CRISTINA DE PERETTI – Lire-traduire Derrida

Cristina de PERETTI, « Lire-traduire Derrida », Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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« J’écris, j’ose le dire, pour eux et pour elles, sous leur regard. Ces traducteurs sont non seulement les meilleurs lecteurs et lectrices, mais des inventeurs dans leur langue. Le partage avec eux m’est indispensable et précieux : pour écrire, penser, lire »[1] (Jacques Derrida)

Tous les lecteurs de Derrida connaissent parfaitement et l’importance que celui-ci a toujours attaché à la langue et son amour pour cette langue française qu’il aime, affirme-t-il, « comme un étranger qui a été accueilli, et qui s’est approprié cette langue comme la seule possible pour lui » :[2]  toujours « au bord du français, uniquement, ni en lui ni hors de lui, sur la ligne introuvable de sa côte »[3] mais à la fois, dit-il, « comme si j’étais son dernier héritier, le dernier défenseur et illustrateur de la langue française ».[4] Ces mêmes lecteurs constatent également, à la lecture de chaque texte, la maîtrise que Derrida a de cette langue : la subtilité avec laquelle il l’entame et avec laquelle il la sollicite sans cesse, « en respectant dans l’irrespect sa loi secrète. C’est ça — ajoute-t-il —, la fidélité infidèle »,[5] afin de l’enrichir et de la renouveler, de la réinventer et de la transformer ; la lucidité avec laquelle il la fait trembler, les torsions qu’il lui fait constamment subir, les tournures insolites qu’il sait introduire dans des phrases souvent apparemment banales ; mais encore son goût pour la greffe et pour la paléonymie, son talent pour débusquer ou pour inventer ces mots indécidables dont la multiplicité signifiante et générative résiste à toute conceptualisation et, partant, à toute réappropriation ; son adresse pour jongler sémantiquement et à la fois syntaxiquement avec les mots suscitant de la sorte des « feux de mots » — comme il dit lors d’un entretien accordé à Lucette Finas en 1972 — qu’il allume à tout bout de champ afin de « consumer les signes jusqu’à la cendre… » ;[6] ou la virtuosité avec laquelle il sait faire appel au dictionnaire et aux étymologies pour les retourner souvent contre eux-mêmes :

Que cela n’empêche pas d’utiliser les mêmes mots pour des concepts différents, et afin de trahir la langue, des homonymes et de fausses étymologies pour des concepts analogues. / Les mots  sont donc déchaînés. Ils enragent le dictionnaire. La langue n’a pas lieu, pas de lieu sûr. Le discours est donneur de sens, mais comme un indicateur vient trahir un réseau. La traditio livre (überliefert) le sens mais pour perdre l’institution dans la répétition. Il faut toujours tabler la scène de la langue sur un de trop. L’opposition (langue/discours) dénonce elle-même, elle-même et toutes les autres.[7]

Autant de défis passionnants pour les lecteurs mais encore, à plus forte raison, pour les traducteurs de Derrida dont l’écriture, qui parle toujours « plus d’une langue »[8] (dans tout système linguistique, y compris à l’intérieur même de cette soi-disant langue « maternelle », originaire et sans tache, sans contamination, il y a toujours plus d’une langue) et produit plusieurs textes à la fois, aime à laisser les portes grandes ouvertes à d’autres lectures et à d’autres écritures à venir. Car non seulement toute écriture en appelle toujours irrémédiablement à la contresignature de l’autre, du lecteur ; non seulement la possibilité de la langue, c’est-à-dire aussi la chance du serment et de la promesse, de l’héritage et de la survie, ne peut arriver qu’en vertu de cet autre, de sa langue et de sa venue, mais encore, du moment qu’ « un texte en lit un autre […], comment arrêter une lecture ? — demande Derrida pour ajouter trois lignes plus bas — […] Chaque texte est une machine à multiples têtes lectrices pour d’autres textes ».[9]

