, Derrida voyait le oui comme « l’adverbialité transcendantale » :
« Dès lors que oui ne dit, ne montre, ne nomme rien qui soit hors marque, certains seraient tentés d’en conclure que oui ne dit rien : un mot vide, à peine un adverbe, puisque tout adverbe, selon la catégorie grammaticale sous laquelle on situe le oui dans nos langues, a une charge sémantique plus riche, plus déterminée que le oui, même s’il le suppose toujours. En somme le oui serait 1’adverbialité transcendantale, le supplément ineffaçable de tout verbe : au commencement 1’adverbe, oui, mais comme une interjection, encore tout près du cri inarticulé, une vocalisation préconceptuelle, le parfum d’un discours. »[7]
La dimension fabuleuse ou fictionnelle est déjà mise en évidence par l’expression « au commencement 1’adverbe, oui, » ; autrement dit, il n’y aurait d’origine que fabuleuse, il n’y aurait qu’une quasi-origine. C’est là un des enjeux de « Nombre de oui ».
Reprenant et précisant la leçon d’Ulysse gramophone, Derrida avance que toute parole, tout langue supposent un oui, même pour ce qui concerne la négation ou la négativité (ce qui, soit dit entre parenthèses, réinscrirait la thèse de Freud sur l’importance de la négation sous la coupe du oui) :
« Qu’un oui soit chaque fois présupposé, non seulement par tout énoncé au sujet du oui mais par toute négation et par toute opposition, dialectique ou non, entre le oui et le non, voilà peut-être ce qui donne d’emblée son infinité irréductible et essentielle à l’affirmation. »[8]
D’où le projet « d’esquisser une sorte d’analytique quasi transcendantale ou ontologique de oui »[9] . Et Derrida de bien préciser la portée de ce quasi :
« Mais est-ce que l’“identité entre le ‘oui christique’ et le ‘Je suis (l’Autre)’ du Buisson ardent” [citation de Michel de Certeau par Jacques Derrida] n’ouvre pas, là encore, sur un événement ou un avènementdu oui qui ne serait ni juif ni chrétien, pas encore ou déjà plus seulement l’un ou l’autre, ce ni-ni ne nous renvoyant pas à la structure abstraite de quelque condition de possibilité ontologique ou transcendantale, mais à ce “quasi” que j’insinue depuis tout à l’heure (“quasi transcendantal” ou “quasi ontologique”) et qui accorderait l’événementialité originaire de l’événement au récit fabuleux ou à la fable inscrite dans le oui comme origine de toute parole (fari) ? »[10]
Pour penser l’événementalité comme originaire ou, dans une perspective heideggérienne la révélabilité avant la Révélation, il faudrait parier sur « la structure abstraite de quelque condition de possibilité ontologique ou transcendantale », ce que Derrida se refuse à faire, eu égard au rôle du oui comme « supplément ineffaçable de tout verbe ». Il importe alors de soustraire le oui au temps des horloges, à l’histoire des religions ou celle des métaphysiques et supposer l’événement ou l’avènement « du oui qui ne serait ni juif ni chrétien, pas encore ou déjà plus seulement l’un ou l’autre »[11], du oui dont la temporalité serait celle de la différance (« pas encore ou déjà plus »). Celui d’un récit fabuleux ou d’une fable, celui d’un « au commencement » ou d’un « il était une fois », marqué par le quasi.
