ZEYNEP DIREK – Traduire Derrida en turc

Zeynep DIREK, « Traduire Derrida en turc », Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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Ma première tentative de traduire Derrida en turc s’est faite en 1999, à l’occasion de l’invitation du professeur Önay Sözer, qui avait lancé le projet d’éditer un numéro de la revue philosophique Toplumbilim sur Derrida. Je me souviens de notre réunion en tant que premiers traducteurs de Derrida dans un café à Taksim, l’un des quartiers d’Istanbul propices aux rencontres intellectuelles, pour nous engager dans ce projet lancé par le professeur Sözer. Il avait déjà organisé la première visite de Derrida en Turquie à l’Université du Bosphore en 1997 pour donner une conférence sur l’hospitalité. À l’époque, le professeur Sözer avait un poste au département de philosophie à l’Université du Bosphore. Il avait des connexions avec des institutions telles que le Consulat français qui disposait des moyens économiques pour promouvoir la culture française en Turquie, et bénéficiait de l’autorité d’éditeur que la revue Toplumbilim lui conférait. Donc, le seul problème à résoudre était celui de la formation intellectuelle nécessaire pour faire les traductions.

À l’époque, je connaissais déjà Derrida assez bien ; j’avais eu la chance d’assister à ses performances philosophiques aux colloques organisés par des universités et des associations philosophiques aux États-Unis. Il était entouré d’un groupe de philosophes anglo-américains qu’il appelait ses amis, et de leurs étudiants. Trois de mes professeurs avaient publié des articles et des livres sur lui. De plus, il était venu participer à un colloque autour de son « Introduction » à L’Origine de la géométrie, ce que l’on nommait une « Spindel Conférence », à l’Université de Memphis où je faisais mes études doctorales. Donc je lisais Derrida très sérieusement, au moins depuis 1993, avec Leonard Lawlor et Robert Bernasconi dans des séminaires doctoraux consacrés à sa pensée. Après avoir décidé d’écrire ma thèse sur lui, je suis venue à Paris pour assister aux séminaires de Derrida sur l’hospitalité à l’EHESS en 1995-1996. En 1997, quand Derrida est venu à Istanbul, j’étais là, en train de travailler sur ma thèse consacrée à la notion d’expérience chez Derrida, sous la direction de Leonard Lawlor, thèse que j’ai défendue en août 1998 à Memphis.

Ce numéro de Toplumbilim sur Derrida, publié en 1999, aura été la première diffusion de sa pensée en turc. Önay Sözer, lui, travaillait sur la traduction du fameux essai « La différance », et il m’a demandé de traduire une partie – à peu près 20 pages qu’il avait choisies – de « La pharmacie de Platon », texte issu de La dissémination. Le professeur Sözer était phénoménologue, un husserlien qui avait tout récemment développé un intérêt pour la philosophie de Derrida. Donc, il faisait, lui aussi, l’épreuve des difficultés de traduire Derrida en turc.

Revenons à mon expérience de traductrice de Derrida en turc : il faut que je vous dise d’abord que le turc n’est pas une langue d’origine indo-européenne, et qu’il est beaucoup plus difficile de traduire Derrida en turc qu’en anglais ou en allemand. En français, selon les règles générales de construction syntaxique, la phrase commence par le sujet suivi de son verbe après lequel vient l’attribut ou les compléments classés surtout selon leur étendue. Or, en turc le sujet est suivi par des compléments et le verbe vient à la fin de la phrase. Il s’ensuit qu’un auteur qui écrit de très longues phrases est toujours difficile à traduire, car il y a toujours le risque que le lecteur perde le sens de la construction en turc. De plus, dans un texte philosophique il existe toujours un enchaînement logique (rappelons que Derrida cherchait, au-delà de la logique symbolique, une logique propre à chaque texte). La plus grande difficulté que j’ai rencontrée dans ma première tentative de traduire Derrida était de savoir comment restituer cette logique : en contraste avec la syntaxe française qui permet au lecteur francophone de rattraper l’enchaînement logique des idées dans les phrases longues de Derrida, la syntaxe turque ne supporte pas les multiples phrases subordonnées sans que l’ordre des idées soit déjà perdu, car le verbe vient très tard. En de tels cas, on échoue à mettre la logique en ordre. Le lecteur lira de longues phrases dans lesquelles les idées se succèdent de manière confuse. Pour traduire un auteur qui écrit comme Derrida, il faut que le traducteur ou la traductrice prenne de nombreuses responsabilités pour résoudre les problèmes posés par la structure syntaxique de la langue turque.

Donc il a fallu prendre une décision entre, ou bien faire une traduction fidèle à l’ordre des mots sans beaucoup se soucier de syntaxe et au final perdre le sens philosophique, ou bien prioriser le sens et l’intelligibilité en turc, tout en osant prendre le risque de couper le texte français, c’est-à-dire de donner à la voix de Derrida un nouvel espacement et une nouvelle temporalité pour la faire passer en turc. J’ai choisi la deuxième voie.

La deuxième difficulté concerne l’embarras qui consiste à traduire un texte dont on doit trouver/inventer la terminologie, sans avoir aucun exemple précédent. Une bonne traduction peut se faire quand on a le langage d’une pensée philosophique. Par exemple, si je peux parler de Merleau-Ponty en turc avec des étudiants ou collègues turcs, après avoir lu tout des textes en français, cela montre que je possède le langage philosophique turc pour traduire Merleau-Ponty en turc. Car je ne saurais pas inventer le langage d’un philosophe, en me mettant toute seule au travail dans une réflexion solitaire. La traduction vient s’installer dans un langage déjà inventé à travers un engagement commun philosophique. Or, à l’époque, je manquais de cette communauté linguistique. J’avais toujours étudié la philosophie en langues étrangères, lu Derrida en français et en anglais, discuté sa pensée en anglais ou en français. Je ne possédais pas encore le langage philosophique de Derrida en turc. Et personne avant moi n’avait traduit Derrida en turc, donc je n’avais pas de texte préexistant à consulter. Acquérir un langage philosophique dans sa propre langue, demandait que l’on fasse de la philosophie dans sa propre langue. Moi, parce que je n’avais rien étudié en turc depuis mon éducation à l’école primaire, il m’a fallu commencer à apprendre le turc en tant que langue philosophique pour traduire Derrida.

Ma mère, Nuran Direk, qui était professeure de philosophie au lycée en Turquie, et qui ne connaissait rien de la philosophie de Derrida, est devenue la première lectrice de ma traduction. Elle m’a aidé à trouver les moyens de communiquer avec les lecteurs turcs en me proposant de remplacer les expressions philosophiques que j’avais formées pour correspondre aux termes derridiens avec des termes turcs plus familiers aux oreilles des lecteurs. Elle, qui avait reçu son éducation en turc au département de philosophie à l’Université d’Istanbul dans les années 1960, connaissait le langage philosophique aussi bien en Ottoman et qu’en turc moderne. Donc, j’avais une excellente guide dans mon effort pour apprendre la terminologie philosophique en turc.

En rédigeant ma traduction avec ma mère, je me posais tout le temps la question : comment Derrida écrirait-il s’il écrivait en turc ? Ce genre de réflexion secondaire m’aidait à négocier le sens disséminé par l’écriture de Derrida en français dans son passage au milieu linguistique de la langue turque. Il était impossible de tout rassembler et inévitable de perdre quelque chose, mais cela appartenait à la logique de la dissémination. Il y avait là une économie qui négociait avec ce qui reste impossible à négocier.

Önay Sözer, après avoir lu ma traduction de cette partie de La dissémination m’a dit que j’ai rendu Derrida très intelligible. Je ne sais pas ce que cette remarque voulait dire exactement. Trop intelligible ? Voulait-il dire que Derrida n’est pas un penseur qui est aussi intelligible ? Étant donné qu’il avait tout récemment commencé à travailler sur Derrida, j’ai eu l’audace de lui rétorquer : oui, Derrida est difficile à comprendre au début, si vous n’avez pas passé assez de temps à le lire. Mais on peut dissiper beaucoup de confusions si l’on passe plus de temps à travailler sur ses textes.