C’est aussi pourquoi, sans doute, ce travail-de-lecture-écriture[10] qu’est, pour Derrida, la traduction ne constitue pas une tâche parmi d’autres mais, au contraire, une question philosophique incontournable : « […] la question de la déconstruction est aussi de part en part la question de la traduction et de la langue des concepts, du corpus conceptuel de la métaphysique dite “occidentale” ».[11] Une métaphysique ‒ rappelons-le — dont les présupposés les plus enracinés et les plus tenaces — mais encore les vœux les plus chers — concernant plus précisément la question de la traduction pourraient sans doute se résumer en trois points :[12] 1) un concept idéal(iste) de la langue qui assurerait l’unité et l’homogénéité de tout système linguistique ; 2) la transparence et l’univocité du sens de tout texte ou, du moins, la possibilité d’une polysémie limitée et maîtrisable, autrement dit, formalisable (ce qui impliquerait, partant, la double thèse d’une lisibilité et d’une traduisibilité univoques et universelles) ; et, finalement, 3) le privilège ontologique et sémantique du texte dit « original » auquel cette tradition philosophique entend qu’il faut toujours remonter[13] afin de pouvoir décider si une traduction est « bonne », à savoir, si elle est fidèle, conforme à l’original. Dans lequel cas l’équivalence sémantique des mots ou des énoncés, transmise de la langue d’origine dans la langue d’arrivée, s’avérerait intacte, sans subir aucune altération considérable, « sans dommage essentiel ». C’est pourquoi aussi, tout au long de son histoire, cette tradition a toujours considéré la traduction comme une simple transcription et, partant, comme une opération dérivée, secondaire, qui n’ajouterait rien à cette présumée totalité, à cette supposée présence originaire, pleinement comblée et identique à elle-même, que serait, d’entrée de jeu, celle du texte dit « original ». Mais, est-ce que l’« original » est vraiment identique à lui-même ?[14] Il n’est pas toujours évident, d’ailleurs, comme signale l’écrivain espagnol Javier Marías,[15] quel est au juste le texte « original », quelle est vraiment sa langue d’origine ou encore quelle est en fait la langue de départ de certaines traductions. Tel est sans doute le cas d’auteurs comme Beckett ou Nabokov mais encore le cas de Derrida lui-même dont un certain nombre de traductions — du moins espagnoles — de ses textes ont été faites à partir de l’anglais.[16]

De même qu’il n’a jamais renoncé à faire trembler l’idée même de présence (conçue par la tradition occidentale en termes de plénitude, de totalité, d’unité, d’identité, de mêmeté) et d’origine, une seule origine simple,[17] Derrida n’a jamais cessé non plus de contrecarrer la notion traditionnelle de traduction. Le récit (Genèse, 11 : 1-9) de la construction de la tour de Babel et de son échec, rappelle Derrida, symbolise — je résume énormément, bien entendu — non seulement la multiplicité irréductible des langues mais encore l’impossibilité même d’achever quelque construction que ce soit.[18] La traduction est nécessaire, cela ne fait aucun doute : « il faut traduire »[19], affirme Derrida. Mais, loin de constituer une tâche subsidiaire, la traduction répond, au contraire, à une double dette : la dette du traducteur à l’égard du texte dit « original » et, à la fois, la dette dudit texte — partant, toujours incomplet, toujours en défaut, en manque, de quelque chose — à l’égard de cette traduction qui lui assure ainsi la survie. Autrement dit, si la traduction est un supplément, c’est, en quelque sorte, en tant que condition de possibilité de ce texte « original » qu’elle comble et fait survivre. Cela dit, quoique nécessaire, la traduction est à la fois impossible et, par conséquent, toujours imparfaite et interminable. Mais, Derrida le dit souvent dans ses textes, ce sont justement ces restes, ces restes intraduisibles, ces restes qui résistent à la traduction, ces restes « à-traduire », qui par là même la réclament et la mettent en marche : « ce qui reste intraduisible est au fond la seule chose à traduire, la seule chose traductible. L’à-traduire du traductible ne peut être que l’intraduisible ».[20]

La thèse de la traduisibilité absolue (ainsi que celle de la lisibilité totale, relevant d’un vouloir-dire unique et univoque) ne serait donc qu’une chimère. De même, la notion classique de traduction, de cette traduction considérée comme une tâche supplémentaire, accessoire, qui, de plus, échoirait d’ordinaire aux femmes, ne serait, à son tour, qu’un exemple, parmi tant d’autres, de ce « phallogo(phono)centrisme », cette « structure dominante dans l’histoire de la métaphysique »,[21] que Derrida a toujours sollicité sans répit :

