Évelyne GROSSMAN, Comme si j’étais un autre (la scene conceptuelle chez Jacques Derrida), revue ITER Nº3, 2024.
« … tout se passe comme si […] le concept d’écriture commençait à déborder l’extension du langage. A tous les sens de ce mot, l’écriture comprendrait le langage. »
Jacques Derrida, De la grammatologie, p. 16
Comme si… Artaud, Blanchot et d’autres
Partons d’une hypothèse pour tenter d’apprivoiser chez Derrida la fuyante question du comme si, question apparemment si enfantine dans ses ressorts imaginaires, si vertigineuse pourtant, pour peu qu’on la prenne au sérieux, tant il est vrai qu’elle ouvre dans la pensée de brusques déséquilibres qui perturbent l’agencement ordonné du discours philosophique.
On connaît chez Derrida ces envolées d’une étourdissante inventivité, cette jubilante virtuosité dans laquelle il nous emporte, écrivant non pas comme s’il était Artaud (ou, au choix : Blanchot, Sollers, Genet, Joyce, Ponge…), mais dans l’élan d’une proximité quasi fusionnelle à leurs écritures. Il s’en dissocie pourtant, les analysant, analysé par elles, tissant son écriture vocale dans la leur, se réappropriant-désappropriant leur voix à distance savante. Ainsi par exemple, dans Forcener le subjectile, ce texte où apparemment il mimique, mimétise littéralement l’écriture d’Artaud, se coulant dans ses élans, retrouvant la puissance d’ébranlement de cette poésie en acte, renouant avec sa physique désarticulatoire des corps et des mots.
À l’orée de cet essai, Forcener le subjectile, c’est d’abord l’habituelle question préalable de tout commentateur d’Artaud que pose Derrida : comment écrire sur Artaud, après lui ? Et dans quelle langue ? Y a-t-il d’ailleurs une langue propre à Artaud ? Comment la qualifier ? En outre, l’essai de Derrida doit être traduit et publié d’abord en allemand avant de paraître chez Gallimard du fait de la censure exercée par l’héritier d’Artaud sur la publication du catalogue de l’œuvre peint du poète établi par son éditrice, Paule Thévenin. Comment alors, se demande à plusieurs reprises Derrida, les traducteurs allemands vont-ils traduire (doublement traduire) mon texte commentant les dessins d’Artaud ? Instabilité redoublée du texte et questions en série, donc :
« Je suis sûr que ce que j’écris ne sera pas traduisible sans reste en allemand. Ni dans la langue d’Artaud. Faudrait-il écrire comme Artaud ? J’en suis incapable et quiconque d’ailleurs tenterait d’écrire comme lui, sous prétexte d’écrire vers lui, le manquerait encore plus sûrement, perdrait la moindre chance de le croiser jamais dans le dérisoire de cette contorsion mimétique. »[1]
Comment Artaud a-t-il pu écrire sur la peinture de Van Gogh des textes aussi bouleversants, au sens d’un véritable déracinement du regard, demande en substance Derrida. Il faut en effet se garder de céder au cliché trop simple d’un rapport d’identification d’Artaud à son double en miroir : écrivant sur Van Gogh, il parlerait en fait de lui-même, etc. Bien plutôt, le miroir est troublé, à moins qu’il n’ait volé en éclats. Artaud n’a pu entrer dans ce rapport avec Van Gogh « qu’en se livrant lui-même à l’expérience qu’il décrit au moment où il renonce précisément à décrire la stabilité d’un tableau. »[2] Je résume le parcours interprétatif de Derrida : écrivant sur Van Gogh, Artaud n’est plus un sujet mais un jet, une jetée, un projectile se jetant à corps perdu sur la peinture de Van Gogh, à même la toile sur laquelle il écrit. Dans le même mouvement d’ébranlement, se dissolvent le sujet regardant et l’objet regardé ; ce qui déstabilise la toile fait voler en éclats l’assise du sujet lui-même. Artaud n’écrit pas comme s’il était Van Gogh (identification), il écrit en se déportant vers Van Gogh, le traversant dans le trajet d’un transfert (projection). Cette expérience, Derrida la nomme traversée d’une jetée :
« J’appelle ici jetée le mouvement qui, sans être jamais lui-même à l’origine, se modalise et se disperse dans les trajectoires de l’objectif, du subjectif, du projectile, de l’introjection, de l’interjection, de l’objection, de la déjection et de l’abjection, etc. »[3]
Derrida écrit donc à son tour cette relation instable, inspirée, d’Artaud à Van Gogh dans laquelle Artaud n’imite pas mais met en mouvement des forces, une lancée sans cesse rejouée vers l’autre qui déséquilibre toute ressemblance en miroir. J’ouvre d’ailleurs ici une parenthèse : on sait à quel point en effet Artaud le parano hait les imitateurs comme Lewis Carroll, ce plagiaire qui prétend avoir écrit avant lui, Artaud, l’histoire d’Alice et sa Traversée du Miroir, ou encore comme le comte de Lautréamont, ce faussaire qui a assassiné Isidore Ducasse pour écrire comme lui à sa place, sans parler de Dieu, ce prétendu créateur, copiste suprême qui vole mes mots avant que j’aie eu le temps de les penser, lui qui déjà « lisait mes vers dans ma tête de mort-né ». Et Derrida lui-même n’imite pas l’écriture d’Artaud, il ne reproduit pas un modèle de lecture ou de regard distordu à travers l’autre en miroir – ce qu’Artaud nomme un « regard de traviole ». Notons simplement ceci avant d’y revenir : le comme si chez Derrida déséquilibre toute position d’écriture ; il inscrit dans son élan une autre modalité de la « différance ».