Un tel oui, explique Jacques Derrida, ne peut pas être le thème, le propos d’un discours ontologique (puisqu’il excède la présence en étant « pas encore ou déjà plus ») ou d’un discours transcendantal qui voudrait traiter de sa possibilité (puisqu’il est lui-même rendu possible par ce « oui ») :
« Dès lors, l’analytique d’un “oui” imprononçable qui n’est ni présent, ni objet, ni sujet, ne saurait pas plus être ontologique (discours sur l’être d’une présence) que transcendantale (discours sur les conditions d’un objet – théorique, pratique, esthétique – pour un sujet). Tout énoncé ontologique ou transcendantal suppose le oui ou la Zusage. Il ne peut ainsi qu’échouer à en faire son thème. »[12]
Néanmoins, cela n’autorise en rien un simple rejet de « l’exigence ontologico-transcendantale » pour valoriser une immanence :
« Et pourtant, il faut – oui – maintenir l’exigence ontologico-transcendantale pour dégager la dimension d’un oui qui n’est pas plus empirique ou ontique qu’il ne relève d’une science, d’une ontologie ou d’une phénoménologie régionale, et finalement d’aucun discours prédicatif. Présupposé par toute proposition, il ne se confond avec la position, thèse ou thème, d’aucun langage, Il est de part en part cette fable qui, quasiment avant l’acte et avant le logos, reste quasiment au commencement : “Par le mot par commence donc ce texte…” (Fable, de Ponge) »[13]
Pour le dire en d’autres termes, il faut transformer la phénoménologie en phénoménologie de l’inapparent, l’ontologie en hantologie comme le donne à penser Spectres de Marx lorsque Derrida affirme la nécessité d’accueillir le fantôme :
« […] il faut introduire la hantise dans la construction même d’un concept. De tout concept, à commencer par les concepts d’être et de temps. Voilà ce que nous appellerions, ici, une hantologie. »[14]
Comme on le sait l’Idéologie allemande énumère les fantômes. Jacques Derrida va décompter les fantômes que compte Max. Nous n’allons pas nous arrêter à chacune de ces stations, mais plutôt en privilégier une : Gespenst Nr. 7. Une station de choix, puisqu’elle est marquée du chiffre de Jacques Derrida, mais aussi une station de croix, car elle concerne l’homme-Dieu (der Gottmensch). La lecture qu’en propose Derrida est particulière parce qu’elle va assez bien se détacher du texte, même s’il terminera par une citation.
Dans un premier moment Derrida va insister sur la charnière que constitue ce fantôme. Une charnière à la fois topologique et temporelle :
« Au fond, dans cette hiérarchie descendante, voici le moment de conversion ou de réversibilité (descente et ascension). C’est aussi la catégorie du tiers, le milieu ou la médiation pour la synthèse de l’idéalisme spéculatif, la charnière de cette onto-théologie comme anthropo-théologie du fantôme. L’homme-Dieu ne joue-t-il pas le même rôle dans la Phénoménologie de l’esprit ? »[15]
Le mouvement du commentaire de Marx allait du haut vers le bas, il élaborait une hiérarchie descendante (on allait du plus grand fantôme au plus petit), mais, avec le fantôme n° 7, le mouvement devient réversible, il est à la fois descente et ascension, une conversion (pour préparer la suite, j’insiste sur la dimension religieuse que peut comporter chacun de ces termes). Le surgissement du fantôme n° 7 permet également d’inscrire le commentaire de Marx dans une histoire, celle de l’idéalisme allemand, il vient après Hegel, et sa Phénoménologie de l’esprit qui a déjà conjoint onto-théologie et anthopo-théologie.