Si on se réfère à un certain concept de traduction qui domine peut-être jusque chez Benjamin, concept selon lequel la traduction est dérivée, en situation de dérivation par rapport à un original, à l’original qui est séminal, le fait que souvent les femmes soient traductrices, ou qu’on les invite à l’être, et qu’en fait, objectivement, des statistiques montreraient qu’elles sont souvent en situation de traductrices, relève, en effet d’une subordination, qui pose un problème politique. Je ne veux pas insister là-dessus. C’est évident pour tout le monde. Si on déplace un peu le concept de traduction, par exemple à partir […] d’une perspective qui ferait de la traduction autre chose qu’une opération secondaire, à ce moment-là, la position de la traductrice serait autre, bien qu’elle soit sexuellement encore marquée. Benjamin dit « le traducteur » et pas « la traductrice », il faut le remarquer. Je crois que ça consonne avec tout le système de son texte. Il parle du traducteur et non de la traductrice, et le traducteur en général, ça peut être homme ou femme. Il nous le donne comme le traducteur. Si on déplace cette perspective classique, on prend conscience, depuis le dedans de cette tradition classique, […] que le texte dit original est en situation de demande à l’égard de la traduction. L’original n’est pas un plein qui en viendrait par accident à être traduit. La situation de l’original est la situation d’une demande, c’est-à-dire d’un manque, d’un exil, et l’original est a priori endetté à l’égard de la traduction. Sa survie est une demande de traduction, un désir de traduction […] ; la traduction ne vient pas s’ajouter comme un accident à une substance pleine mais elle est ce que demande le texte original, non pas simplement le signataire du texte original mais le texte lui-même. Car si la traduction est endettée à l’égard de l’original (c’est cela la tâche, la dette (Aufgabe)), c’est que déjà l’original est endetté à l’égard d’une traduction à venir.

[…] La traduction est une écriture, n’est pas simplement une traduction au sens de la transcription, c’est une écriture productive qui est appelée par le texte original.[22]

Et c’est justement cette traduction conçue non plus comme la simple translation d’un contenu sémantique d’une langue de départ dans une langue d’arrivée mais, au contraire, comme une écriture productive, créatrice, inventive, qui transforme le texte dans ladite langue d’arrivée[23], que Derrida va désigner comme une « traduction relevante », une traduction qui fait preuve, à son tour, d’une certaine « fidélité infidèle ».

Or, voici déjà un mot ou, plus précisément, un adjectif verbal, « relevant(e) », qui n’est pas sans lancer un défi aux traducteurs. Si nous essayons de le traduire, par exemple en espagnol (ma langue de traduction), nous nous heurtons inévitablement au fait que, tandis que nous pouvons rendre aisément le nom « relève » (que Derrida a choisi pour traduire en français l’Aufhebung hégélienne) par le mot « relevo » et que le verbe espagnol « relevar » ainsi que l’adjectif « relevante » qui en découle traduisent également sans peine un certain nombre de significations du verbe français « relever » (comme remettre debout ; mettre en relief, noter, souligner ; élever, donner plus de hauteur, mais encore donner une valeur plus haute, rehausser ; remplacer, relayer, voire également destituer, révoquer), pas plus le verbe que l’adjectif ne peuvent, par contre, transporter en espagnol cet autre sens, « le sens connoté […] de la cuisine », du verbe français « relever » auquel, dans son texte intitulé justement « Qu’est-ce qu’une traduction “relevante” ? », Derrida fait une fois de plus appel non seulement pour traduire dans sa langue le verbe anglais « to season » de la pièce de Shakespeare Le Marchand de Venise mais encore pour caractériser la traduction telle qu’il la conçoit de façon radicalement différente de la vérité et du sens:

Il s‘agit de donner du goût, un autre goût qui se marie au premier goût perdu, restant le même tout en l’altérant, en le changeant, en lui enlevant sans doute quelque chose de son goût natif, originaire, idiomatique, mais en lui donnant aussi, et par là-même, plus de goût, en cultivant son goût naturel, en lui donnant encore plus le goût de son goût ; de sa saveur propre et naturelle : c’est ce qu’on appelle « relever » en cuisine française.[24]

Or, ce sens culinaire du verbe français « relever », c’est ce qu’on appelle en espagnol « sazonar », « aliñar », « condimentar », « aderezar ». En espagnol, on ne relève pas la nourriture : on l’assaisonne.