Autre exemple, presque au hasard, ce passage dans Parages où Derrida commente ce titre d’un récit de Blanchot, L’arrêt de mort. Voici ce qu’écrit Derrida :
« Arrête, avec deux r,c’est donc bien ce qui ordonne l’arrêt, mais l’ar(r)ête, c’est aussi, comme nom, cette limite aiguisée, cet angle d’instabilité sur lequel il est impossible, précisément, de s’installer, de s’arrêter. Cette limite joue donc aussi dans le mot et y dessine une ligne de vacillation. »[4]
Prêtons-y attention, c’est précisément sur cette « ligne de vacillation », cette ligne d’instabilité que Derrida écrit ici, à travers Blanchot, dans les failles mêmes d’un texte ouvert en miroir du sien et qu’il répète en écho déformé, le disloquant à son tour au point de rendre leurs écritures quasi indissociables.
Je le formulerais ainsi : cette ligne où toute identité vacille, ligne d’arrête ou de crête, est aussi le fil sur lequel Derrida, un instant funambule, traverse ce déséquilibre ouvert par Blanchot. Si le syntagme « arrêt de mort » les fascine en effet à ce point l’un et l’autre, ce n’est pas seulement en raison des jeux polysémiques qu’il suggère mais d’abord pour les positions discursives précaires, quasi acrobatiques qu’il exige de penser : retournements et distorsions syntaxiques, rétablissements provisoires sous d’autres angles sonores, nouvelles perspectives ouvertes à la pensée – l’ensemble n’allant pas sans une certaine agressivité joyeuse. Comme ici, dans cette phrase de Derrida :
« Il n’y a pas seulement deux sens ou deux syntaxes de l’arrêt, il y a, au-delà d’une mobilité ludique, l’antagonie d’un arrêt à l’autre. L’antagonie dure de l’un à l’autre, l’un relevant l’autre sans répit. L’arrêt arrête l’arrêt. Dans les deux sens. L’arrêt s’arrête. […] [C]omme la mort, l’arrêt reste (s’arrête, s’arreste) indécidable. »[5]
Que veut dire « antagonie », le mot que forge ici Derrida ? Il joue certes sur l’agonie interminable, vraie ou fausse, de tel ou tel « personnage » (protagoniste) du récit de Blanchot mais il évoque aussi à mes yeux l’antagonisme (l’agôn grec) qui marque l’inévitable défilé des rivalités mimétiques entre moi et cet autre qui me ressemble, chez lui comme chez Blanchot : aliénation, dépendance du désir au désir de l’autre, transitivisme, agressivité. Cette aliénation imaginaire au fondement de toute relation au semblable que décrit entre autres Lacan à propos de la construction narcissique du sujet, cette « libido “négative” qui fait luire à nouveau la notion héraclitéenne de la Discorde »[6], rejoint dans sa forme extrême ce que Hegelavait repéré comme lutte à mort des consciences se traduisant dans l’alternative mortifère : c’est lui ou moi. Ici : lutte symbolique des interprétations antagonistes dans l’équilibre précaire de l’arrêt de mort.
