N°1 – L’à venir de la religion

Editorial, L’à venir de la religion, revue ITER Nº1, 2018.



EDITORIAL

Radicalisation. Intégrismes religieux. Retour compulsif et immaîtrisable du religieux. Laïcité. Valeurs de la République. Tels sont les mots, les expressions que l’on entend inlassablement se répéter dans notre contexte socio-politique en crise. Mais qu’est-ce qui se radicalise ? Indépendamment des actes commis, que ces symptômes indiquent-ils ? Dans le monde entier, on assiste à un phénomène qui prend différentes formes selon les pays. En Afrique et au Moyen-Orient, des régimes s’auto-proclament « Etat islamique » en en appelant à un pacte avec Dieu au-delà de la nation et de la citoyenneté. Des actes terroristes sont commis au cœur de « l’occident » au nom de cet islamisme. En Europe, les impacts furent doubles : non seulement ils ont révélé le morcellement des sociétés de plus en plus recroquevillées sur des fantasmes identitaires, mais ils ont de plus creusé ces divisions en créant de la confusion dans les esprits. Mais cette radicalisation religieuse à laquelle on associe le « terrorisme » est-elle véritablement la seule forme d’intolérance et de rejet de l’autre ? L’appel au retour à la « Terre promise » n’est-elle pas, par exemple, une forme légale d’intégrisme religieux ? Et, de manière encore plus pernicieuse, la laïcité brandie au nom des Lumières et de la liberté d’expression ne risque-t-elle pas, sous sa forme la plus agressive, de se transformer en intégrisme qu’il ne serait peut-être pas impropre de qualifier aussi de religieux ? En parallèle à toutes ces valeurs durcies qui s’affrontent, la technoscience et le capitalisme accompagnent les unes, se mêlent aux autres qui pourtant les rejettent, notamment à travers les nouveaux espaces virtuels créés par les médias qui favorisent le développement d’une idéologie religieuse qu’il serait peut-être, encore une fois, trop hâtif de réduire aux religions déclarées comme telles. Et si tous ces courants avaient pour origine les mêmes sources ? Et si les analyses desdits « experts » ne suffisaient ni à penser ces phénomènes ni à offrir le moindre espoir de contenir leurs violences ? Et s’il fallait en appeler à une autre pensée ?

Dans Foi et savoir publié en 1996, Jacques Derrida tente de penser ensemble le développement des nouvelles technologies et le soi-disant « retour du religieux ». Ce qu’on appelle la « religion », en englobant aussi bien l’islam que les religions juive et chrétienne, serait un effet de la langue latine et concernerait exclusivement la religion chrétienne qui a su se développer, s’exporter et s’imposer dans le monde, à travers ses figures capitalistes. La religion chrétienne serait en effet, et paradoxalement, le principe de ce que Derrida nomme la « mondialatinisation » qui associe la « mort de Dieu » au triomphe du savoir scientifique et à la prolifération des nouvelles technologies. Ledit « retour du religieux » ne serait qu’un nouvel effet de cette mondialatinisation, une réaction auto-immune portée par une foi érigeant en sainteté le phantasme spectral, nécessairement technique et répétitif, de la sur-vie. Mais, au-delà de cette mondialatinisation, Derrida tente aussi de penser le « lieu » universel de la religion qui se manifesterait dans le « re » de la répétition, celui-ci nouant les deux étymologies de la religion (re-ligare et re-legere). Si khôra est bien « le lieu sans lieu » d’où naîtrait le lien entre des survivants qui n’appartiennent pas au temps de la présence, d’où naîtraient la foi, le crédit et le fiduciaire, elle serait « toujours déjà » marquée par une répétition qui est au principe de toutes les déclinaisons possibles du re-ligieux, de sa forme chrétienne inséparable du savoir, à sa forme juive ou islamique. Mais khôra serait également le lieu qui leur résiste, l’expérience d’une messianicité sans messianisme qui ne suivrait aucune révélation. Elle pourrait ainsi représenter l’à venir d’une tout autre « religion » qui reste à inventer.

Cette réflexion de Derrida constituera le point de départ de ce numéro. Est-il possible, avec Derrida, de faire du religieux une propriété de la chrétienté romaine et de son retour un effet de la mondialatinisation ? Comment penser le recours à la laïcité et de quelle laïcité parlons-nous exactement ? Que penser de la forme particulière (si seulement il en a une) d’Islam qui s’est développée dans nos sociétés occidentales et qui est aujourd’hui brandie comme une arme contre les valeurs de ces sociétés ?

A partir des propositions reçues, nous avons suggéré un parcours de lecture, ces textes pouvant bien entendu s’agencer différemment, aussi bien que chacun peut être lu séparément en ouvrant à une multitude d’autres perpectives.

Ce numéro débute avec un entretien vidéo d’Arafat SADALLAH sur L’islam et la religion aujourd’hui. Nous lui avons d’abord demandé s’il considère l’islam comme une « religion » au sens latin ou romain de ce terme, puis nous l’avons questionné sur le rapport qu’il établit entre le théologico-politique et les démocraties occidentales, ainsi que sur une hypothétique « christianisation des musulmans » à l’ère de la mondialisation. Sadallah avance alors la possibilité de relire les textes religieux et le Coran en s’aidant des pensées de Heidegger et de Derrida.

