ZEYNEP DIREK – Traduire Derrida en turc

Zeynep DIREK, « Traduire Derrida en turc », Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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Ma première tentative de traduire Derrida en turc s’est faite en 1999, à l’occasion de l’invitation du professeur Önay Sözer, qui avait lancé le projet d’éditer un numéro de la revue philosophique Toplumbilim sur Derrida. Je me souviens de notre réunion en tant que premiers traducteurs de Derrida dans un café à Taksim, l’un des quartiers d’Istanbul propices aux rencontres intellectuelles, pour nous engager dans ce projet lancé par le professeur Sözer. Il avait déjà organisé la première visite de Derrida en Turquie à l’Université du Bosphore en 1997 pour donner une conférence sur l’hospitalité. À l’époque, le professeur Sözer avait un poste au département de philosophie à l’Université du Bosphore. Il avait des connexions avec des institutions telles que le Consulat français qui disposait des moyens économiques pour promouvoir la culture française en Turquie, et bénéficiait de l’autorité d’éditeur que la revue Toplumbilim lui conférait. Donc, le seul problème à résoudre était celui de la formation intellectuelle nécessaire pour faire les traductions.

À l’époque, je connaissais déjà Derrida assez bien ; j’avais eu la chance d’assister à ses performances philosophiques aux colloques organisés par des universités et des associations philosophiques aux États-Unis. Il était entouré d’un groupe de philosophes anglo-américains qu’il appelait ses amis, et de leurs étudiants. Trois de mes professeurs avaient publié des articles et des livres sur lui. De plus, il était venu participer à un colloque autour de son « Introduction » à L’Origine de la géométrie, ce que l’on nommait une « Spindel Conférence », à l’Université de Memphis où je faisais mes études doctorales. Donc je lisais Derrida très sérieusement, au moins depuis 1993, avec Leonard Lawlor et Robert Bernasconi dans des séminaires doctoraux consacrés à sa pensée. Après avoir décidé d’écrire ma thèse sur lui, je suis venue à Paris pour assister aux séminaires de Derrida sur l’hospitalité à l’EHESS en 1995-1996. En 1997, quand Derrida est venu à Istanbul, j’étais là, en train de travailler sur ma thèse consacrée à la notion d’expérience chez Derrida, sous la direction de Leonard Lawlor, thèse que j’ai défendue en août 1998 à Memphis.

Ce numéro de Toplumbilim sur Derrida, publié en 1999, aura été la première diffusion de sa pensée en turc. Önay Sözer, lui, travaillait sur la traduction du fameux essai « La différance », et il m’a demandé de traduire une partie – à peu près 20 pages qu’il avait choisies – de « La pharmacie de Platon », texte issu de La dissémination. Le professeur Sözer était phénoménologue, un husserlien qui avait tout récemment développé un intérêt pour la philosophie de Derrida. Donc, il faisait, lui aussi, l’épreuve des difficultés de traduire Derrida en turc.

Revenons à mon expérience de traductrice de Derrida en turc : il faut que je vous dise d’abord que le turc n’est pas une langue d’origine indo-européenne, et qu’il est beaucoup plus difficile de traduire Derrida en turc qu’en anglais ou en allemand. En français, selon les règles générales de construction syntaxique, la phrase commence par le sujet suivi de son verbe après lequel vient l’attribut ou les compléments classés surtout selon leur étendue. Or, en turc le sujet est suivi par des compléments et le verbe vient à la fin de la phrase. Il s’ensuit qu’un auteur qui écrit de très longues phrases est toujours difficile à traduire, car il y a toujours le risque que le lecteur perde le sens de la construction en turc. De plus, dans un texte philosophique il existe toujours un enchaînement logique (rappelons que Derrida cherchait, au-delà de la logique symbolique, une logique propre à chaque texte). La plus grande difficulté que j’ai rencontrée dans ma première tentative de traduire Derrida était de savoir comment restituer cette logique : en contraste avec la syntaxe française qui permet au lecteur francophone de rattraper l’enchaînement logique des idées dans les phrases longues de Derrida, la syntaxe turque ne supporte pas les multiples phrases subordonnées sans que l’ordre des idées soit déjà perdu, car le verbe vient très tard. En de tels cas, on échoue à mettre la logique en ordre. Le lecteur lira de longues phrases dans lesquelles les idées se succèdent de manière confuse. Pour traduire un auteur qui écrit comme Derrida, il faut que le traducteur ou la traductrice prenne de nombreuses responsabilités pour résoudre les problèmes posés par la structure syntaxique de la langue turque.