Pendant toute ma carrière académique en Turquie, j’ai essayé d’expliquer la pensée de Derrida dans des contextes académiques – j’ai fait des traductions et écrit des essais introduisant sa philosophie en Turquie. Venant du Lycée Galatasaray, un ancien lycée français en Istanbul, et ayant enseigné pendant 17 ans à l’Université Galatasaray, une université bilingue franco-turque, je connaissais bien la philosophie académique française. Cet arrière-plan de mon histoire personnelle me permettait d’apprécier l’élan contestateur et révolutionnaire de l’écriture de Derrida.

C’était un style d’écriture qui portait une grande révolte contre la méthodologie scolaire que les institutions de philosophie académique imposaient à tous ceux qui se mettaient à écrire un commentaire philosophique. Je comprends que cette méthodologie exerce un contrôle qui facilite la notation des essais et des thèses par les professeurs, mais cela peut aussi tuer la créativité et la jouissance de l’écriture. Et c’est pourquoi Derrida est encore aussi intéressant pour moi en tant que philosophe et écrivain. D’abord, il était conscient que le texte philosophique est aussi un texte, et que son sens ne se consume pas dans un travail analytique qui isole les arguments pour les réduire à des prémisses et des conclusions, et néglige d’autres éléments marginaux des textes qui ne semblent pas jouer un grand rôle dans ces arguments. Par une herméneutique fascinante, Derrida a montré que toutes les différences se jouent dans la constitution du sens d’un texte.

En tant que traductrice, je me sentais prise dans la tension entre la matérialité et l’intelligibilité du texte ; et c’était là une dichotomie métaphysique que Derrida voulait déconstruire. Il soulignait l’irréductibilité du mouvement des éléments matériaux du langage dans la production de l’intelligibilité du texte. Mais en fait, en poursuivant ce mouvement, il pouvait ouvrir cette autre scène de sens qui est plus dynamique et qui se cache sous la matrice métaphysique. La scène qu’il est impossible de maîtriser peut se lire comme le site de la jouissance. Dans la jouissance il ne s’agit pas de la satisfaction du désir, mais de la répétition d’une impossibilité qui soutient un drôle de régime de contrôle. Je peux dire maintenant qu’en tant que traductrice le plus grand défi est de reconstruire ces moments d’intensification de la jouissance dans une autre langue, dans un autre langage. Le texte d’origine me demandait de relever la poussée de son sens qui provenait des enchaînements de significations construites selon une méthodologie ultra rigoureuse. Dans son opération il excédait l’exercice normal académique tout en montrant les limites de sa prétendue maîtrise.

Derrida savait bien que le traducteur doit trahir le texte qu’il traduit pour lui être fidèle. Mais il est important de déterminer quel élément du texte il faut trahir pour lui rester fidèle. La sémantique ou bien la syntaxe ? La matérialité ou bien l’intelligibilité ? Je crois que j’ai résolu le problème qui se posait à moi, celui de trahir les éléments du texte de Derrida, en me promettant de tout faire pour ne pas sacrifier sa jouissance.

En 2001 j’ai traduit « Les Fins de l’homme », un essai issu de Marges de la Philosophie (Paris : Les Éditions Minuit, 1972, pp. 131-164) et je me rappelle que j’ai beaucoup hésité dans la traduction des termes qui appartenaient à la philosophie de Heidegger. Cela est dû au fait que Heidegger n’était pas traduit en turc à l’époque, et la terminologie de sa pensée n’était pas encore inventée. Les commentaires jouent un grand rôle dans l’initiation et l’adaptation des lecteurs étrangers à un nouveau langage philosophique qui apporte à leur langue maternelle des termes inouïs et un nouveau style de penser. Heidegger n’est entré dans l’académie turque que très tard, à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Donc nous n’avions pas de langage philosophique déjà fait. La raison pour ce retard dans l’entrée de la pensée de Heidegger en Turquie réside dans la direction suivie par la philosophie académie turque depuis les années 1960 dans l’étude de la philosophie allemande, celle de l’anthropologie philosophique de Nicolai Hartmann. Hartmann et Heidegger étaient des rivaux qui tentaient de révolutionner l’ontologie classique depuis les années 1920. Ma traduction des « Fins de l’homme » a été publiée dans la revue de philosophie turque felsefelogos.

En 2005 j’ai commencé à traduire « Violence et métaphysique » pour une revue de philosophie dotée d’une audience très large en dehors des cercles universitaires, et qui m’a proposé d’éditer un numéro dédié à la pensée de Derrida. J’avais beaucoup travaillé sur ce texte, d’abord avec Robert Bernasconi à l’Université de Memphis en 1994, puis pendant mes recherches pour ma thèse de doctorat entre 1995-1998. De plus, avec ma collègue Suna Ertuğrul, professeure dans le département de littérature anglaise à l’Université du Bosphore, mais qui avait écrit sa thèse sur Heidegger à SUNY Binghamton, et qui préférait enseigner la philosophie de Heidegger plutôt que d’autres sujets, nous avons organisé un séminaire en 2005-2006 sur « Violence et Métaphysique » dans une très grande salle pleine d’étudiants venant de divers départements. J’ai dû faire la traduction juste après le séminaire, car je me sentais très proche au texte. L’Écriture et la différence en tant que livre complet est en train d’être traduit, et sera publié par Éditions Metis en 2019.

En 2006 j’ai décidé de reprendre la traduction de « La pharmacie de Platon » pour la compléter. En vérité, une maison d’édition turque m’a montré la traduction complète de La Dissémination faite par quelqu’un qui avait une très bonne compréhension de la langue française, mais qui n’était pas philosophe et n’avait pas du tout été philosophiquement formé à la philosophie de Derrida. La traduction était philosophiquement illisible. Il est évident qu’un texte de Derrida ne peut pas être traduit par quelqu’un qui n’a pas au moins une grande familiarité avec sa pensée. Mais la même chose est vraie quant à la traduction d’autres philosophes. Après avoir vu la catastrophe, je suis revenue à mon ancienne traduction pour la compléter. Mon éditeur voulait que je traduise tout le livre, mais je n’ai jamais eu la confiance nécessaire pour traduire « La double séance » —le texte de Derrida sur Mallarmé. La traduction de ce texte demandait plus que des habiletés philosophiques. Il faudrait bien connaître la poésie de Mallarmé et être un poète pour pouvoir créer en turc des jeux linguistiques analogues, qui concerneraient d’avance la matérialité du langage poétique. Il faudrait approcher la matérialité du langage comme un poète, pour pouvoir créer la possibilité de la jouissance du texte chez les lecteurs turcs. J’ai suggéré les noms de quelques personnes que j’imaginais capables d’accomplir cette tâche. Mais malheureusement personne n’a repris la tâche. Enfin ma traduction de « La pharmacie de Platon » a été publiée séparément malgré le malaise des éditeurs français de La dissémination qui ne voulaient pas que les livres de Derrida soient fragmentés. Je pense qu’on leur a répondu qu’il s’agissait des premières tentatives de traduire Derrida en turc et qu’il était très important de permettre de les publier séparément parce que ces traductions nous donnaient une stratégie, une terminologie, un savoir-faire pour les traductions à suivre. Il est très important de mettre en place des exemples qui créent des standards de lisibilité pour des travaux de traduction à venir.

Finalement, j’ai traduit entièrement Force de loi : Le « Fondement mystique de l’autorité » (1994) en 2007, pour un volume qui s’intitule Şiddetin Eleştirisi Üstüne (Sur la critique de la violence), et qui rassemble des commentaires écrits sur « La critique de la violence » de Walter Benjamin. J’ai aussi été invitée à écrire un commentaire sur Force de loi pour rendre les concepts fondamentaux du texte plus accessibles aux lecteurs turcs.

Il est vrai que très peu de textes de Derrida ont été traduits en turc jusqu’à maintenant et qu’il reste un grand travail à faire. Mais je peux aussi dire qu’on a fait beaucoup de progrès depuis deux décennies. Il y a maintenant beaucoup plus de traducteurs avec une formation philosophique, et qui connaissent le langage philosophique turc. Je n’ai aucun doute qu’ils reprendront la tâche.