Nous allons ensuite passer de la charnière à la chair, à la chairnière, oserais-je dire, qui va voir s’associer Marx et Max (Stirner) :
« Cette jointure articulatoire situe aussi le lieu du devenir-chair, le moment privilégié de l’incarnation ou de l’incorporation spectrale. Rien d’étonnant à ce que Marx, à la suite de Max, y consacre le commentaire le plus long, le plus acharné, justement, le plus captivé. Le moment christique […]. »[16]
À nouveau, la jointure est à la fois un lieu et un moment. L’homme-Dieu, le fantôme n° 7, c’est bien sûr le Christ : « der Gottmensch, Christus ». Dieu incarné, Dieu pourvu d’une chair d’homme. Moment privilégié, dit Derrida, moment qui n’est pas un moment parmi d’autres, mais le moment de l’incarnation. Incarnation spectrale (faut-il considérer que l’incarnation est spectrale dès l’entame ?) qui suscite l’acharnement de Max et de Marx, le désir de s’en prendre à la chair du Christ. Ce moment privilégié est aussi celui de l’incorporation spectrale, du se-donner-un-corps, comme on peut l’entendre si on pense au corps du Christ. Cependant l’incorporation pourrait également concerner Max et Marx qui auraient incorporé le spectre, comme si s’acharner voulait aussi dire manger. Au risque de m’acharner moi aussi, il y a là une véritable conversion de Max et de Marx au dogme de l’Eucharistie :
« Le moment christique, et en lui l’instant eucharistique, n’est-ce pas l’hyperbole de l’acharnement même ? »[17]
Autrement dit, dans le moment christique, dans ce moment privilégié de l’incarnation, il y a un instant encore plus privilégié (il faudrait ici lire tout ce qui concerne l’instant dans Demeure), celui où le corps et le sang du Christ sont présents (réellement, matériellement ou spirituellement) dans le pain et le vin. Max et Marx se seraient acharnés sur cette hyperbole de l’acharnement. Le geste de lecture de Derrida dépasse, semble-t-il, la lettre des textes de Stirner et Marx, mais la question de l’apparence, du « semble-t-il », est l’enjeu même de ce passage du fantôme n° 7 :
« Le moment christique, et en lui l’instant eucharistique, n’est-ce pas l’hyperbole de l’acharnement même ? Si tout spectre, nous l’avons assez vu, se distingue de l’esprit par une incorporation, par la forme phénoménale d’une quasi-incarnation, le Christ est alors le plus spectral des spectres. Il nous dit quelque chose de la spectralité absolue. »[18]
Le spectre doit s’être donné un corps à l’inverse de l’esprit, ce qui lui permet d’apparaître. Le fantôme a à voir avec la phénoménologie, il dispose de « la forme phénoménale d’une quasi-incarnation ». Le Christ, avance alors Derrida, est le plus spectral des spectres. Il est le fantôme exemplaire, celui sur qui il faut se régler pour penser la spectralité absolue (séparée, singulière ou universelle ?). Peut-être est-ce lors de l’instant eucharistique que le Christ est le plus spectral des spectres, comme le donne à penser, selon moi, cet extrait de « Surtout pas de journalistes ! » :« […] l’eucharistie, c’est, en même temps qu’une spiritualisation, une spectralisation du corps mort du Christ […] »[19].
La citation qui clôt le moment consacré au fantôme n° 7 se voit pourvue d’une note de bas de page où Derrida montre que Max et Marx veulent, en chassant ce fantôme, conserver et préserver, je cite :
« […] le principe hyper-phénoménologique de la présence en chair et en os de la personne vivante, de l’étant lui-même, de sa présence effective et non fantomatique, de sa présence de chair et d’os. »[20]
Max et Marx souhaiteraient tous deux une matérialisation corporelle de la phénoménologie, passer de la phénoménologie du spectre, de l’esprit à la phénoménologie « réelle », de la présence à soi sans fantôme. Et ce, même si Marx aura reproché à Max de faire de l’incorporation du fantôme la base de son cogito ; « es spukt in deinem Kopfe ! », « ça spectre dans ta tête ! », cette formule de Stirner, se demande Derrida, ne serait-elle pas également valable pour d’autres variétés du cogito :
« Le mode essentiel de la présence à soi du cogito, ce serait la hantise de ce “es spukt”. […] Ne peut-on étendre cette hypothèse à tout cogito ? Le cogito cartésien, le “je pense” kantien, l’ego cogito phénoménologique ? Une présence réelle se promet ici à un Narcisse eucharistique. »[21]
On retrouve ici le schème eucharistique. Une sorte de mise entre parenthèses narcissique aura été nécessaire pour tout rapport au monde et toute constitution du sujet :