Donc il a fallu prendre une décision entre, ou bien faire une traduction fidèle à l’ordre des mots sans beaucoup se soucier de syntaxe et au final perdre le sens philosophique, ou bien prioriser le sens et l’intelligibilité en turc, tout en osant prendre le risque de couper le texte français, c’est-à-dire de donner à la voix de Derrida un nouvel espacement et une nouvelle temporalité pour la faire passer en turc. J’ai choisi la deuxième voie.

La deuxième difficulté concerne l’embarras qui consiste à traduire un texte dont on doit trouver/inventer la terminologie, sans avoir aucun exemple précédent. Une bonne traduction peut se faire quand on a le langage d’une pensée philosophique. Par exemple, si je peux parler de Merleau-Ponty en turc avec des étudiants ou collègues turcs, après avoir lu tout des textes en français, cela montre que je possède le langage philosophique turc pour traduire Merleau-Ponty en turc. Car je ne saurais pas inventer le langage d’un philosophe, en me mettant toute seule au travail dans une réflexion solitaire. La traduction vient s’installer dans un langage déjà inventé à travers un engagement commun philosophique. Or, à l’époque, je manquais de cette communauté linguistique. J’avais toujours étudié la philosophie en langues étrangères, lu Derrida en français et en anglais, discuté sa pensée en anglais ou en français. Je ne possédais pas encore le langage philosophique de Derrida en turc. Et personne avant moi n’avait traduit Derrida en turc, donc je n’avais pas de texte préexistant à consulter. Acquérir un langage philosophique dans sa propre langue, demandait que l’on fasse de la philosophie dans sa propre langue. Moi, parce que je n’avais rien étudié en turc depuis mon éducation à l’école primaire, il m’a fallu commencer à apprendre le turc en tant que langue philosophique pour traduire Derrida.

Ma mère, Nuran Direk, qui était professeure de philosophie au lycée en Turquie, et qui ne connaissait rien de la philosophie de Derrida, est devenue la première lectrice de ma traduction. Elle m’a aidé à trouver les moyens de communiquer avec les lecteurs turcs en me proposant de remplacer les expressions philosophiques que j’avais formées pour correspondre aux termes derridiens avec des termes turcs plus familiers aux oreilles des lecteurs. Elle, qui avait reçu son éducation en turc au département de philosophie à l’Université d’Istanbul dans les années 1960, connaissait le langage philosophique aussi bien en Ottoman et qu’en turc moderne. Donc, j’avais une excellente guide dans mon effort pour apprendre la terminologie philosophique en turc.

En rédigeant ma traduction avec ma mère, je me posais tout le temps la question : comment Derrida écrirait-il s’il écrivait en turc ? Ce genre de réflexion secondaire m’aidait à négocier le sens disséminé par l’écriture de Derrida en français dans son passage au milieu linguistique de la langue turque. Il était impossible de tout rassembler et inévitable de perdre quelque chose, mais cela appartenait à la logique de la dissémination. Il y avait là une économie qui négociait avec ce qui reste impossible à négocier.

Önay Sözer, après avoir lu ma traduction de cette partie de La dissémination m’a dit que j’ai rendu Derrida très intelligible. Je ne sais pas ce que cette remarque voulait dire exactement. Trop intelligible ? Voulait-il dire que Derrida n’est pas un penseur qui est aussi intelligible ? Étant donné qu’il avait tout récemment commencé à travailler sur Derrida, j’ai eu l’audace de lui rétorquer : oui, Derrida est difficile à comprendre au début, si vous n’avez pas passé assez de temps à le lire. Mais on peut dissiper beaucoup de confusions si l’on passe plus de temps à travailler sur ses textes.

Pendant toute ma carrière académique en Turquie, j’ai essayé d’expliquer la pensée de Derrida dans des contextes académiques – j’ai fait des traductions et écrit des essais introduisant sa philosophie en Turquie. Venant du Lycée Galatasaray, un ancien lycée français en Istanbul, et ayant enseigné pendant 17 ans à l’Université Galatasaray, une université bilingue franco-turque, je connaissais bien la philosophie académique française. Cet arrière-plan de mon histoire personnelle me permettait d’apprécier l’élan contestateur et révolutionnaire de l’écriture de Derrida.