Bibliographie

Jacques Derrida, « Platon’un Eczanesi », çeviren Zeynep Direk, Toplumbilim Derrida Özel Sayısı, Sayı: 10 Ağustos 1999, ss. 63-81.

Jacques Derrida, « İnsanın Sonları/Erekleri », çeviren Zeynep Direk, felsefelogos, 2001/3 sayı: 13, Bulut Yayınları, ss. 111-133 (Jacques Derrida, « Les fins de l’homme », Marges de la philosophie, Les Éditions de Minuit: 1972, pp. 131-164).

Jacques Derrida, « Şiddet ve Metafizik », Derrida: Yaşamı Yeniden Düşünürken, Cogito (Özel Sayı), hazırlayan Zeynep Direk, Yaz-Güz 2006, ss-62-160. Jacques Derrida, « Violence et Métaphysique », L’écriture et différence, Seuil, 1983.

Jacques Derrida, Yasanın Gücü, çeviren Zeynep Direk, Metis, 2008 (Jacques Derrida, Force de Loi, Galilée, 1994).

Jacques Derrida, Platon’un Eczanesi, çeviren Zeynep Direk, Pinhan, 2012 (« La pharmacie de Platon », La dissémination, Seuil, 1972).

JOSEF FULKA – La présence de Derrida dans la pensée tchèque

Josef FULKA, « La présence de Derrida dans la pensée tchèque », Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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En choisissant le titre « la présence de Derrida dans la pensée tchèque », nous faisons, d’ores et déjà, un choix. Le choix en question consiste à ne pas reprendre les éléments biographiques et bien connus: le fait que Derrida a été, pendant longtemps, très lié à notre pays et qu’il s’est engagé à aider les dissidents tchèques en co-fondant (avec Jean-Pierre Vernant, Maurice de Gandillac, Jean-François Lyotard et d’autres) l’Association Jan Hus dont il a été le vice-président.[1] On ne va pas, non plus, raconter – encore une fois – l’histoire bien connue et digne d’un Kafka, celle de son emprisonnement à Prague en hiver 1981 après avoir été accusé de trafic de stupéfiant.[2] Ce n’est sûrement pas pour dire que la présence de Derrida – au sens littéral – a été négligeable, bien au contraire. C’est simplement parce qu’il s’agit d’une histoire déjà racontée par d’autres, une histoire à laquelle nous-mêmes – incapables, d’ailleurs, d’y contribuer par un témoignage personnel – ne pouvons ajouter rien de nouveau.

Au lieu de la présence personnelle de Derrida, nous avons choisi de prendre le titre de notre intervention à la lettre et de dire quelques mots sur la présence de la pensée de Derrida dans la philosophie tchèque, sur la manière dont Derrida a influencé, incité ou même provoqué les penseurs de notre pays. Nous allons procéder en deux temps. Premièrement, nous nous sentons obligés de présenter un bref résumé en ce qui concerne les traductions de Derrida en tchèque (ces traductions étant parfois très étroitement liées avec les interprétations originales de la déconstruction derridienne), en mentionnant également quelques problèmes de traduction qu’une telle pensée – étant donné la complexité de la manière dont elle en vient à s’exprimer – ne va pas sans poser. Deuxièmement, nous allons nous concentrer sur les interprétations de la pensée de Derrida qui nous paraissent constituer les contributions les plus remarquables – de provenance tchèque – à la littérature déjà si considérable consacrée à la pensée du fondateur de la déconstruction, en particulier sur le dialogue constant avec Derrida, mené par le philosophe tchèque Miroslav Petříček, l’auteur d’une interprétation qui dépasse le cadre de la pensée derridienne au sens strict du terme pour transférer la déconstruction sur le terrain peu habituel, et qui réussit à donner un sens nouveau à plusieurs motifs qui en sont indubitablement issus.

La véritable histoire « officielle » de la réception de Derrida en République tchèque ne commence, pour des raisons évidentes, qu’après la chute du régime communiste en 1989. Le véritable coup d’envoi, à cet égard, est représenté par la traduction excellente – par le philosophe Miroslav Petříček déjà mentionné – de plusieurs textes de Derrida, publiés en 1993 sous le simple titre Textes sur la déconstruction.[3] Les textes proviennent de L’Écriture et la différence (« La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », « Edmond Jabès et la question du livre »), Marges de la philosophie (« Différance », Signature événement contexte », « La mythologie blanche ») et Positions (« Sémiologie et grammatologie: dialogue avec Julia Kristeva »). Le volume est complété par la traduction intégrale de La voix et le phénomène. En plus, Petříček a accompagné sa traduction d’une longue préface qui mérite une mention à part et sur laquelle nous allons revenir. La même année paraît un petit volume intitulé Les politiques de l’amitié;[4] la traduction provient de la plume de Karel Thein, jadis un étudiant de Derrida qui a écrit, sous sa direction, une thèse de doctorat sur Platon, publiée en français sous le titre Le lien intraitable.[5] D’autres traductions s’ensuivent dans les années à venir: Petříček va traduire La force de loi en 2002 (la traduction n’est pas sans importance pour son propre développement philosophique et pour sa propre lecture de Derrida, comme on va le voir par la suite), ainsi que les dialogues de Derrida avec Habermas.[6] En 2002, la traduction des textes du premier Derrida est complétée par un autre volume, s’intitulant Violence et métaphysique et comprenant, hormis le texte éponyme, « Force et signification », « Cogito et l’histoire de la folie » et « Genèse et structure de la phénoménologie ».[7] La traduction est un effort collectif d’un groupe de philosophes dirigé par Jiří Pechar, un traducteur prolifique et bien connu notamment pour ses traductions de textes littéraires (Zola, Huysmans, Proust, Sarraute et bien d’autres), qui s’est plus récemment consacré à la traduction de textes philosophiques (nous lui devons des traductions de Wittgenstein, Lyotard, Merleau-Ponty et d’autres). Hormis ces titres, nous disposons des traductions de Foi et savoir (par Pavel Bartošek), de la préface à L’origine de la géométrie de Husserl (par Martin Pokorný) et de De quoi demain… dialogues avec Elisabeth Roudinesco (par nous-mêmes).[8]

En un sens, on pourrait estimer que le bilan est plutôt triste dans la mesure où – on s’en aperçoit aisément – il y a des périodes entières du développement intellectuel de Derrida et des ouvrages particulièrement importants (Dissémination ou Glas, par exemple) qui restent inconnus au lecteur tchèque non-francophone. De l’autre côté, il faut bien dire que Derrida a rencontré – notamment dans le personnage de Petříček et de Pechar – des traducteurs excellents et que leurs traductions figurent parmi les sommets de la traduction tchèque après 1989. Il est d’autant plus intéressant, nous semble-t-il, de suivre certaines divergences des traducteurs quant à la transposition du style compliqué de Derrida dans une langue qui s’y prête parfois assez difficilement. Nous nous limiterons à deux exemples. En traduisant le concept derridien célèbre de « la différance », Petříček opte pour la solution gardant son ambiguïté phonétique, à savoir differänce. Le choix est, sans aucun doute, légitime dans la mesure ou il permet de conserver le jeu des phonèmes que cette expression contient (car le mot tchèque diference est prononcé de la même manière que diferänce), mais ne permet pas, par contre, de saisir toute l’envergure pour ainsi dire sémantique du mot, notamment son aspect temporalisant ou processuel – le processus de différer – qui est inséparable du néologisme derridien (mais qui se trouve, après tout, explicitement thématisé dans le texte lui-même). Pechar, par contre, adopte une approche exactement contraire en traduisant le terme par le mot diferace (littéralement: différation ou le fait de différer); ici, la processualité devient évidente, mais l’homophonie se trouve perdue (car le mot « diferace », tout en étant plus ou moins compréhensible, n’existe pas en tchèque). Ce seul exemple suffit à rendre évident le fait qu’il ne peut pas s’agir de trouver une traduction « correcte », juste ou bien définitive, mais simplement de faire une décision consistante à conserver certaines nuances et d‘en supprimer d’autres – et ajoutons qu’on peut également, bien sûr, choisir de ne pas traduire du tout et de garder le mot différance, en espérant que le lecteur est déjà familier avec le contexte de la pensée derridienne au point qu’il n’a pas besoin de « traduction », d’ailleurs nécessairement insuffisante. Il en va de même pour le deuxième exemple, à savoir l’écriture, un terme particulièrement épineux dans la mesure où il excède l’idiome, pour ainsi dire, d’un seul auteur et acquiert les significations légèrement différentes chez un Derrida, un Barthes, un Foucault et d’autres, oscillant entre le simple fait d’écrire, le style (comme dans Le degré zéro de l’écriture, par exemple), une inscription, etc. Tandis que Petříček le traduit d’habitude par psaní (une traduction devenue plus ou moins standard), Pechar apporte des solutions plus compliquées et moins courantes: zápis (un mot qui correspond plutôt à l’inscription) ou bien – plus récemment – skriptura, un terme qui présente l’avantage d’être plus au moins neutre quant aux différentes significations possibles, mais également le désavantage d’être non exactement un néologisme, mais néanmoins un terme très peu habituel, à la différence de « l’écriture », c’est-à-dire une expression parfaitement courante en français.