Afin de présenter la problématique de Foi et Savoir de Jacques Derrida, Élise LAMY-RESTED (La tradition des Lumières, quelques pas dans foi et savoir) déplie ce texte dense et difficile selon lequel la « tradition des Lumières » est l’effet de l’accouplement des lumières grecques et de la révélation judaïque. Il s’agit, dans cet article, d’accompagner le mouvement historique de cette tradition en se focalisant plus précisément sur l’une de ses variations : la mondialatinisation, à savoir le développement mondialisé du christianisme romain à travers ses figures théologico-philosophiques (la constitution du sujet moderne et son devenir de saint Paul à Hegel), économiques, techniques et scientifiques.

A travers, notamment, une lecture critique de Jacques Derrida, Jean-Claude MONOD (La promesse de la sécularisation) reprend la problématique du religieux dans l’entretien qu’il nous a accordé. L’auteur propose une définition innovante du concept de sécularisation devenu canonique, et pense son lien et sa différence avec celui de laïcité. Cette réinvention doit permettre de repenser et peut-être même de reconstruire l’espace public au sein duquel cette sécularisation se joue.

L’hypothèse d’une co-implication paradoxale entre sécularité et religiosité est au cœur de l’essai de Thomas Clément MERCIER, Pensées magiques : Retour sur le « retour du religieux ». S’appuyant sur des textes consacrés par Derrida à ladite « sécularisation », Mercier s’intéresse à la texture narrative des récits du « désenchantement du monde » et du « retour du religieux ». Cette analyse vise à interroger une certaine conception de la religion, dont les principes restent gouvernés par une pensée épocale, ethnocentrique et coloniale — l’exemple d’une telle pensée est ici fourni par le Freud de Totem et tabou, et par sa tentative psycho-ethnologique d’établir une périodisation historique ternaire des « systèmes de pensée » : animisme ou magie, religion, science. Dans le but de décloisonner le champ fermé de cette trinité, Mercier souligne les contradictions intrinsèques du texte de Freud, et insiste plus particulièrement sur les difficultés que celui-ci rencontre à isoler et circonscrire ce qu’il nomme « magie ».

Dans un texte inédit, Jean-Luc NANCY relit les travaux que consacre Freud à l’avenir du phénomène religieux, et tente de penser la possibilité d’une « Religion sans passé ni avenir », une vérité non religieuse au coeur du religieux. La ‘déconstruction de la religion’ doit être comprise selon le double sens du génitif : religion déconstruite comme religion déconstruisante — « Prions Dieu de nous garder libres de Dieu ». En lisant Eckhart, Blanchot ou Spinoza, Jean-Luc Nancy analyse cette puissance ou cette vertu de dépassement infini de l’homme par l’homme.

Le religieux est aussi lié à la langue, et sa reconsidération, sous l’angle de la plus grande généralité, se produit à partir de sa mise en situation la plus singulière. Paradoxalement, Serge MARGEL (ALGERRIDA, ou le déracinement. La religion, la langue et la francophonie) avance l’hypothèse d’un déracinement radical ou transcendantal comme fondement du religieux. Un tel déracinement ne repose sur aucun principe. Dès lors, il ne peut être pensé ou expérimenté qu’à partir du passage du religieux à travers ses accidents historiques et régionaux : la langue et les idiomes, l’idiome français et la biographie personnelle —le cas échéant, celle d’un jeune Juif français d’Algérie.

Marta HERNANDEZ ALONSO (Khôra sans foi ni loi) poursuit ce questionnement au croisement entre religion et langue à travers la notion de khôra. La religion est avant tout une manière de parler au sein de la communauté qui la parle. La langue religieuse vise à recréer quelque illusoire essentialité communautaire. Le religieux serait ainsi inséparable de ce que Derrida appelle la « métaphysique du propre ». Ledit « retour du religieux » et ses effets de violence ne répondraient qu’à la tentative inlassable de retourner vers un point originaire de non-contamination. Contre ce fantasme de pureté, Derrida propose de repenser un « matérialisme sans substance » ou un « matérialisme de la khôra » qui ne peut se dire qu’avec un « autre langage » : un langage travaillé par les contradictions et les apories, et ne visant aucun retour à une origine perdue.

Dans le prolongement de cette lecture d’une politique de khôra, ce premier numéro se conclut avec la traduction d’un entretien avec Jacques DERRIDA, conduit par Richard KEARNEY à New York le 16 octobre 2001: Terreur et religion. Pour une politique à venir. Dans cette conversation inédite en français, marquée par les attentats dits « du 11 Septembre », l’immédiateté du contexte historique laisse peu à peu la place à une réflexion sur des questions plus larges ayant trait au rapport entre violence, politique et religion. Derrida y marque non seulement la nécessité de négocier, dans l’espace et le temps, entre des instances dont le statut relève des concepts classiques du politique, mais aussi de maintenir une référence à une autre politique et religion à venir. Khôra serait alors ce qui permet de repenser le politique et le religieux tout autrement, au-delà des concepts traditionnels de l’État et des relations internationales, au-delà de la citoyenneté et du cosmopolitisme.

Elise Lamy-Rested, Gabriel Rezende, Giustino de Michele, Alejandro Orozco, Elias Jabre
Co-rédacteurs : L’à venir de la religion, revue ITER N°1


Source Image : Joseph Mallord William Turner – Fire at the Grand Storehouse of the Tower of London (1841)