C’était un style d’écriture qui portait une grande révolte contre la méthodologie scolaire que les institutions de philosophie académique imposaient à tous ceux qui se mettaient à écrire un commentaire philosophique. Je comprends que cette méthodologie exerce un contrôle qui facilite la notation des essais et des thèses par les professeurs, mais cela peut aussi tuer la créativité et la jouissance de l’écriture. Et c’est pourquoi Derrida est encore aussi intéressant pour moi en tant que philosophe et écrivain. D’abord, il était conscient que le texte philosophique est aussi un texte, et que son sens ne se consume pas dans un travail analytique qui isole les arguments pour les réduire à des prémisses et des conclusions, et néglige d’autres éléments marginaux des textes qui ne semblent pas jouer un grand rôle dans ces arguments. Par une herméneutique fascinante, Derrida a montré que toutes les différences se jouent dans la constitution du sens d’un texte.

En tant que traductrice, je me sentais prise dans la tension entre la matérialité et l’intelligibilité du texte ; et c’était là une dichotomie métaphysique que Derrida voulait déconstruire. Il soulignait l’irréductibilité du mouvement des éléments matériaux du langage dans la production de l’intelligibilité du texte. Mais en fait, en poursuivant ce mouvement, il pouvait ouvrir cette autre scène de sens qui est plus dynamique et qui se cache sous la matrice métaphysique. La scène qu’il est impossible de maîtriser peut se lire comme le site de la jouissance. Dans la jouissance il ne s’agit pas de la satisfaction du désir, mais de la répétition d’une impossibilité qui soutient un drôle de régime de contrôle. Je peux dire maintenant qu’en tant que traductrice le plus grand défi est de reconstruire ces moments d’intensification de la jouissance dans une autre langue, dans un autre langage. Le texte d’origine me demandait de relever la poussée de son sens qui provenait des enchaînements de significations construites selon une méthodologie ultra rigoureuse. Dans son opération il excédait l’exercice normal académique tout en montrant les limites de sa prétendue maîtrise.

Derrida savait bien que le traducteur doit trahir le texte qu’il traduit pour lui être fidèle. Mais il est important de déterminer quel élément du texte il faut trahir pour lui rester fidèle. La sémantique ou bien la syntaxe ? La matérialité ou bien l’intelligibilité ? Je crois que j’ai résolu le problème qui se posait à moi, celui de trahir les éléments du texte de Derrida, en me promettant de tout faire pour ne pas sacrifier sa jouissance.

En 2001 j’ai traduit « Les Fins de l’homme », un essai issu de Marges de la Philosophie (Paris : Les Éditions Minuit, 1972, pp. 131-164) et je me rappelle que j’ai beaucoup hésité dans la traduction des termes qui appartenaient à la philosophie de Heidegger. Cela est dû au fait que Heidegger n’était pas traduit en turc à l’époque, et la terminologie de sa pensée n’était pas encore inventée. Les commentaires jouent un grand rôle dans l’initiation et l’adaptation des lecteurs étrangers à un nouveau langage philosophique qui apporte à leur langue maternelle des termes inouïs et un nouveau style de penser. Heidegger n’est entré dans l’académie turque que très tard, à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Donc nous n’avions pas de langage philosophique déjà fait. La raison pour ce retard dans l’entrée de la pensée de Heidegger en Turquie réside dans la direction suivie par la philosophie académie turque depuis les années 1960 dans l’étude de la philosophie allemande, celle de l’anthropologie philosophique de Nicolai Hartmann. Hartmann et Heidegger étaient des rivaux qui tentaient de révolutionner l’ontologie classique depuis les années 1920. Ma traduction des « Fins de l’homme » a été publiée dans la revue de philosophie turque felsefelogos.

En 2005 j’ai commencé à traduire « Violence et métaphysique » pour une revue de philosophie dotée d’une audience très large en dehors des cercles universitaires, et qui m’a proposé d’éditer un numéro dédié à la pensée de Derrida. J’avais beaucoup travaillé sur ce texte, d’abord avec Robert Bernasconi à l’Université de Memphis en 1994, puis pendant mes recherches pour ma thèse de doctorat entre 1995-1998. De plus, avec ma collègue Suna Ertuğrul, professeure dans le département de littérature anglaise à l’Université du Bosphore, mais qui avait écrit sa thèse sur Heidegger à SUNY Binghamton, et qui préférait enseigner la philosophie de Heidegger plutôt que d’autres sujets, nous avons organisé un séminaire en 2005-2006 sur « Violence et Métaphysique » dans une très grande salle pleine d’étudiants venant de divers départements. J’ai dû faire la traduction juste après le séminaire, car je me sentais très proche au texte. L’Écriture et la différence en tant que livre complet est en train d’être traduit, et sera publié par Éditions Metis en 2019.