Terminons cette brève excursion traductologique pour en venir à examiner la manière dont les motifs de la pensée de Derrida ont été accueillis, réfléchis et éventuellement transformés chez certains philosophes tchèques. Étant donné la prédominance de l’orientation phénoménologique dans la philosophie de notre pays (la prédominance due largement à l’influence de Jan Patočka[9]), il n’est pas étonnant que ce soit notamment la pensée du premier Derrida, du lecteur et du critique de Husserl, qui s‘avère particulièrement attrayante pour ses interprètes tchèques. C’est à celui-ci que Jiří Pechar consacre le dernier chapitre de son ouvrage Problèmes de la phénoménologie. De Husserl à Derrida, paru en 2007. En prenant comme point de départ la lecture critique de Levinas dans « Violence et métaphysique », le chapitre représente un bon résumé de l’étape « phénoménologique » de l’itinéraire intellectuel de Derrida, en s’arrêtant, pour ainsi dire, au seuil de la déconstruction, au moment où les concepts et intuitions originaux qui vont caractériser la pensée de Derrida dans ses travaux ultérieurs commencent à émerger de sa lecture des maîtres de la phénoménologie.[10] Plus osée – et plus énigmatique – est l’étude consacrée à Derrida par Michal Ajvaz – d’ailleurs un écrivain littéraire estimé – portant le titre Le signe, la conscience de soi et le temps. Deux études sur la philosophie de Jacques Derrida. En relisant – de manière plutôt libre et désinvolte – la Grammatologie, Ajvaz consacre son livre, notamment sa première partie, à la recherche et à la thématisation de ce qu’il appelle « le champ pré-articulé », à savoir le champ des significations à l’état naissant, avant qu’elles se cristallisent comme signes et comme articulations stables (la découverte d’un tel champ étant, selon lui, précisément le mérite de la déconstruction derridienne). Si les significations et les structures stables sont régies par des différences fixes, le champ pré-articulé est d’abord caractérisé par « l’identité maximale de la forme et de la force »[11], par un dynamisme essentiel et par le fait que les signes et les significations s’y établissent sur le modèle d’un coup de dés, tout en y puisant leur unité: « Le champ pré-articulé représente le fondement des significations, leur unité intérieure (…), mais également une force qui subvertit les structures du dedans et les pousse vers un changement (…). »[12] Une telle lecture « génétique » de Derrida n’est pas sans rappeler, par exemple, la notion de sémiotique développée par Kristeva, à ceci près que l’analyse d‘Ajvaz ne se trouve pas ancrée dans une archéologie du sujet, mais fait constamment appel à la dimension a-subjective du monde d’un côté et à l’exemple de l’œuvre d’art de l‘autre. En témoigne le dernier chapitre de son étude où l’idée difficilement saisissable du champ pré-articulé se trouve illustrée par la métaphore du chemin – avec une allusion à Borges – ou plutôt du mouvement dans un terrain inconnu: « Si nous parcourons un chemin pour la première fois, l’espace de l’itérabilité est encore incertain; nous nous mouvons dans un espace originaire qui a la forme du champ pré-articulé des forces, nous nous laissons guider par lui, l’orientation du chemin vacillant dans un faisceau instable des orientations possibles qui naissent des tensions de l’espace originaire ».[13] Plutôt que de présenter une « lecture » de Derrida au sens traditionnel du terme, c’est Ajvaz lui-même qui parcourt l’espace ou le terrain ouvert par la Grammatologie, en explore les plis et les chemins cachés, pour aboutir à sa propre vision esthético-ontologique du monde et de l’art.

C’est, pourtant, Miroslav Petříček dont la lecture et relecture est fort particulière de Derrida, qui représente un achèvement philosophique majeur et dépasse, dans une grande mesure, le contexte de « l’orthodoxie » derridienne. Pour en mesurer la portée, il faut revenir à la préface qui ouvre sa première traduction de Derrida, un texte essentiel non seulement à titre d’une introduction à la déconstruction et à ses principes, mais également une prise de position tranchée par rapport à ce que la pensée du premier Derrida peut avoir d’ambigu. Chez Petříček, la réflexion sur les premiers textes de Derrida (une réflexion alimentée, nous semble-t-il, également par la lecture des ouvrages plus tardifs) donne lieu à ce que Petříček appelle « une phénoménologie élémentaire de la frontière, de la limite, de la ligne de partage ou bien de la ligne en général ».[14] En développant la notion de différance, Petříček en vient à la considérer comme un instrument ou une voie qui permettent de dépasser le concept traditionnel de la frontière en tant que ligne de partage séparant deux domaines distincts.[15] Avec la notion de différance, une non-identité, et donc une frontière, s’installe tout d’abord à l’intérieur de toute identité concevable – celle du sujet, de la structure, du signe, de l’évidence, de la temporalité et de la pensée elle-même. La frontière – ou la limite – traditionnellement conçue remplit une double fonction de séparer et de conférer l’identité à ce qu’elle sépare; elle sépare, mais en même temps, paradoxalement, met les éléments séparés dans un rapport mutuel (il peut s’agir, bien sûr, d’un rapport de subordination – comme Derrida le montre dans le cas des oppositions métaphysiques – mais ce rapport de subordination n’en est pas moins un rapport). Ce que la déconstruction derridienne nous permet d’envisager, c’est une différence non en tant qu’elle marque une opposition (d’un dehors et d’un dedans, par exemple), mais une différence – une différance – en tant qu’une non-identité interne, un déphasage de toute identité avant même qu’elle puisse se marquer comme opposée à une autre identité ou à une altérité. Une telle « phénoménologie de la frontière » peut paraître banale dans la mesure où des variations plus ou moins sophistiquées sur le même thème figurent dans quasiment toutes les introductions à la déconstruction. Ce qui est pourtant moins banal, ce sont les conclusions que Petříček ne manque pas de tirer de cette réflexion apparemment élémentaire.