La tâche de la traduction « relevante » consiste donc, tout en le respectant, à altérer, en quelque sorte, le texte à traduire, à ne pas le garder intact, autrement dit, à lui fournir, dans la langue d’arrivée, quelque autre agrément qui, tout « en cultivant son goût naturel », en lui ôtant « quelque chose de son goût natif, originaire, idiomatique », en l’accommodant avec de nouveaux ingrédients, le réinvente, le transforme en un texte qui sera le même que le texte « à traduire » et à la fois différent de celui-ci. Le même et à la fois un autre : voilà ce que Javier Marías désigne à son tour comme « l’un des paradoxes insolubles de la traduction ». [25]

Cela dit, nous pourrions sans doute nous demander si, à l’instar de la traduction, la lecture — « [les] traducteurs sont […] les meilleurs lecteurs et lectrices… » — ne serait pas encore, pour Derrida, une autre façon de cuisiner un texte ? De le cuisiner en le retournant dans tous les sens, en l’interrogeant sans cesse, en cherchant à obtenir de lui toujours plus d’une confidence, toujours plus d’un secret, toujours plus d’une découverte, afin de le rendre ainsi, à son tour, plus relevant : plus corsé, plus stimulant. Autrement dit aussi : plus appétissant, plus savoureux, plus goûteux.

***

Je reviens, pour finir, sur la question de l’à-traduire, de l’intraduisible. Car, y a-t-il, parmi les écrits de Derrida, un texte plus intraduisible que Glas ? C’est peut-être en partie parce que « ce qui reste intraduisible est au fond la seule chose à traduire » (sans oublier non plus cette autre raison, sans doute beaucoup plus prosaïque, plus terre à terre, qui n’est autre que celle de permettre aux lecteurs hispanophones et, plus précisément, aux étudiants ne parlant pas le français de lire Glas dans leur langue), que nous avons décidé de relever — c’est le cas de le dire ! — le défi d’en entreprendre la traduction en espagnol.

En un premier temps, vers la fin des années 1980 et à la suite de la publication de la traduction de Glas en anglais, nous nous sommes donc lancés, mon ami Luis Ferrero et moi, dans cette aventure. Après avoir traduit d’un bout à l’autre les deux colonnes de Glas et après avoir révisé une bonne partie de notre traduction, nous avons toutefois dû interrompre notre travail pour des motifs personnels et professionnels. Il ne s’est agi là cependant que d’une interruption en quelque sorte « prémonitoire » — comme Luis Ferrero aime à dire après coup — puisque c’est justement à la fin d’un paragraphe où Derrida rappelle, en citant Hegel, que « Jésus mourut avec la conviction que son dessein ne serait pas perdu »[26] que nous avons arrêté la révision de notre traduction. Or, notre dessein ne s’est pas perdu non plus. Bien des années plus tard, en 2007, nous avons obtenu un projet de recherche qui nous a permis de reprendre cette traduction que nous avions laissée en suspens. Cependant, cette fois-ci, il ne s’agissait plus d’un travail à deux mais d’un travail en équipe avec d’autres professeurs, des doctorants et des étudiants. Et notre plus ou moins obsolète traduction, laissée en friche au fond d’un tiroir pendant une vingtaine d’années environ, nous a tout de même servi de point de départ, telle une sorte de brouillon, dans la nouvelle étape de cette entreprise que nous avions dû délaisser mais à laquelle nous savions parfaitement que nous n’avions au fond jamais renoncée. Et que, dans ce deuxième temps, nous avons enfin réussi, non sans empêchements en tous genres, à mener à son terme[27].