De façon plus policée mais non moins résolument agonistique, on pourrait renvoyer ici sans y insister aux controverses diverses, tantôt vives tantôt feutrées, qui opposèrent Derrida à quelques-uns de ceux qui étaient sans conteste les plus proches de lui (à divers points de vue), comme Foucault, Ricœur, Lévinas ou Lévi-Strauss… pour ne rien dire de Lacan. Cette « pulsion de vérité »[7] en lui que Derrida évoqua un jour, n’est sans doute pas étrangère à cette concurrence agonistique en miroir, cette « furieuse passion » (Lacan, à nouveau) que la psychanalyse réfère au moment narcissique structurant le sujet humain. Le rapport « passionnel » à la vérité et à l’interprétation que Derrida défendait n’allait pas sans agressivité.
Troubles dans l’image
Plutôt que la définition kantienne du comme si, je préfère donc évoquer ici la description que quelques psychanalystes comme Hélène Deutsch ou Joyce McDougall ont proposée après Freud. Le « comme si » (als ob, as if), chez elles, décrit un rapport troublé à l’image de soi : mon reflet dans le miroir fait apparaître un autre que je ne parviens jamais tout à fait à prendre pour moi, réactivant ainsi à chaque fois la discordance initiale ou le retard de perception dans lequel mon image la première fois m’est parvenue. D’où ce mimétisme désespéré par lequel certains tentent de rejoindre en lui ressemblant la forme qu’ils imaginent être attendue d’eux[8].
Dans une version plus inquiétante, le retour de ce comme si j’étais un autre, inspire l’image du Doppelgänger, ce Double qui a hanté la littérature romantique ou fantastique, voire l’univers moderne de la fantasy ou des jeux vidéo. Ce qui est déstabilisé dans les structures comme si que décrit la psychanalyse, c’est donc la scène inaugurale du « stade du miroir » dans l’apologue lacanien, ce moment où se joue la première identification subjective, lorsque l’enfant se reconnaît dans l’image unifiée de son corps reflété. Dans ces structures comme si pourtant, quelque chose demeure non unifié et l’image demeure obstinément floue, dédoublée, comme dans une impossible mise au point.
Or – et c’est précisément ceci qui me semble rapprocher paradoxalement Lacan et Derrida, en dépit de tous leurs différends – ce qu’ils repèrent l’un et l’autre au cœur de ce qu’on croit être l’Un originaire, c’est précisément le discord et le retard, la faille et la discontinuité. Ainsi Lacan souligne-t-il la discordance première entre l’animation joyeuse du corps reflété dans le miroir et la réalité de l’infans, son insécurité, son impuissance encore à coordonner ses mouvements. La jubilation qu’il éprouve face au miroir repose donc sur une anticipation imaginaire qui devance le réel corporel, autant dire un leurre où prendra désormais sa source l’instabilité de tout rapport à soi[9]. Et de même, me semble-t-il, le comme si chez Derrida est une ressemblance instable qu’il s’agit de déjouer et rejouer en écrivant précisément sur cette ligne de faille interne au miroir où vacille toute identité.
Alors, le comme si est un fondamental opérateur d’instabilité qui permet de penser et d’écrire en différant indéfiniment, et d’abord de soi-même, ce sujet psychologique que Derrida nomme volontiers unitaire, intentionnel et conscient. Tout se passe comme s’il s’agissait au fond de rejouer à l’envers la scène du miroir. Ce qui est déjoué est justement l’adhérence sans différence, l’illusion de la coïncidence à soi dans le « s’entendre-parler » ou le « se voir-écrire ». Ne nous hâtons pas toutefois d’y entendre un enjeu simplement psychologique ou psychanalytique même si la définition de l’identité y est explicitement soulevée.
Derrida a plus d’une fois désigné le moment husserlien de ses débuts comme un mouvement déclenchant de son écriture après sa longue dépression de la fin des années cinquante[10]. Dès la fin de son Introduction à L’Origine de la géométrie de Husserl, il met en scène dans un vaste mouvement rhétorique les prémices conceptuelles de sa pensée à venir, celle du retard originaire,« l’altérité de l’origine absolue apparaissant structuralement dans mon Présent Vivant ». À l’origine, il y a donc de la faille et du retard, un « Présent vivant » « toujours autre dans son identité à soi-même » et qui « n’est présent qu’en se différant sans relâche. »[11] Le miroir sonore se fissure donc comme le miroir visuel. Derrida reprendra dans La Voix et le Phénomène sa critique du « s’entendre-parler » chez Husserl censé incarner l’auto-affection pure, la proximité de l’être comme présence. Au contraire, souligne-t-il, le « s’entendre-parler » est « ouverture irréductible » et l’auto-affection « produit le même comme rapport à soi dans la différence d’avec soi, le même comme le non-identique. »[12] On voit comment s’ouvre chez Derrida la scène conceptuelle de l’écriture : de cette faille déstabilisant les fondements narcissiques du moi (le double miroir), il fait une arme (dislocation, dissémination, jubilation).
