JACQUES DERRIDA – Traditions, transferts, traductions

Jacques DERRIDA, « Traditions, transferts, traductions », Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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Note éditoriale :

Ce qui suit est le texte d’un discours que Jacques Derrida prononça (dans sa version anglaise) à l’ouverture du colloque franco-indien « Traditions-Transferts-Traductions », qui prit place au Collège International de Philosophie (CIPH), à Paris, du 23 au 26 octobre 1985. Le colloque fut organisé dans le cadre de l’Année de l’Inde, et réunit des intervenants et intervenantes dont Gayatri Chakravorty Spivak, Charles Malamoud, Jean-Michel Salanskis, Lata Mani, René Major, Christian Delacampagne, Sylvain Auroux, et bien d’autres. Les documents liés au colloque ainsi que les textes du discours d’ouverture de Derrida (en versions française et anglaise) sont disponibles dans les archives de l’IMEC, dans le dossier 219 DRR 205.3. Les enregistrements sonores de toutes les interventions et discussions qui prirent place durant cette rencontre sont disponibles à l’écoute sur les bornes de l’INA donnant accès à la mémoire orale du Collège International de Philosophie. Durant le colloque, Derrida prononça également une conférence sous le titre « Les coûts de la traduction (La main de Heidegger et les racines indo-européennes) ». La courte introduction (deux pages) de cette conférence se trouve dans le même dossier. Le reste de l’intervention de Derrida fut constitué du texte « Geschlecht II : La main de Heidegger » dans sa quasi-intégralité, ainsi que d’une partie du texte Geschlecht III, publié en 2018 aux éditions du Seuil. Ces matériaux furent extraits du séminaire donné par Derrida en 1984-1985 à l’EHESS : Séminaire Nationalité et nationalisme philosophiques 1. Le Fantôme de l’autre.

Le texte d’ouverture du colloque, que nous publions ici, présente une série de réflexions préliminaires sur la langue, sur l’éthique et la violence de la traduction. Adresse et discours, il documente également l’engagement de Derrida au sein du Collège International de Philosophie, ainsi que son attachement aux motifs de la transversalité, du passage des frontières et de l’hospitalité. Nous remercions chaleureusement Pierre Alferi de nous avoir accordé l’autorisation de publier ce texte dans ce numéro sur la traduction.

Texte retranscrit et introduit par Thomas Clément Mercier.

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Chers collègues, chers amis,

Au moment d’ouvrir ce colloque et de vous souhaiter la bienvenue, au moment de vous dire toute notre reconnaissance, comment pourrais-je passer sous silence le fait que, vous l’avez déjà remarqué, je m’adresse à vous en anglais ?

C’est-à-dire dans une langue qui n’est pas la mienne, mais qui n’est sans doute pas tout à fait la vôtre, ou qui n’est devenue la vôtre, et la mienne, qu’à travers une histoire, des rapports de force, de traduction et de transaction qui sont sans doute au programme de notre colloque.

Comme vous le savez aussi, et mieux que moi, avant moi, si nous avons ceci en commun, à savoir que cette langue anglaise nous soit à tous étrangère, elle ne l’est pas de la même façon pour vous et pour nous. À l’anglais comme langue étrangère et comme medium de traduction, comme tiers entre nous, nous avons un rapport très différent. Comme vous le savez aussi, ce à quoi je touche ainsi en commençant, ce n’est pas un phénomène purement et étroitement linguistique, au sens délimitable de ce mot, comme du mot de traduction. La traduction comporte dans ce cas des transferts de forces, de modèles, des collisions profondes de traditions de pensée, etc. Si l’anglais n’est ni votre propre langue ni une langue étrangère parmi d’autres ; si d’autre part ce medium linguistique s’impose à nous aujourd’hui comme le plus économique et techniquement le plus disponible, cela tient à tout un réseau de données historiques, politiques, économiques, techniques, linguistiques, voire fantasmatiques, qui sont peut-être au centre de notre colloque, en ce lieu où les transferts, au sens de déplacements de forces, de modèles ou de paradigmes, mais aussi au sens psychanalytique, croisent, traversent les langues, quand les traductions sont plus que des traductions, quand elles engagent ou entraînent des traditions de la pensée, de la culture, de la religion, de l’éducation, de la technique, de la politique, de l’existence, de l’être et de l’être-là en général.

On pourra peut-être interpréter comme l’effet d’une première violence ce fait que l’anglais nous soit imposé, à vous comme à nous, et qu’une troisième langue assure en quelque sorte la médiation entre nous. Cette première violence constitue un énorme symptôme sur lequel une réflexion ne manquera pas de s’engager ici, directement ou indirectement, dans ses dimensions philosophique, historico-politique, techno-économico-scientifique, etc. Et cette réflexion ne concernera pas seulement la sédimentation du passé mais les affirmations et les engagements les plus risqués de l’avenir.