Pour m’en tenir strictement aux écueils concernant la traduction (car il y en a eu aussi beaucoup d’autres avec différentes maisons éditrices), voici donc un plus ou moins bref échantillon des maintes complications et des innombrables casse-têtes qui nous attendaient, qui nous guettaient, en se multipliant sans cesse, aux quatre coins de Glas, de ses colonnes et ses judas : comment réinventer en espagnol — ou dans toute langue autre que le français — l’homonymie, ou quasi-homophonie, de toute une série de mots tels que « genet » (avec ou sans majuscule, avec ou sans accent circonflexe), « scène/cène », « seing/sein », « ça/sa », « mer/mère », « penser/panser », « saigner/signer », « gland/glande », etc. ainsi que de tant d’autres « feux » de mots, comme « mors » et « morsure », ou d’expressions comme « Harcamone d’or » ou « le vraiment feint », pour n’en citer qu’une toute petite partie ? Comment reproduire l’indécidabilité (relevant de cette pluralité sémantique contradictoire que renferment les mots et qui se multiplie d’autant plus qu’elle s’inscrit dans une syntaxique qui les travaille à la fois qu’elle les fait travailler) ‒débordements, excès, sémantico-syntaxiques que, le plus souvent, seule la langue française semble rendre possible‒ de termes tels que « reste(r) », « tombe(r) », « bande(r) », mais encore « élève », « émoi » ou « occurrent », pour n’en citer, une fois de plus, que quelques exemples parmi tant d’autres possibles ? Que faire de ce(tte) « presqu’île » apparemment anodin(e) que nonobstant Derrida désigne, dans son texte, comme « le lieu idéal du travestissement »[28] et de sa « structure […] retorse » ? Comment mettre en relief, tout en faisant comme si de rien n’était, ces deux adverbes, « déjà » et « derrière » (tout en tenant compte, en outre, que ce dernier est aussi une préposition et un nom commun), si courants en français mais, qu’en pareille occurrence, nous ne pouvions pas envisager de traduire comme il serait d’usage sans nous risquer à les effacer et à faire ainsi passer tout à fait inaperçus ces deux termes sous lesquels, ou derrière — c’est encore le cas de le dire ! — lesquels, se cachent et se disséminent bel et bien, d’un bout à l’autre de Glas, et les sigles de Jacques Derrida et son nom de famille ? Et, pour mettre enfin un terme à cet inventaire, comment, en revanche, ne pas traduire « glas » — ce titre que, allez savoir pourquoi !, les traducteurs américains et allemands n’ont pas traduit ; ce mot qui (se) dissémine à perte de vue dans le texte en l’ensemençant un peu partout de ses effets « GL » (sans doute le plus relevant de tous ces fameux « effets + L ») — par « clamor » ? Comment, en effet, ne pas faire appel au mot « clamor » dont le sens courant espagnol est « cri », « clameur » ou « plainte » mais dont une autre signification, plus rare et quelque peu désuète, dit bien nonobstant le tintement d’une cloche pour annoncer la mort de quelqu’un ? D’autant plus que, de même que le verbe « clamorear » (qui signifie « implorer », « supplier » mais encore « sonner le glas »), le mot « clamor » a, en outre, l’avantage ou, si l’on préfère, le mérite de prendre également à son compte — quoique, évidemment, non sans restes — une bonne partie de ces autres effets « CL » — classe, classification, classement, classeur, classer, enclasser, déclasser, (dé)classifier, classique, etc. — qui, à leur tour, traversent et transpercent Glas d’un bout à l’autre.

Il ne s’agit pas, bien entendu, d’énumérer ici point par point les solutions — certaines, à notre avis, couronnées de succès, d’autres, par contre, éventuellement susceptibles d’être améliorées — qui ont été les nôtres en face des incalculables difficultés de traduction auxquelles nous nous sommes trouvés confrontés à chaque pas. Je me bornerai donc à dire tout simplement que, pendant des années, sans ménager notre temps et nos efforts — la pensée et les textes de Derrida, d’ailleurs, n’en méritent pas moins —, nous avons consacré de longues journées, qui pourtant nous semblaient s’écouler en un clin d’œil dans cette sorte d’atelier de traduction mais encore — tel était du moins notre souci — de pensée et d’écriture, à faire notre (im)possible — quoique, hélas, sans succès garanti — pour être à la hauteur de cette « traduction relevante », la seule traduction envisageable pour Derrida, la seule — rappelons-le encore une fois pour conclure — qui peut ainsi donner du goût, « encore plus le goût de son goût », au texte, la seule qui, tout en le transformant dans sa langue d’arrivée, ne cesse pas pour autant de respecter « dans l’irrespect » « sa saveur propre et naturelle ».

Mais c’est encore au lecteur qui va lire Glas en espagnol qu’il revient de décider si, en effet, nous avons réussi ou non à nous approcher un tant soit peu de notre dessein…

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[1] Jacques Derrida, Table ronde « Jacques Derrida et ses traducteurs », in Quinzièmes Assises de la traduction littéraire (Arles 1998). Arles, Actes Sud, 1999, p. 209.

[2] Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin. Entretien avec Jean Birnbaum. Paris, Galilée/Le Monde, 2005, p. 39.

[3] Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine. Paris, Galilée, 1996, p. 14.