Ce processus permettant de prendre la parole non plus « en son nom » mais au nom de ce qui n’est plus un Je stable en son identité, il s’y réfère sous bien des vocables : la différance, le supplément d’origine, l’écart, l’espacement, la trace. Je diffère de moi dans tous les sens du terme et de là aussi la possibilité d’une jouissance projetée à travers l’écriture.
Dislocation, dissémination, jouissance
J’ai rappelé ailleurs[13] ce que Derrida confia un jour de cette angoisse éprouvée à l’adolescence de n’avoir pas de voix en propre, de voix à lui, alors qu’il était tourmenté par le désir d’écrire. Il se sentait alors « protéiforme », disait-il, comme affligé d’un mimétisme lui faisant recouvrir toutes les apparences et toutes les voix sans jamais réussir à trouver la sienne propre :
« Je me disais : je peux tout écrire et donc je ne peux rien écrire. C’est là que se creusait ce vide que je croyais reconnaître chez Artaud. Comme si je me disais : au fond je ne suis rien, je peux être n’importe qui, je peux prendre telle ou telle posture et donc quelle est ma voie (ma voix) ? »[14]
En clin d’œil à ce que raconte Beckett de l’illumination soudaine qui lui permit enfin d’écrire, on pourrait nommer « illumination husserlienne » ce qui advint à Derrida au tournant des années cinquante : la révélation d’une différance inhérente à soi, d’un espacement qui non seulement permette d’écrire mais en façonne la jouissance secrète. Car ce qu’il découvre dans le s’entendre parler de Husserl, c’est aussi la possibilité d’une écriture où s’érotise l’écart à soi : jouissance d’une pensée écrite sur la ligne vibrante des cordes vocales. La jouissance d’écriture si spécifique à Derrida – et la séduction qu’elle opère – est liée en effet à son oralisation, sa pulsation sonore, sa répétition rythmée, théâtralisée, dans laquelle on entend ce qu’il reconnaîtra immédiatement chez Artaud : une « force pulsive » une pensée de la pulsion. On aurait tort de croire que cela ne s’applique qu’aux textes d’Artaud. Barthes le dit aussi, quoique différemment : écrire, comme lire, engage le corps tout entier.
Plus d’une fois la scène se répète : un écart imperceptible, une dissociation légère, un hiatus… alors l’écriture se déplace et se théâtralise. Question d’oreille ? De regard ? Entre les deux. La scène philosophique chez Derrida (« la scène de l’écriture » comme il la nomme chez Freud) naît de cette faille qui déstabilise toute prétention à affirmer simplement ; elle ouvre un jeu indissociablement conceptuel et érotique. On sait l’importance qu’il a toujours accordée à ce qui dans l’écriture est trace de la voix, et inversement ce qui, dans la voix, est empreint d’écriture. Dans le renvoi de l’un à l’autre, il privilégie l’indécidable de dispositifs d’écriture, ce qu’il appelle parfois des scénographies, gramophonies (chez Joyce, aussi bien), pictographies (chez Artaud). Il déclare ceci par exemple dans un entretien :
« Ce qui m’intéresse, c’est l’écriture dans la voix, la voix en tant que vibration différentielle, c’est-à-dire la trace. […] [J]e n’aime pas tellement écrire pour publier, j’aimerais plutôt parler en position d’écrivain ; ce que j’aime faire, c’est, par exemple, […] donner à entendre dans ce que j’écris une certaine position de la voix, quand la voix et le corps ne se distinguent plus ; et ça passe par la bouche évidemment ; je n’ai de goût que pour ce goût-là, enfin surtout pour ce qui s’écrit par des langues, de bouche à oreille, de bouche à bouche, ou de bouche à lèvres… »[15]
Indécidable vérité : éloge de l’insécurité
La question du comme si interroge ainsi chez Derrida le lien paradoxal qui unit philosophie, exigence éthique et érotisation du concept dans l’écriture. Qu’est-ce qu’un texte, demande-t-il – reprenant la question posée au moins depuis La dissémination – qui ne serait plus un corpus fini d’écriture, un corps bordé en ses limites « mais un réseau différentiel, un tissu de traces renvoyant indéfiniment à de l’autre, référées à d’autres traces différentielles ? »[16] Si tout texte en effet est mis en mouvement, déséquilibré, que reste-t-il de la question même de la vérité, supposée relever d’une définition stable et assurée voire rassurante. Imagine-t-on une vérité indécidable à jamais, en déséquilibre ? Il n’est guère lieu ici de rappeler le lien chez Derrida entre vérité et événement, voire vérité et poésie, sur lequel il revint plus d’une fois. Je me bornerai à suggérer ceci pour finir : la vérité est aussi une question littéraire et la déconstruction s’écrit. Mieux même, comme il le précise dans l’un de ses derniers grands textes politiques, la déconstruction n’a jamais pris la forme objectivante d’un savoir : « inscrite, prise et comprise qu’elle aura toujours été, et toujours reconnu être, dans l’élément même du langage qu’elle met en cause »[17].