En me demandant dans quelle langue, au nom du Collège International de Philosophie, je m’adresserais à vous, je me suis dit que je devrai d’abord écarter la langue et le code de la diplomatie, choisir plutôt la langue et le code de l’hospitalité. La diplomatie, qui par définition compte toujours avec la force, la violence et la duplicité, veut que chacun parle dans sa propre langue pour réaffirmer ainsi son identité et son indépendance nationale, dans un rapport de force dont le tiers interprète est le témoin. Au contraire, le code de l’hospitalité commande que nous parlions la langue de l’autre, et que paradoxalement nous marquions notre dette à l’égard de l’autre en lui faisant ce présent qui consiste à parler dans sa langue, dans la langue de l’autre.

Ces deux codes, celui de la diplomatie et celui de l’hospitalité, paraissent incompatibles. Il faut choisir entre eux.

Or quelle est ici ma situation et celle du Collège International de Philosophie ? Je ne veux pas parler la langue de la diplomatie, la mienne, le français, mais pour m’adresser à vous, je dois me servir d’une langue qui n’est pas non plus celle de l’hospitalité puisque l’anglais n’est pas vraiment, absolument, purement votre langue. Néanmoins, comme l’anglais est aussi votre première langue étrangère, votre seconde première langue (maternelle, paternelle, ou plutôt maternelle in law), il paraissait plus hospitalier de vous souhaiter la bienvenue et de vous remercier de votre présence à travers ce medium qui s’est imposé à vous avant de s’imposer à moi.

Je crois que j’ai déjà abordé, au moins en surface, le lieu où se croisent tous les thèmes de notre colloque dans leurs dimensions linguistiques (la traduction) qui ne se séparent pas des dimensions philosophiques (la tradition de la pensée, de la culture, de la religion) ni des dimensions psychanalytiques, techno-économiques, politico-historiques (le transfert, la loi, la transposition des modèles).

Mais je me demande encore si, en paraissant user de la langue de l’hospitalité, la vôtre, votre langue paternelle ou maternelle in law, je n’ai pas en vérité accumulé les violences. Non pas pour avoir utilisé une fois de plus la langue de l’Empire mais selon un trajet encore plus pervers, peut-être. En effet, pour aller vers l’autre, en proposant de penser et de pratiquer le passage vers l’autre, est-ce que le Collège n’a pas subrepticement défini ce passage (tout autre chose qu’un « passage to India ») dans une langue qui cette fois n’est ni l’anglais ni une des langues de l’Inde, mais quelque chose comme le latin ? En quelque sens qu’on les détermine, le transfert, la traduction, la tradition sont des passages, des pas qui transitent et qui transitent tous selon le sens d’un mouvement ou le mouvement d’un sens commun qui est celui de la traversée, et qui passe par le latin trans, tra, ou inter.

Est-ce que trans se traduit sans reste dans une autre langue, dans toute autre langue, en un seul mot, avec le même réseau sémantique et grammatical ? Est-ce qu’en choisissant de vous proposer ce titre pour ce colloque, je ne vous ai pas imposé en contrebande un idiome latin ? Est-ce que, même en anglais, le TRA de translation, transference, tradition ne fait pas déjà secrètement la loi ? L’unité de TRA se laisse-t-elle traduire sans perte et sans violence dans votre idiome ou plutôt dans vos idiomes car une violence supplémentaire consisterait, je pense, à présupposer une unité de la langue indienne.

Dès lors, TRA, TRANS, avec tout ce qui vient le déterminer (tra-dition, tra-duction, transition, transport, transfert, etc.), c’est pour nous le titre d’une question, d’un nœud de questions plutôt qu’un programme ou une problématique ; c’est une question pour la pensée avant d’être un programme de recherches ou un problème pour la science. Car comme vous le savez, notre colloque doit en principe s’inscrire dans une série de manifestations, comme on dit, qui ont lieu en France dans le cadre de l’année de l’Inde qui a été décidée au plus haut niveau par les gouvernements français et indiens. Vous connaissez aussi les thèmes des autres colloques : Cinéma et technologie de l’image, Coopération industrielle, Aménagement urbain, Planification et gestion de l’énergie. La singularité et l’importance de notre colloque, c’est qu’il ne se réduit à aucun champ déterminé, à aucun programme finalisé, à aucun souci de productivité. Il en appelle à ce que j’appellerai ici faute de mieux la pensée. Or lorsque les gouvernements français et indien ont proposé au CIPH d’organiser et de prendre la responsabilité de cette rencontre, la condition que j’ai alors posée, c’est que le choix de thèmes et des personnes ainsi que les modalités de travail soient laissés sans réserve à la discrétion des chercheurs français et indiens qui travailleraient dans la plus grande autonomie. Cette condition fut acceptée par les deux gouvernements, et elle fut rigoureusement respectée, ce dont je veux prendre acte ici et ce pour quoi je veux rendre hommage à tous ceux qui ont représenté les gouvernements dans la préparation de cette rencontre et nous ont puissamment aidés sans jamais chercher à intervenir dans nos choix.