« Le vivant stirnerien, son Moi unique, serait en somme visité par sa propre apparition. L’individu se donne lui-même à lui-même son “ceci est mon corps”. »[22]
Le moi serait donc la combinaison des figures de Narcisse et du Christ, ce qui ferait dire à Marx, vocalisé (faudrait-il écrire hanté ?) par Derrida, que « toute phénoménologie est phénoménologie de l’esprit (traduisons ici : phénoménologie du spectre) et que, comme telle, elle ne peut cacher sa vocation chrétienne. »[23] Dès lors, pense Derrida, deux conclusions s’imposent :
« 1. La forme phénoménale du monde même est spectrale. 2. L’ego phénoménologique (Moi, Toi, etc.) est un spectre. »[24]
Qu’en est-il de l’immanence, de l’empirique ? Même si, à ma connaissance, l’expression « quasi-empirique » ne figure pas dans les textes de Jacques Derrida, on pourrait néanmoins se risquer à affirmer qu’il y a aussi une prise en considération de la singularité qui excède le purement empirique, qui serait plus qu’empirique. Une singularité qui serait quasi empirique. ou quasi transcendantale. Ce que j’ai nommé par facilité le schème eucharistique a généré dans les textes de Jacques Derrida la notion d’exemple exemplaire. Si « le Christ est […] le plus spectral des spectres », cela signifie qu’il est l’exemple du spectre. Non pas un exemple parmi d’autres, non pas un exemple pris dans une sérialité d’exemples, mais l’exemple exemplaire, l’exemple unique, singulier, qui permet de penser la généralité dont il est l’exemple (dans ce cas, la spectralité). Une lecture du Monolinguisme de l’autre permettrait de constater que Jacques Derrida adopte cette position du Narcisse eucharistique pour théoriser le fait que « la langue n’appartient pas »[25]. Expérience singulière à portée universelle. Pour le dire de manière trop brève et trop elliptique, on évite de la sorte d’en rester à une position empirique sans pour autant adopter une position transcendantale.
Quand Jacques Derrida affirme qu’il tient à la vérité, celle-ci n’est pas une vérité métaphysique, ni même une vérité au sens heideggérien. Il affirme clairement :
« […] je suis fatigué de la vérité comme révélation, voile, levée du voile, au sens de Heidegger. »[26]
Là où Heidegger pose un geste de retour aux Grecs et à une pensée de la vérité comme aletheia, antérieure à sa transformation en doctrine par Platon, Derrida tente d’approcher la vérité comme une expérience, un événement :
« […] je tiens à quelque chose qui ressemble à la vérité et qui pour moi se donnerait dans l’expérience de ce qui arrive, une expérience intraduisible, peut-être intransmissible […] pour laquelle je ne veux pas me servir des mots de “lumière” […], de “lucidité”, de “révélation”, d’“éclaircissement”, […] ni même du “comme tel”. En général et chez Heidegger en particulier, c’est quand la chose apparaît “comme telle” que la vérité est possible. »[27]
Intraduisible, peut-être intransmissible, dit Derrida. L’intraductibilité est due à la singularité de l’expérience et à la langue dans laquelle ou par laquelle cette expérience est écrite. La possible intransmissibilité relève du statut même de cette expérience pour laquelle Derrida refuse de se servir des mots traditionnellement associés au concept de vérité et des mots du « langage ordinaire ». Ce qui implique d’écrire autrement.
Ce refus est également celui du « comme tel » de « l’en tant que tel », de la logique du propre (appropriation…), de la phénoménologie de l’apparent :
« Moi, j’essaie au contraire de penser une expérience de vérité qui n’apparaisse même pas “comme telle”, parce que dès que cela apparait “comme tel” cela peut être capté et donc transmis par le langage ordinaire, par le langage au sens courant. »[28]
Dès lors, la vérité ne peut être que poétique, comme l’ont, d’une certaine façon, déjà donné à penser Les confessions d’Augustin en associant la vérité au faire et à l’écriture :
« ecce enim veritatem dilexisti, quoniam qui facit eam, venit ad lucem. Volo eam facere in corde meo coram te in confessione, in stilo autem meo coram multis testibus. » (X.1)
« Et voici que tu as chéri la vérité, car celui qui la fait parvient à la lumière. Je veux donc faire la vérité, dans mon cœur, devant toi, par ma confession, mais aussi dans mon livre, pour de nombreux témoins. »[29]
« Et sous ma plume devant de nombreux témoins »[30], dit une autre traduction.