En effet, si la frontière rapproche en séparant et sépare en rapprochant, met en rapport en partageant et partage en mettant en rapport, le problème qui surgit alors consiste, tout simplement, à penser ce qu’on pourrait appeler l’altérité radicale, c’est-a-dire une altérité non comme un pôle d’opposition ou un complément de l’identité, mais comme son fondement le plus originaire (qu’il s’agisse, de nouveau, de l’identité de la structure, du signe ou du sujet), soit, une altérité qui ne soit pas relative à une identité préalable. Comme le dit Petříček: « Le fait que chaque frontière non seulement effectue une différenciation, mais également mette en rapport, a pour conséquence singulière une difficulté qui survient lorsqu’on s’efforce de penser une altérité radicale – une altérité qui ne soit pas une altérité relative à notre pensée et ses articulations conceptuelles fondamentales (…). La manière dont nous comprenons la frontière ne nous permet de concevoir le dehors que comme relatif à un dedans ».[16] La déconstruction, selon Petříček, est donc un mouvement, une oscillation permanente autour de la limite interne, la seule qui permet d’installer une altérité au coeur même de l’identité. Deux remarques s’imposent à propos d‘une telle lecture. Premièrement, tout en s’en tenant aux textes du premier Derrida, elle anticipe clairement les développements ultérieurs que la déconstruction va connaître pendant des années 80 et 90. Le motif de l’altérité, que Petříček tient à souligner, ne va être pleinement élaboré – y compris des notions qui s’y trouvent liées: celle de rencontre, d’événement, etc. – que dans des ouvrages tels que Spectres de Marx, De l’hospitalité ou L’université sans condition. Il ne va nullement de soi de trouver ces accents justement chez le Derrida des années 60 qui a été parfois critiqué pour avoir négligé la possibilité de l’altérité radicale au profit du glissement incessant des signifiants et des contextes.[17] Deuxièmement, on voit s’esquisser ici une vraie philosophie de la limite ou de la frontière qui – tout en restant très étroitement liée à la philosophie derridienne – va prendre, quelques années plus tard, une forme fort inattendue et qu’on aurait du mal à classifier simplement comme une interprétation de Derrida (aussi librement qu’on puisse concevoir ce qu’on appelle interprétation). Elle s’illustre dans un livre paru en 2000 sous le titre La majesté de la loi. Raymond Chandler et la déconstruction tardive.

Le livre représente un prolongement brillant des idées annoncées dans la préface et le développement de ce qu’on pourrait appeler la pensée déconstructive: si nous parlons de la pensée déconstructive, nous entendons par là qu’il ne s’agit pas d’une interprétation de Derrida au sens courant du terme – Derrida, en fait, est très rarement cité, sauf à la fin – bien qu’il soit indubitable que toute la réflexion ne cesse jamais d’osciller autour des motifs et des thèmes issus de sa philosophie. Il ne s’agit pas, non plus, simplement d’appliquer les idées derridiennes au texte littéraire. Il s’agit plutôt de repenser ou bien re-parcourir un champ – un mot qui revient constamment, avec d’autres métaphores spatiales – ouvert par la déconstruction tardive, et ceci à l’aide de textes littéraires qui permettent de lui donner un sens nouveau.

Si Petříček ne cesse pas, tout au long de son livre, de revenir sur les thèmes dont il a déjà essayé de mesurer la portée (celui de la limite, de la frontière, de la singularité et de l’altérité), il prend, cette fois, comme point de départ le Derrida des années 90 – l’auteur de Force de loi et des Spectres de Marx, bien que ce dernier ouvrage ne soit pas cité – chez qui toutes ces notions sont déjà pleinement élaborées. Il y ajoute, pourtant, un autre élément de la pensée derridienne qui permet de délimiter leur terrain commun: la question de la justice. En prenant ses distances par rapport à la majorité des théoriciens de la justice, Derrida, on le sait bien, approche la question de la justice à partir de l’idée du lien entre la justice – irréductible à la loi – et une certaine inadéquation (ou disjonction, pour reprendre un terme de Derrida lui-même) qui est indispensable pour que la vraie justice – la justice qui prend nécessairement la forme d’une rencontre avec l’altérité, la forme d’un faire justice à l’altérité, à la singularité d’autrui – puisse avoir lieu. La justice, la vraie justice, est essentiellement disharmonique. Dans le dialogue avec Elisabeth Roudinesco, Derrida s’exprime de manière suivante: « Il me semble au contraire [à la différence de Heidegger] qu’au cœur de la justice, de l’expérience du juste, une disjonction infinie réclame son droit, et le respect d’une irréductible dissociation: pas de justice sans interruption, sans divorce, sans rapport disloqué à l’altérité infinie de l’autre, sans expérience criante de ce qui reste à jamais out of joint. »[18]. Déjà plus tôt, dans Spectres de Marx, il critiquait la lecture heideggerienne d’Anaximandre: « Au-delà du droit, et plus encore du juridisme, au-delà de la morale, et plus encore du moralisme, la justice comme rapport à l’autre ne suppose-t-elle pas au contraire l’irréductible excès d’une disjointure ou d’une anachronie, quelque Un-Fuge, quelque dislocation out of joint dans l’être et dans le temps même, une disjointure qui, pour risquer le mal, l’expropriation et l’injustice (adikia), contre lesquels il n’est pas d’assurance calculable, pourrait seule faire justice ou rendre justice à l’autre comme autre? »[19]

Ces deux citations, où l’on entend un écho lointain, mais bien discernable de la critique que le jeune Derrida avait jadis adressée aux fondateurs de la phénoménologie, éclairent bien le point de départ de La majesté de la loi. Petříček examine donc le champ ouvert et délimité par trois notions – celle de la justice (avec le recours incessant aux expressions ou idiomes derridiens: être juste, faire justice, etc.), celle de la loi, et celle du droit, et choisit pour faire justice une référence inattendue, si l’on peut dire, aux problèmes soulevés par la confrontation des ces trois notions : les romans policiers de Raymond Chandler (si l’on peut, par commodité, les appeler ainsi, car il s’agit évidemment d’ouvrages bien difficiles à classifier quant au genre). Si Derrida soutient, notamment dans la Force de loi,[20] une irréductibilité de la justice au droit, aussi bien qu’une idée d’inadéquation ou de dislocation au cœur même de la justice, comment repenser ces topoi à partir de ce qu’on appelle, en anglais, le hard boiled school du roman policier?

La justice ainsi conçue est régie par un certain impératif. Faire justice à l’autre comme autre implique évidemment un « faire » et un « il faut » qui n’ont pourtant rien à voir avec une obligation légale et qui ne renvoient pas à une autorité extérieure. L’injonction de la justice, le « il faut » si difficile à déterminer qui nous pousse à faire, à rendre justice à l’altérité de l’autre, trouve son expression, chez Petříček, dans une formule simple, quasi-tautologique, mais qui exprime bien ce devoir pesant et incontournable de faire justice à l’autre sans aucune référence à la loi et à son autorité: il faut parce qu’il faut. C’est le mot qui scande La majesté de la loi depuis le début jusqu’à la fin. Précisons le sens de la formule: il faut non parce que cela est ou devrait être conforme à une loi ; il faut non parce que cela correspondrait à une idée préconçue d’une justice quelconque ou à une obligation morale ; il faut parce que je ne peux pas agir autrement, parce que je suis incité par un appel qui précède et excède la responsabilité au sens juridique et moral. Ce qui est surprenant, c’est que la figure littéraire choisie pour incarner l’injonction en question – il faut parce qu’il faut – n’est nul autre que Philip Marlowe, le détective privé et le personnage principal des romans de Chandler. Un tel choix peut paraître bien provocateur, voire sacrilège. Il suffit, pourtant, de lire tant soit peu les textes de Chandler pour s’apercevoir qu’il n’est pas du tout illogique. Pourquoi?

Il faut se rappeler ce qui se passe dans ce genre de roman policier extrêmement compliqué. Au début, il y a toujours justement une disruption dans l’ordre des choses – le mort, la victime du crime, est rencontré presque par hasard, de manière inattendue et contingente. Face à cette rencontre, il y a quelque chose qui pousse pourtant le détective privé à agir, très souvent même malgré sa volonté. Ce quelque chose, ce n’est pas la nécessité de faire justice à la loi (car c’est le devoir de la police), ce n’est pas, non plus, une curiosité quelconque (ce qui distingue le héros chandlerien d’un Sherlock Holmes dont l’amour pour son métier s’enracine dans la bizarrerie des crimes commis), ni encore des raisons financières; et ce n’est sûrement pas un besoin d’activité pur et simple.[21] C’est bien plutôt la disruption dans l’ordre elle-même, la rencontre avec une victime du meurtre qui, d’une manière difficile à comprendre, mais très pressante, réclame son droit sous la forme d‘un appel auquel il est impossible de ne pas répondre. Petříček cite un passage admirable d’un texte quelque peu oublié de W. T. Ballard, paru en 1946 sous le titre Murder’s Mandate. À propos de Sam Boyd, le détective privé et le personnage principal de cette histoire, l’auteur s’exprime de manière suivante: « Sam Boyd didn’t like death and he liked murder less. There was something about murder that demanded action. It imposed a mandate upon the living, forcing them to take action, to do something. »[22] On s’aperçoit aisément que nous sommes en présence d‘un scénario qui rappelle, de manière fort inquiétante, la rencontre entre Hamlet et son père que Derrida a longuement commenté dans Spectres de Marx. Ce quelque chose, imposé par la rencontre qui nous met en présence d’un cas limite de la mort et d‘un cas limite de l’injustice, de l’adikia au sens radical,[23] va jusqu’à impliquer la corporéité même du détective : il suffit de se souvenir des passages de Big Sleep où Marlowe, sans s’en apercevoir, imite l’expression du visage du mort qu’il a croisé plus ou moins par hasard.[24]