Quand je vous ai proposé d’intituler ce colloque Tradition, traduction, transfert[1] — ce que je vous remercie d’avoir accepté — j’avais déjà conscience d’abuser et de commettre une première violence, une autre encore, au moment où pourtant je choisissais le motif le plus ouvert, au carrefour de tant d’autres carrefours, croisant de façon économique et elliptique tant de questions philosophiques, linguistiques, politiques, historiques, techniques, scientifiques, économiques. Quelle était cette première et ultime violence pour laquelle je tenais à vous demander pardon ?

C’est la violence de l’hospitalité même. En effet le TRA, le TRANS, l’INTER, toutes ces marques de latinité, dont vous nous direz si on peut les traduire sans dommage dans l’un des mots de vos idiomes respectifs, sont en quelque sorte les noms propres, les actes de naissance puis la signature du Collège International de Philosophie. Au cours de cette brève allocution de bienvenue, je ne décrirai pas cette nouvelle institution qu’est le CIPH. Je n’en raconterai pas l’histoire et les prémisses qui remontent au moins à 1982. Je me contenterai de souligner que cette institution se veut essentiellement INTER-nationale, TRANS-nationale, INTER-scientifique et qu’elle se donne pour mission le passage TRANS-versal entre les langues, les cultures, les traditions et les disciplines. INTER, TRA, TRANS, c’est le lieu et le mouvement, le motif même, la mission et la responsabilité que le CIPH voudrait se donner.

C’est dire l’importance, à nos yeux, du colloque qui s’ouvre aujourd’hui. Ce n’est pas seulement un honneur pour nous que de vous accueillir ici. Sous ce titre (Traditions, Transferts, Traductions) c’est sans doute à ce jour le colloque le plus significatif et le plus important dans l’histoire des colloques organisés par le Collège. Malgré notre désir, nous n’avions pu jusqu’ici avoir de nombreux contacts avec des chercheurs indiens. C’est donc avec enthousiasme que nous avons préparé cette rencontre. Malheureusement, malgré la richesse de la participation indienne et européenne, malgré la présence de tant d’éminents chercheurs indiens venus d’Inde, des USA et de Grande-Bretagne, nous n’avons pu multiplier les invitations à la mesure de nos désirs et de l’immensité du champ de recherche ouvert. Mais aussi bien les dimensions d’un colloque de 4 jours et les conditions d’un vrai travail de recherche et de discussion nous prescrivaient de ne pas dépasser certaines limites. Nous espérons que d’autres rencontres nous permettront plus tard d’étendre nos échanges avec d’autres chercheurs. De même, malgré la diversité des thèmes abordés, des problèmes traités, des perspectives ouvertes, notre travail restera encore limité. Mais j’attire déjà votre attention sur ce fait : bien que, non sans quelque artifice, nous ayons inscrit chaque communication sous l’un des trois titres (Tr.Tr.Tr.)[2], la plupart auraient dû figurer sous les trois, et certains fils conducteurs non nommés comme tels, par exemple la question de la femme, traversent en diagonale, on le vérifiera facilement, l’ensemble des trois journées de travail en séance fermée.

Avant de céder la parole à Charles Malamoud qui a bien voulu présider cette première journée, je voudrais d’abord le remercier. Charles Malamoud, ainsi qu’Olivier Herrenschmidt et Mme Battácharya ont bien voulu nous donner beaucoup de leur temps et de très précieux encouragements et conseils tout au long de la préparation de cette rencontre, depuis plus d’un an. De plus loin, Gayatri Chakravorty Spivak en a fait autant et à tous nous disons notre très chaleureuse et profonde reconnaissance.

Je remercie aussi René Major qui, comme Charles Malamoud et Gayatri Chakravorty Spivak, a accepté de coordonner ces journées et d’en présenter la synthèse le dernier jour.

Notre reconnaissance va enfin à tous ceux qui représentent les institutions sans l’aide desquelles tout cela n’aurait pas été possible : le Comité français pour l’Inde, le Gouvernement indien qui nous a soutenu dans le financement de certains voyages, l’Association Dialogue entre les Cultures en la personne, notamment, de M. Terrac, association qui nous a aussi accordé son soutien tout au long de l’organisation de ce colloque.

Je vous remercie encore, forme des vœux pour les travaux qui vont commencer, et passe la parole à M. Malamoud.

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[1] En fait, le titre de l’événement tel qu’écrit sur les affiches et programmes est « Traditions-Transferts-Traductions ».

[2] Tel dans le tapuscrit.