Il s’agit de faire la vérité dans mon cœur et sous ma plume, par ma plume. Autrement dit, faire la vérité, c’est toujours un geste d’écrivain, qui consiste à laisser surgir une vérité singulière, unique, marquée par une signature qui marque également la langue dans laquelle et par laquelle le texte est écrit.
Souce image : Sandro Borricelli – Saint Augustin dans son cabinet de travail (1480)
[1] Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », in L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 217.
[2] Maître Eckart, Quasi Stella matutina, cité par Derrida, ibid. Lire aussi : « Le mouvement négatif du discours sur Dieu n’est qu’une phase de l’onto-théologie positive. “Dieu est sans nom… Si je dis Dieu est un être, ce n’est pas vrai ; il est un être au-dessus de l’être et une négation superessentielle” (Renovamini spiritu mentis vestrae). Ce n’était qu’un tour ou un détour de langage pour l’onto-théologie : “Quand j’ai dit que Dieu n’était pas un être et était au-dessus de l’être, je ne lui ai pas par là contesté l’être, au contraire je lui ai attribué un être plus élevé” (Quasi stella matutina). Même mouvement chez le Pseudo-Denys l’Aréopagite. » Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale. Un hégélianisme sans réserve », in L’Écriture et la différence, op. cit., p. 398, note 1.
[3] Ibid., p. 398-399.
[4] Jacques Derrida, « Comment ne pas parler – Dénégations », in Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 578.
[5] Ibid., p. 592. Derrida souligne.
[6] Ibid. Derrida souligne.
[7] Jacques Derrida, Ulysse gramophone. Deux mots pour Joyce, Paris, Galilée, 1987, p. 124-125. Derrida souligne.
[8] Jacques Derrida, « Nombre de oui », in Psyché. Inventions de l’autre, op.cit., p. 640. Derrida souligne.
[9] Ibid., p. 641. Lire plus loin : « […] une analytique transcendantale ou ontologique du oui ne peut être que fictive ou fabuleuse, tout entière vouée à la dimension adverbiale d’un quasi. »Ibid., p. 647.
[10] Ibid., p. 643.
[11] Ibid.
[12] Ibid., p.648.
[13] Ibid.
[14] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 255.
[15] Ibid., p. 229. Derrida souligne.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] Ibid.
[19] Jacques Derrida, « Surtout pas de journalistes ! », in Jacques Derrida. Cahiers de l’Herne n. 83, dir. Marie-Louise Maillet et Ginette Michaud, Paris, Éditions de l’Herne, 2004, p. 38.
[20] Id. Spectres de Marx, op. cit., p. 230, note 1.
[21] Ibid., p. 212.
[22] Ibid., p. 212.
[23] Ibid., p. 213.
[24] Ibid., p. 215.
[25] Jacques Derrida, « L’une des pires oppressions : l’interdiction d’une langue », entretien avec Aïssa, Algérie Littérature / Action, mars 1997, n° 9, pp. 105-116.
[26] Jacques Derrida « La vérité blessante. Ou le corps à corps des langues », entretien avec Évelyne Grossman, Europe, mai 2004, n° 901, p. 19.
[27] Ibid., p. 19.
[28] Ibid., p. 20.
[29] Saint Augustin, Les Confessions, précédées de Dialogues philosophiques. Œuvres, 1, édition publiée sous la direction de Lucien Jerphagnon, traduction par Patrice Cambrone, Paris, Gallimard, 1998, « Bibliothèque de La Pléiade », p. 981, je souligne.
[30] Saint Augustin, Confessions, traduction par Louis de Mondadon, Paris, Édition du Seuil, 1982, « Points Sagesse », p. 249.