En d’autres termes, il n’y eut jamais de séparation chez Derrida entre un premier mouvement « littéraire » ou « linguistique » de sa philosophie où il commenta Mallarmé, Artaud ou Sollers et un « tournant » politique (political turn, ethical turn) dans les années 1980 ou 1990. Comme il le dit lui-même plus d’une fois, « la pensée de la politique a toujours été une pensée de la différance et la pensée de la différance toujours aussi une pensée du politique, du contour et des limites du politique »[18]. La question est donc moins de chercher les traces des prises de parti politiques, de « contenus » politiques dans sa pensée que de montrer que la scénographie derridienne est aussi et de bout en bout politique.
Je n’en prendrai qu’un exemple, celui de sa critique virtuose du cercle où la démocratie se referme lorsqu’elle se rassemble en son « propre » (ipsocentrisme), décrivant le « cycle de la théologie politique à la fois paternaliste et patriarcale ». De son étourdissant développement « en roue libre » (comme il le formule lui-même drôlement), je ne retiendrai qu’un extrait, morceau de bravoure littéraire et poétique, analyse aiguë s’il en fut des dévoiements inhérents à la roue démocratique :
« Quand je dis “roue”, je ne me réfère pas davantage, ou du moins pas encore, à la figure purement géométrique du cercle ou de la sphère. […] Il paraît difficile de penser le désir ou la nomination de quelque espace démocratique sans ce qu’on appelait en latin une rota, sans la rotation ou le roulement, sans la rondeur ou la rotondité giratoire du rond qui tourne en rond, sans la circulation, fût-elle pré-technique, pré-machinique et pré-géométrique, de quelque tour ou plutôt de quelque retour automobile et autonomique à soi, vers soi et sur soi, à soi et sur soi de l’origine, qu’il s’agisse de l’auto-détermination souveraine, de l’auto-nomie du soi, de l’ipse, à savoir du soi-même qui se donne à lui-même sa loi, de toute auto-finalité, auto-télie, du rapport à soi comme être en vue de soi, à commencer par soi à fin de soi, autant de figures et de mouvements que j’appellerai désormais, pour gagner du temps et parler vite, rondement, l’ipséité en général. Par “ipséité”, je sous-entends donc quelque “je peux” ou à tout le moins le pouvoir qui se donne à lui-même sa loi, sa force de loi, sa représentation de soi, le rassemblement souverain et réappropriant de soi dans la simultanéité de l’assemblage ou de l’assemblée, de l’être-ensemble, du “vivre ensemble” comme on dit aussi. »[19]
On l’aura entendu, ce que met en scène ici Jacques Derrida c’est la critique d’un certain narcissisme collectif qui, comme le paon, fait la roue ; retour sphérique à soi sans différance, lien insidieux du cercle et du tout de la totalité, pour ne pas dire du totalitarisme : « Le tout fait un tout avec lui-même, il consiste à totaliser, donc à se rassembler en tendant vers la simultanéité ; et c’est là que le tout, comme tout, est un avec soi, ensemble avec lui-même »[20].