Reste à préciser la nature de cette rencontre et de la pression qu’elle exerce. Ce que le détective privé rencontre, ce n’est pas la victime en tant qu‘un cas parmi d’autres. Traiter le mort comme un cas, c’est justement la perspective de la police, ou bien de la justice au sens plus large du terme. Ce qui fait de cette rencontre une vraie rencontre (au sens que, justement, Derrida donne à ce mot), c’est le fait que la mort se présente, de prime abord, comme une singularité: « Car le meurtre, la mort violente, est toujours singulière, et c’est pourquoi on peut jamais la concevoir simplement comme un cas parmi d’autres. On ne peut pas supposer une ‘loi’, une ‘norme’, une ‘règle générale’ dont le meurtre serait le ‘cas’; le meurtre est la négation de la généralité qui représente le fondement de la justice au sens juridique. »[25] C’est pourquoi le détective privé, à la différence de la police, n’examine jamais qu’un seul cas au moment donné. Qu’est-ce qu’on rencontre donc et qu’est-ce qui nous est imposé par cette rencontre? On rencontre tout d’abord un mort qui se trouve, étrangement, privé de sa visibilité en tant que victime : ce qui est visible pour la justice – ou au moins pour la police – n’est que le cadavre, un ensemble de traces qui peuvent éventuellement nous conduire au meurtrier. Ce qui, pourtant, reste invisible, c’est la singularité de l’injustice commise, et c’est justement ceci qu’il s’agit de rendre visible. Si le détective privé agit, il agit de manière très singulière : il n’agit pas au nom de la loi, mais il se met littéralement à la place du mort, il agit au lieu de la victime – qui, elle, ne peut plus agir – pour lui rendre la visibilité qu’elle a perdue, précisément, en tant qu‘un « cas » parmi d’autres. C’est justement dans ce fait de prendre la place du mort – l’analogie avec Hamlet s’impose à nouveau – que consiste la tâche propre de l’investigateur, dictée par l’impératif il faut parce qu’il faut,[26] et « l’investigateur, qui agit maintenant au lieu et à la place de la victime, partage avec cette victime son invisibilité: il devient cette victime qui (…) résiste, dans le corps de l’investigateur, à être réduite à un simple cadavre. »[27] C‘est donc ici que réside le noyau de l’interprétation que Petříček présente de l’idiome derridien – faire justice à l’autre comme autre.

C’est ainsi que le personnage littéraire qu’est Philip Marlowe vient à se profiler lui-même comme une figure-limite. Il devient une figure-limite dans la mesure où il prend la place de la victime (dont la mort singulière représente elle-même une limite) afin de faire justice à sa singularité, au fait que la victime ait été, littéralement, privée de sa propre mort, de l’instant juste de sa mort,[28] mais également dans la mesure où, ce faisant, il devient lui-même l’emblème d’une certaine extériorité qui, pourtant, n’est pas en dehors du champ de la loi et du droit (car l’investigateur n’est pas le meurtrier, bien au contraire), mais en représente plutôt une limite interne en y réintroduisant la singularité et l’idée de la justice irréductible à la loi.

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre les conséquences proprement philosophiques que Petříček ne manque pas de tirer de ses réflexions dont nous n’avons souligné que les traits les plus élémentaires.[29] Il n’est sûrement pas question seulement de provoquer en élevant un héros du roman policier à la stature d’un Hamlet : bien plutôt, à travers le réseau complexe d’allusions, d’excursions et de références littéraires et philosophiques implicites ou explicites, on voit se constituer une vraie philosophie de la limite qui se trouve constamment opposée à la pensée de l’identité fixe et de l’essence.[30] Le mouvement autour de la limite – qui correspond strictement à l’idée de faire justice à une singularité – remplace la notion d’essence en tant que principe et porteuse de la généralité. C’est en ce sens qu‘on retrouve, en lisant certaines pages de La majesté de la loi, également une très forte inspiration deleuzienne,[31] sans mentionner cette mathesis singularis réclamée par Roland Barthes dans La chambre claire que Petříček, d’ailleurs, a admirablement traduit en tchèque.

Il est, espérons-nous, évident que le texte de Petříček ressemble très peu à un exercice scolaire consistant à « utiliser » Derrida pour interpréter les textes littéraires – les références explicites à Derrida, nous l’avons déjà dit, n’apparaissent qu’à la fin du livre, bien qu’il soit évident que toute la problématique est structurée autour des questions derridiennes. L’approche choisie par l’auteur est difficile à classifier: si nous l’avons désigné, provisoirement et insuffisamment, sans doute, comme une pensée déconstructive, c’était notamment pour souligner que dans La majesté de la loi, Chandler et Derrida s’éclairent mutuellement. Il ne s’agit pas de « déconstruire » Chandler, mais – pour reprendre, encore une fois, une expression déjà citée – de faire justice à celui-ci à l’aide des questions ouvertes par la déconstruction. Le champ conceptuel dont nous avons parlé est sans doute délimité par les concepts derridiens (et par les références provenant parfois – mais pas toujours – de Derrida: Montaigne, Anaximandre et d’autres), mais les textes de Chandler permettent de lui donner une consistance nouvelle. Il serait donc pertinent de lire La majesté de la loi comme un monument de ce que Pierre Macherey a appelé la philosophie littéraire, comme un vrai dialogue entre la philosophie et la littérature qui, finalement, nous paraît plus fidèle à l’esprit de la pensée de Derrida qu’une interprétation, aussi brillante qu’elle puisse être, de ses écrits.

Terminons en disant que si nous avons accordé tant d’attention à un seul ouvrage, c’est qu’il nous a semblé plus fécond d’étudier de près un exemple concret – l’exemple dont nous avouons volontiers qu’il nous paraît de loin le plus intéressant – de la présence de Derrida dans la pensée tchèque plutôt que de faire une liste exhaustive de tous les écrits qu’on a consacrés, dans notre pays, au fondateur de la déconstruction.[32] La présence personnelle de Derrida en République tchèque a été incontournable – sans son engagement, ses activités et son intérêt constant pour notre pays, la philosophie tchèque ne serait pas ce qu’elle est. L’hommage le plus digne de sa mémoire, nous semble-t-il, consiste à démontrer – même en choisissant une approche sélective – que sa présence philosophique, la manière dont sa philosophie est entrée, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans l’espace de la pensée tchèque pour la nourrir, inspirer et transformer, est non moins incontournable. Le dialogue que les philosophes et les traducteurs tchèques ont mené avec Derrida et dont nous avons essayé de montrer quelques formes concrètes, en constitue – espérons-nous – une preuve plus que convaincante.

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[1] Les activités de l’Association se poursuivent, d’ailleurs, jusqu’à présent, le président actuel étant Étienne Balibar.

[2] Sur les activités de l’Association Jan Hus et l’emprisonnement de Derrida, on consultera l’ouvrage de Barbara Day, The Velvet Philosophers, Claridge Press 1999.

[3] J. Derrida, Texty k dekonstrukci, trad. M. Petříček, Bratislava, Archa 1993.

[4] J. Derrida, Politiky přátelství, trad. K. Thein, Filosofia, Praha 1993. Nous disons bien un petit volume, car il ne s’agit pas du livre bien connu publié sous ce titre en 1994, mais de la version originale de la conférence de Derrida, prononcée lors du colloque organisé par l’Association Jan Hus à Prague en 1990.