[4]Ibid., p. 79. « […] je ne considère pas la langue comme un instrument, ni comme un éther diaphane. Mais si je n’écris pas de façon transparente, ce n’est pas pour obéir à je ne sais quel goût de l’obscurité ou de l’hermétisme. Par respect et pour l’amour de la langue, j’essaie d’inventer ou de reconnaître des possibilités disons “poétiques  dans la langue même. Cela prend quelquefois la forme de syntagmes que certains, avec mauvaise humeur, et injustement, je crois, appellent des “jeux » (Jacques Derrida, « Toute prise de parole est un acte pédagogique » (Entretien de Jean Blain), in Lire (Paris), mars 1994).

[5] Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin…, op. cit., p. 38.

[6] « […] mais — poursuit Derrida — d’abord et plus violemment, par la verve irritée, disloquer l’unité verbale, l’intégrité de la voix, frayer o effrayer […] la surface calme des “mots, en soumettant leur corps à une cérémonie gymnastique […], cérémonie à la fois joyeuse, irréligieuse et cruelle (qu’on danse avec les morceaux), à un travail économique : le plus grand rendement syntaxique ou sémantique possible avec la moindre dépense […], remarquant ce néanmoins, dans le coin de cette usine polysémique, une trappe sans fond dont on ne peut arrêter ni décrire le contour » (Jacques Derrida, « Entretien de Lucette Finas avec Jacques Derrida : “Avoir l’oreille de la philosophie” » (1972), in L. Finas, S. Kofman, R. Laporte, J.-M. Rey, Écarts. Quatre essais à propos de Jacques Derrida. Paris, Fayard, 1973, pp. 311-312).

[7] Jacques Derrida, Glas. Paris, Galilée, 1974, p. 14ai.

[8] « Si j’avais à risquer, Dieu m’en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot d’ordre, je dirais sans phrase: plus d’une langue » (Jacques Derrida, Mémoires ‒ pour Paul de Man. Paris, Galilée, 1988, p. 38).

[9] Jacques Derrida, « Survivre », in Parages. Paris, Galilée, 1986, p. 152. C’est moi, C. P., qui mets les crochets.

[10] « Il faudrait donc, d’un seul geste, mais dédoublé, lire et écrire. Et celui-là n’aurait rien compris au jeu qui se sentirait du coup autorisé à en rajouter, c’est-à-dire à ajouter n’importe quoi. Il n’ajouterait rien, la couture ne tiendrait pas. Réciproquement ne lirait même pas celui que la “prudence méthodologique, les “normes de l’objectivité et les “garde-fous du savoirretiendraient d’y mettre du sien. Même niaiserie, même stérilité du “pas sérieuxet du “sérieux. Le supplément de lecture ou d’écriture doit être rigoureusement prescrit mais par la nécessité d’un jeu, signe auquel il faut accorder le système de tous ses pouvoirs » (Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », in La Dissémination. Paris, Seuil, 1972, p. 72).

[11] Jacques Derrida, « Lettre à un ami japonais » (1985), in Psyché. Inventions de l’autre. Paris, Galilée, 1987, p. 387.

[12] Cf. Jacques Derrida, « Table ronde sur la traduction », in C. Lévesque et C. McDonald, dirs., L’oreille de l’autre, otobiographies, transferts, traductions. Textes et débats. Montréal, vlb Éditeur, 1982, p. 159.

[13] « […] le projet de remonter “stratégiquement, idéalement, à une origine ou à une “priorité simple, intacte, normale, pure, propre, pour penser ensuite la dérivation, la complication, la dégradation, l’accident, etc. Tous les métaphysiciens ont procédé ainsi, de Platon à Rousseau, de Descartes à Husserl: le bien avant le mal, le positif avant le négatif, le pur avant l’impur, le simple avant le compliqué, l’essentiel avant l’accidentel, l’imité avant l’imitant, etc. Ce n’est pas là un geste métaphysique parmi d’autres, c’est la requête métaphysique la plus continue, la plus profonde et la plus puissante » (Jacques Derrida, Limited Inc. Paris, Galilée, 1990, p. 174).

[14] Cf., plus loin, la note 24.

[15] Javier Marías, Literatura y fantasma, Madrid, Alfaguara, 2001, pp. 374-375 et 396-397, par exemple.

[16] Tel est le cas, par exemple, de Mémoires ‒ pour Paul de Man, du “Concept du 11 septembre et, plus récemment, de Limited Inc.