Dans l’effusion lyrique que mime ici l’écriture inspirée de Derrida, se fait entendre la force d’entraînement des dérives funestes qui toujours menacent la démocratie, cette « topologie auto-immunitaire » comme il la nomme, excluant au-dehors les « ennemis domestiques » de la démocratie. Car précisément, et il l’affirme aussi d’autre part, ce qui définit la démocratie c’est justement qu’elle n’est jamais « proprement ce qu’elle est, jamais elle-même »[21]. Comme tout sujet, la démocratie se diffère, elle renvoie à un autre qu’elle-même. Par où l’on retrouve la même frontière incertaine, le même angle d’instabilité, le même renvoi à un autre que soi qui marque depuis le début la vacillation incertaine du sujet pour Derrida, son indécidable « arrêt de mort ».
Alors le trouble inaugural – « quelle est ma voie (ma voix) ? » – devient mode de penser. C’est sans doute ici l’un des mouvements fondamentaux auquel invite Jacques Derrida : transformer sa propre insécurité vitale en style de vie : philosophique, politique et poétique.
Source image : photographie, Alexandra Grossman
[1] Jacques Derrida, Forcener le subjectile, in Id. et Paule Thévenin, Antonin Artaud. Dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986, p. 60. Derrida souligne.
[2] Ibid. p. 63. Je souligne.
[3] Ibid. Derrida souligne.
[4] Jacques Derrida, Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 154.
[5] Ibid. p. 159
[6] Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 116
[7] À propos de ce qu’il appelle ses « textes de contestation un peu provocante dans certains milieux », il confia un jour ceci : « Il m’est arrivé quelquefois d’écrire des textes dont je savais qu’ils allaient heurter. Ils étaient par exemple critiques à l’égard de Lévi-Strauss ou de Lacan – je connais tout de même assez bien le milieu pour savoir que cela allait faire des histoires – eh bien, il m’était impossible de garder cela pour moi. Cela, c’est une loi, c’est comme une pulsion et une loi : je ne peux pas ne pas le dire. » Jacques Derrida, « La vérité blessante ou le corps à corps des langues », entretien avec Evelyne Grossman, revue Europe, n. 901, mai 2004, p. 20-21. Voir aussi Lacan, « L’agressivité en psychanalyse » [1948], in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
[8] Sur ces notions de « structure as if » ou de « faux self » voir par exemple : Helen Deutsch, La Psychanalyse des névroses, Paris, Payot, 1970 ; Joyce McDougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978. Également D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
[9] À propos de la discordance, voir Lacan, Écrits, op. cit. p. 94-95
[10] Sur tout ceci, voir la biographie de Benoît Peters, Derrida, Paris, Flammarion, 2010.
[11] Jacques Derrida, Introduction à L’origine de la géométrie de Husserl, Paris, P.U.F.,1962, p. 170-171.
[12] Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, P.U.F., 1967, p. 92.
[13] Evelyne Grossman, L’Angoisse de penser, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008, p. 43-45.
[14] Jacques Derrida, « Les voix d’Artaud (la force, la forme, la forge) », entretien avec Evelyne Grossman, Le Magazine littéraire, n. 434, septembre 2004, p. 35.
[15] Jacques Derrida, « Dialangues » [1983], repris dans Points de suspension, Paris, Galilée, 1992,p. 150. Un exemple encore, de cette jouissance de l’indécidable ? « […] et le voici qui plie sous le fardeau, il l’assume sans l’assumer, nerveux, inquiet, traqué, cadavérisé comme la bête qui fait la morte et se confond avec le feuillage, la littérature en somme, pour échapper aux assassins ou à leur meute, cadavre qui se porte lui-même, lourd comme une chose mais léger si léger, il court il vole si jeune et léger futile subtil agile délivrant au monde le discours même de ce simulacre imprenable immangeable, la théorie du virus parasite, du dedans/dehors, du pharmakos impeccable, terrorisant les autres par l’instabilité qu’il porte partout, un livre ouvert dans l’autre, une cicatrice au fond de l’autre, comme s’il creusait le puits d’une escarre dans la chair […] », « Circonfession » Jacques Derrida par Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, p. 282-83.
[16] Jacques Derrida, Parages, op. cit. p. 127.
[17] Jacques Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 206, n. 2.
[18] Ibid. p. 64. Derrida souligne.
[19] Ibid. p. 30. Derrida souligne.
[20] Ibid., p. 32.
[21] « La démocratie est différantielle, elle est différance, renvoi et espacement. […] La démocratie n’est ce qu’elle est que dans la différance par laquelle elle se diffère et diffère d’elle-même. », ibid. p. 63.