[5] K. Thein, Le lien intraitable. Enquête sur le temps dans la République et le Timée de Platon, Paris, Vrin 2001.

[6] J. Derrida, Síla zákona, Praha, OIKOYMENH 2002, et J. Derrida, J. Habermas, Filosofie v době teroru, Praha, Karolinum 2002.

[7] J. Derrida, Násilí a metafyzika, trad. J. Pechar et al., Praha, Filosofia 2002.

[8] J. Derrida, Víra a vědění, trad. P. Bartošek, Praha, Mladá fronta 2003; J. Derrida, Tradice vědy a skrývání smyslu, trad. M. Pokorný, Praha, OIKOYMENH 2003; J. Derrida, E. Roudinesco, Co přinese zítřek?, trad. J. Fulka Praha, Karolinum 2003. On ne peut pas ne pas mentionner également les traductions slovaques de Derrida – le slovaque étant une langue facilement comprise et couramment lue dans le contexte tchèque – que nous devons à Martin Kanovský, spécialiste de Derrida et de Lévi-Strauss: De la grammatologie (1999), Éperons (1998) et Spectres de Marx (2011).

[9] A qui Derrida lui-même a consacré un texte remarquable. Cf. J. Derrida, « Donner la mort », in: L’éthique du don. Jacques Derrida et la pensée du don, Paris, Transition 1992, p. 11 – 108.

[10] Cf. Jiří Pechar, « Od fenomenologii k dekonstrukci: J. Derrida », in: Problémy fenomenologie. Od Husserla k Derridovi, Praha, Filosofia 2007, p. 385 – 408.

[11] M. Ajvaz, Znak, sebevědomí a čas. Dvě studie o Derridově filosofii, Praha, Filosofia 2007, p. 23.

[12] Ibid., p. 21.

[13] Ibid., p. 50.

[14] M. Petříček, « Předmluva, která nechce být návodem ke čtení », in: Texty k dekonstrukci, op. cit. p. 21.

[15] On pourrait également ajouter qu’une telle interprétation trouve une source d’inspiration dans la philosophie de Jan Patočka, notamment dans la manière dont Patočka a jadis interprété la notion platonicienne de chôrismos: le chôrismos, selon Patočka, n’est pas simplement une ligne de partage séparant le sensible et l’intelligible, mais d’abord l’expérience d’une négativité, de l’arrachement, d’une prise de distance vis-à-vis du monde sans marquer nécessairement un partage entre deux domaines distincts et objectivables. Cf. Jan Patočka, Le platonisme négatif, in: Liberté et sacrifice, trad. E, Abrams, Grenoble, Millon 1990, p. 53 – 98.

[16] M. Petříček, « Předmluva, která nechce být návodem ke čtení », op. cit., p. 21 – 22.

[17] Si ce genre de critique a été assez courant notamment dans le monde anglo-saxon, on n‘en trouve pas moins une analogie dans la philosophie tchèque. Dans son livre – d’ailleurs admirable – sur Nietzsche, le philosophe Pavel Kouba propose une lecture de Derrida qui contraste nettement avec celle de Petříček. En parlant du « perspectivisme » de Nietzsche et en soulignant l’importance des vérités « locales » dans le système des perspectives (même sans une garantie transcendantale d’une vérité ultime), Kouba considère la déconstruction derridienne précisément comme incapable de fournir des critères permettant de distinguer une telle vérité locale. En autonomisant le signifiant et en soulignant la non-existence du « signifié transcendantal », « l’interprétation déconstructive réussit chaque fois à démontrer que chaque texte renvoie toujours à quelque chose d’autre, et de ce fait, l’interprétation est toujours, de par son essence, infinie. (…) Dans ce champ, chaque chose ne cesse jamais de s’aliéner de la manière qui, finalement, est toujours la même: la chose est toujours un peu présente et un peu non-présente » – P. Kouba, Nietzsche. Filosofická interpretace, Praha, Český spisovatel 1995, p. 221 – 222, c’est nous qui soulignons. Si Petříček souligne, donc, l’altérité radicale dont la pensée de Derrida permet de rendre compte en introduisant la différance, la non-identité au coeur même de l’identité (les références à Levinas ne manquent pas, d’ailleurs, dans le texte que nous venons de commenter), Kouba, par contre, met l’accent sur une certaine mêmeté caractérisant le processus de la différance.

[18] J. Derrida, E. Roudinesco, De quoi demain…, Paris, Fayard/Galilée 2001, p. 135.

[19] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée 1993, p. 55.

[20] Où la justice, on s’en souvient bien, est explicitement identifiée à la déconstruction elle-même (c’est-à-dire non seulement identifiée comme son objet): « La justice en elle-même, si quelque chose de tel existe, hors ou au-delà du droit, n’est pas déconstructible. Pas plus que la déconstruction elle-même, si quelque chose de tel existe. La déconstruction est la justice. » – J. Derrida, Force de loi, Cardozo Law Review, vol 11, July/August 1990, No. 5 – 6, p. 944.

[21] « I’m fed up with people telling me stories. I’m sitting here because I don’t have anywhere to go. I don’t want to work. I don’t want anything, » dit Marlowe dans The Little Sister, cit. in: M. Petříček, Majestát zákona. Raymond Chandler a pozdní dekonstrukce, Praha, Herrmann a synové 2000, p. 53.

[22] Cit. in: M. Petříček, Majestát zákona, p. 55.

[23] Les références à Levinas et à ses réfléxions sur le meurtre en tant que négation de l’altérité d’autrui sont très fréquentes chez Petříček. Cf. notamment p. 48 – 51.

[24] « It was raining hard again. I walked into it with the heavy drops slapping my face. When one of them touched my tongue I knew that my mouth was open and the ache at the side of my jaws told me it was open wide and strained back, mimicking the rictus of death carved upon the face of Harry Jones » – cit. in: M. Petříček, Majestát zákona, p. 38. Et Petříček de commenter: « Le corps qui perçoit lui-même la mort, ou plutôt la perception de la mort par le corps même, la perception non médiatisée (par le droit, par la justice, par la loi), la perception sans concept, qui a presque la forme d’une imitatio (…) voilà le corps ‘mimétique‘ sur lequel ne s’inscrit plus le droit, le corps dans lequel la mort violente a laissé sa trace (…). Le visage mort qui vit dans le visage de l’investigateur privé: peut-on parler, dans ce cas, d’un paradoxe de la rencontre, de la rencontre prenant une forme-limite de l’imitation? » – p. 39 et 47.

[25] M. Petříček, Majestát zákona, p. 63.

[26] La forme tautologique de cette formule est, on le voit bien, strictement corrélative à la singularité souveraine de cet autre qu’est la victime de la mort violente.

[27] M. Petříček, Majestát zákona, p. 63.

[28] Dans certains passages de son ouvrage, Petříček souligne le fait que chez Chandler, le problème de la mort est traité rigoureusement comme le problème du mal, dans la perspective de la rédemption, plutôt que dans la perspective d’un problème à résoudre: « Il ne s’agit pas de trouver et de punir le coupable (ceci est ou devrait être la tâche du droit et de la police), mais de faire justice à la victime, car c’est seulement dans cette perspective, seulement par rapport à cette limite, que la victime de la mort violente peut garder un espoir quelconque » – M. Petříček, Majestát zákona, p. 234.

[29] La majesté de la loi est un livre difficile à résumer, tout d’abord à cause de son caractère essentiellement digressif. Conformément à l’idée de la limite annoncée au début, un certain mouvement autour de la limite se trouve représenté par la trajectoire du texte lui-même. Petříček explore – suivant le principe « topologique » qu’il introduit dès les premières pages – non seulement le « champ » délimité par les notions de justice, de droit et de loi, mais également une certaine « topique » des romans chandleriens eux-mêmes. Ainsi, nous nous retrouvons, dans certains chapitres, dans le paysage du western classique (dont les personnages agissent conformément au même impératif que le héros chandlerien), nous sommes confrontés – lorsqu’il s’agit d’éclairer la notion de frontière – aux romans de Cormac McCarthy, la question de la corporéité de l’investigateur se trouve explorée à l’aide de la lecture de La colonie pénitentiaire de Kafka, et parmi les références théoriques, on rencontre Adorno, Michel Serres, Niklas Luhmann et bien d‘autres. Il n’est donc pas exagéré de dire que le texte constitue une topologie complexe et multiforme, guidée pourtant toujours par la question de la limite dans sa relation avec la justice.