En 2006 j’ai décidé de reprendre la traduction de « La pharmacie de Platon » pour la compléter. En vérité, une maison d’édition turque m’a montré la traduction complète de La Dissémination faite par quelqu’un qui avait une très bonne compréhension de la langue française, mais qui n’était pas philosophe et n’avait pas du tout été philosophiquement formé à la philosophie de Derrida. La traduction était philosophiquement illisible. Il est évident qu’un texte de Derrida ne peut pas être traduit par quelqu’un qui n’a pas au moins une grande familiarité avec sa pensée. Mais la même chose est vraie quant à la traduction d’autres philosophes. Après avoir vu la catastrophe, je suis revenue à mon ancienne traduction pour la compléter. Mon éditeur voulait que je traduise tout le livre, mais je n’ai jamais eu la confiance nécessaire pour traduire « La double séance » —le texte de Derrida sur Mallarmé. La traduction de ce texte demandait plus que des habiletés philosophiques. Il faudrait bien connaître la poésie de Mallarmé et être un poète pour pouvoir créer en turc des jeux linguistiques analogues, qui concerneraient d’avance la matérialité du langage poétique. Il faudrait approcher la matérialité du langage comme un poète, pour pouvoir créer la possibilité de la jouissance du texte chez les lecteurs turcs. J’ai suggéré les noms de quelques personnes que j’imaginais capables d’accomplir cette tâche. Mais malheureusement personne n’a repris la tâche. Enfin ma traduction de « La pharmacie de Platon » a été publiée séparément malgré le malaise des éditeurs français de La dissémination qui ne voulaient pas que les livres de Derrida soient fragmentés. Je pense qu’on leur a répondu qu’il s’agissait des premières tentatives de traduire Derrida en turc et qu’il était très important de permettre de les publier séparément parce que ces traductions nous donnaient une stratégie, une terminologie, un savoir-faire pour les traductions à suivre. Il est très important de mettre en place des exemples qui créent des standards de lisibilité pour des travaux de traduction à venir.

Finalement, j’ai traduit entièrement Force de loi : Le « Fondement mystique de l’autorité » (1994) en 2007, pour un volume qui s’intitule Şiddetin Eleştirisi Üstüne (Sur la critique de la violence), et qui rassemble des commentaires écrits sur « La critique de la violence » de Walter Benjamin. J’ai aussi été invitée à écrire un commentaire sur Force de loi pour rendre les concepts fondamentaux du texte plus accessibles aux lecteurs turcs.

Il est vrai que très peu de textes de Derrida ont été traduits en turc jusqu’à maintenant et qu’il reste un grand travail à faire. Mais je peux aussi dire qu’on a fait beaucoup de progrès depuis deux décennies. Il y a maintenant beaucoup plus de traducteurs avec une formation philosophique, et qui connaissent le langage philosophique turc. Je n’ai aucun doute qu’ils reprendront la tâche.

Bibliographie

Jacques Derrida, « Platon’un Eczanesi », çeviren Zeynep Direk, Toplumbilim Derrida Özel Sayısı, Sayı: 10 Ağustos 1999, ss. 63-81.

Jacques Derrida, « İnsanın Sonları/Erekleri », çeviren Zeynep Direk, felsefelogos, 2001/3 sayı: 13, Bulut Yayınları, ss. 111-133 (Jacques Derrida, « Les fins de l’homme », Marges de la philosophie, Les Éditions de Minuit: 1972, pp. 131-164).

Jacques Derrida, « Şiddet ve Metafizik », Derrida: Yaşamı Yeniden Düşünürken, Cogito (Özel Sayı), hazırlayan Zeynep Direk, Yaz-Güz 2006, ss-62-160. Jacques Derrida, « Violence et Métaphysique », L’écriture et différence, Seuil, 1983.

Jacques Derrida, Yasanın Gücü, çeviren Zeynep Direk, Metis, 2008 (Jacques Derrida, Force de Loi, Galilée, 1994).

Jacques Derrida, Platon’un Eczanesi, çeviren Zeynep Direk, Pinhan, 2012 (« La pharmacie de Platon », La dissémination, Seuil, 1972).