[17] Par exemple : « La ruine ne survient pas comme un accident à un monument hier intact. Au commencement il y a la ruine. […] Comment aimer autre chose que la possibilité de la ruine? Que la totalité impossible? […] La ruine n’est pas devant nous, ce n’est ni un spectacle ni un objet d’amour. Elle est l’expérience même : ni le fragment abandonné mais encore monumental d’une totalité, ni seulement, comme le pensait Benjamin, un thème de la culture baroque. Ce n’est pas un thème, justement, cela ruine le thème, la position, la présentation ou la représentation de quoi que ce soit. Ruine : plutôt cette mémoire ouverte comme un œil ou la trouée d’une orbite osseuse qui vous laisse voir sans rien vous montrer du tout. Pour ne rien vous montrer du tout. Pour” ne rien montrer du tout, c’est-à-dire à la fois parce que la ruine ne montre rien du tout, et en vue de ne rien montrer du tout. Rien de la totalité qui ne s’ouvre, se perce ou se troue aussitôt » (Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines. Paris, Louvre. Réunion des Musées Nationaux, 1990, p. 72).

[18] Cf. Jacques Derrida, « Des tours de Babel » (1980), in Psyché. Inventions de l’autre, op. cit., pp. 203-236.

[19] Jacques Derrida, « Théologie de la traduction », in Du droit de la philosophie. Paris, Galilée, 1990, p. 392.

[20] Jacques Derrida, Ulysse gramophone. Deux mots pour Joyce. Paris, Galilée, 1987, pp. 59-60. Rappelons également cet autre passage de Parages : « Un texte ne vit que s’il sur-vit, et il ne sur-vit que s’il est à la fois traductible et intraduisible (toujours à la fois, et : ama, en “même temps). Totalement traductible, il disparaît comme texte, comme écriture, comme corps de langue. Totalement intraduisible, même à l’intérieur de ce qu’on croit être une langue, il meurt aussitôt. La traduction triomphante n’est donc ni la vie ni la mort du texte, seulement ou déjà sa survie. On en dira de même de ce que j’appelle écriture, marque, trace, etc. » (Jacques Derrida, « Survivre », op. cit., pp. 147-148).

[21] Jacques Derrida, « Nous autres Grecs », in B. Cassin, éd., Nos Grecs et leurs modernes. Paris, Seuil, 1992, p. 272.

[22] Jacques Derrida, « Table ronde sur la traduction », op. cit., pp. 200-202.

[23] Puisque c’est de traduction dont il s’agit ici, je me permets de traduire en français le passage d’un entretien de Derrida uniquement publié — du moins que je sache — en espagnol : « Les textes traduits ne disent jamais la même chose que le texte original. Il se passe toujours quelque chose de nouveau. Même, ou surtout, dans les bonnes traductions. Il y a des transformations qui répondent, d’une part, à la transmission dans un contexte culturel, politique différent, à une traduction différente et qui font que “le même texte” — il n’y a pas un même texte, même l’original n’est pas identique à lui-même —, même à l’intérieur de la même culture, a des effets différents. D’autre part, la meilleure traduction doit transformer la langue d’arrivée, c’est-à-dire, elle doit être elle-même une écriture inventive et transformer ainsi le texte. Plus une traduction est fidèle, comme on dit — c’est-à-dire plus elle est conforme à la singularité de la signature du texte original —, plus elle transforme sa propre langue ; et plus le traducteur signe son texte. Lorsque j’écris, je pense toujours à la traduction. Pour moi, entre la déconstruction et l’expérience de la traduction il y a une affinité essentielle » (Jacques Derrida, « Leer lo ilegible » (Entrevista de Carmen González-Marín), in Revista de Occidente (Madrid), nº 62-63, 1986).

[24] Jacques Derrida, « Qu’est-ce qu’une traduction “relevante ? » (1998), in M.-L. Mallet et G. Michaud, éds., Cahier de L’Herne : Jacques Derrida. Paris, L’Herne, 2004, p. 572.

[25] Javier Marías, Literatura y fantasma, op. cit., p. 400.

[26] Jacques Derrida, Glas, op. cit., p. 107a.

[27] Cf. Jacques Derrida, Clamor / Glas. Madrid, La Oficina de Arte y Ediciones, 2015.

[28] Jacques Derrida, Glas, op. cit., p. 273b.


Source Image : Jacques Derrida, Clamor, trad. Cristina de Peretti et Luis Ferrero (coordinateurs), Madrid: La Oficina de arte y ediciones, 2015