[30] « Presque toute la pensée du passé (…) s’était concentrée sur les essences: elle s’est consacrée à les chercher, déterminer et mettre en lumière. Il semble qu’il est temps de fixer notre attention sur les limites » – M. Petříček, Majestát zákona, p. 174. C’est notamment la lecture de McCarthy et de son roman The Crossing qui permet de préciser le sens de la notion de limite par rapport à l’essence. Cf. p. 132 – 148.

[31] Bien perceptible déjà dans l’accent mis sur la rencontre en tant que principe de l’agir, qui fait clairement écho non seulement à Derrida, mais aussi au Deleuze de Proust et les signes et de Différence et répétition.

[32] Mentionnons, pourtant, au moins un volume bilingue, édité par Marcela Sedláčková et publié sous le titre L’influence de l’oeuvre de Jacques Derrida sur la pensée contemporaine en 2007. Il s’agit des actes du colloque franco-tchéco-slovaque, organizé à Prague en mars 2005, peu après la mort de Derrida.

JACQUES DERRIDA et LAURE ZHANG – Entretien avec Jacques Derrida en préface à la traduction chinoise de L’écriture et la différence

Jacques DERRIDA et Laure ZHANG, « Entretien avec Jacques Derrida en préface à la traduction chinoise de L’écriture et la différence », Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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Note des éditeurs :

Cet entretien entre Jacques Derrida et Laure Zhang (Zhang Ning 張寧) fut publié en préface à la traduction chinoise de L’écriture et la différence, parue d’abord à Pékin en caractères simplifiés (书写差异》,北京三联2001 ), puis à Taipei en caractères traditionnels (《書寫與差異》,臺北:麥田,2004). Laure Zhang en fut la traductrice.

L’entretien eut lieu le 29 février 2000 à l’EHESS, c’est-à-dire un an et demi avant la première et unique visite de Derrida en Chine, en septembre 2001.[1]

Il s’agit de la première publication en français de cet entretien. Nous remercions chaleureusement Laure Zhang d’avoir partagé avec nous la version française de l’entretien, ainsi que Pierre Alferi de nous avoir accordé l’autorisation de le publier dans ce numéro sur la traduction.

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Jacques Derrida : Je voudrais dire à quel point, pour moi, la traduction que vous faites pour la Chine est une chose importante. Ce n’est pas une traduction parmi d’autres, non seulement parce que vous la faites mais parce que, d’une certaine manière, tout ce qui me permet à la fois d’être lu en Chine et d’avoir des retours de ce qui se passe en Chine est particulièrement important, à la fois pour des raisons philosophiques et politiques… Ça a toujours été le cas, depuis le début, mais je trouve qu’aujourd’hui, étant donné ce qui se passe et dans le monde et en Chine en particulier, c’est un moment très sensible, et je suis très curieux de savoir comment ce travail de traduction peut s’opérer, et changer les choses là-bas et changer les choses pour moi de ce côté-là. Donc je voulais d’abord vous remercier, et le faire avant d’essayer de répondre à vos questions. Car il est évident que toutes les réponses que je vais tenter de vous faire seront inspirées et orientées par cette destination chinoise ou par la manière dont, moi, je peux interpréter cette destination…

Zhang Ning : Les textes recueillis dans ce livre [L’écriture et la différence] ont été publiés de 1963 à 1967 dans des revues intellectuelles françaises importantes comme Critique, L’Arc ou Tel Quel. Vos interrogations étaient liées à des auteurs aussi divers que Michel Foucault ou Emmanuel Levinas, Heidegger ou Lévi-Strauss, Artaud ou Bataille… Qu’est-ce qui caractérisait surtout, à vos yeux, l’atmosphère de cette époque ?

J. D. : Il est vrai que le livre que vous avez traduit n’est pas un vrai livre – et tout à l’heure nous allons retrouver la question du livre –, c’est un recueil. La plupart des textes que j’ai publiés depuis lors ont toujours eu une forme un peu étrangère à celle de ce qu’on appelle un « livre ». Et, dans ce cas-là, ce livre – c’était mon premier livre en somme : auparavant j’avais publié une introduction à L’origine de la géométrie de Husserl, mais en 1967 j’ai publié simultanément trois livres – ce livre était le premier qui, à la différence des deux autres, rassemblait des textes écrits de 1962 à 1967 et qui tous avaient ceci de commun qu’ils étaient de ma part une façon de m’orienter dans un champ à la fois philosophique et littéraire, très différencié, où tout en lisant d’autres textes comme ceux, en effet, de Foucault, de Levinas, de Lévi-Strauss, d’Artaud ou de Bataille, textes philosophiques ou littéraires, je commençais à élaborer une sorte de stratégie générale à la fois de lecture et d’interprétation de la philosophie. Les [textes] qui sont traités dans le [livre] sont d’une part des textes de philosophes, mais déjà de philosophes un peu à l’écart de la grande tradition philosophique – Foucault, Levinas ne sont pas des philosophes universitaires traditionnels, eux-mêmes marquent un écart par rapport à la tradition profonde – et, d’autre part, des textes littéraires (Lévi-Strauss étant un anthropologue).

Ce qui réunissait à mes yeux des auteurs aussi différents, c’était le plus souvent leur rapport à l’écriture, et l’angle que je privilégiais dans ma lecture était formé en moi par la pensée de l’écriture que j’essayais d’élaborer simultanément, notamment dans De la grammatologie, que j’ai écrit à peu près en même temps, ou dans La voix et le phénomène.

Vous m’interrogez sur « l’atmosphère » de cette époque-là. Pour la caractériser de façon un peu globale et peut-être un peu sommaire, je dirais qu’on parlait beaucoup des limites de la philosophie et quelquefois de la « fin » ou de la « mort » de la philosophie. Et personnellement, tout en m’intéressant à ce que j’ai appelé à ce moment-là la « clôture » de la métaphysique, je n’ai jamais souscrit à l’idée que la philosophie était « finie ». Donc, j’essayais de trouver un chemin entre une certaine clôture et une certaine fin (dans la Grammatologie, je distingue entre la clôture et la fin).

Ce sentiment, assez répandu à l’époque, que la philosophie avait atteint une limite et que maintenant il fallait passer à autre chose, s’accompagnait le plus souvent de questions qui se voulaient radicales sur l’homme, sur la fin de l’homme, sur le concept d’homme. Foucault, par exemple, était fameux à ce moment-là pour avoir dit que la figure de l’homme était en train de s’effacer sur le sable… Heidegger, avec une certaine critique ou déconstruction de l’humanisme traditionnel… Artaud, Bataille aussi… Donc, la question de l’homme. Et j’essayais à ce moment-là, tout en partageant beaucoup d’interprétations, de marquer une certaine distance par rapport à toutes ces pensées-là. C’était le moment où le structuralisme était triomphant, c’est-à-dire le plus souvent une pensée qui se voulait non-philosophique, ou méta-philosophique, qui décrétait que la philosophie était terminée, ou en tout cas que le geste nécessaire n’était pas un geste philosophique. C’était le cas de Lévi-Strauss, qui était de formation philosophique mais qui ne voulait pas être philosophe, c’était le cas de Foucault… Tous se méfiaient de la philosophie et mettaient en question l’héritage de l’humanisme.

Bien que beaucoup de ces gens-là se soient défendus d’être structuralistes, quand même, le structuralisme était dominant. Et, en 1966, dans une conférence intitulée « La structure, le signe et le jeu », recueillie dans L’écriture et la différence, j’avais proposé une interprétation générale de ce moment-là. Au fond, la meilleure réponse à votre question serait dans ce texte final où j’essaie d’analyser la scène française à l’égard des fins de l’homme, ainsi que, dans Marges, dans le texte intitulé « Les fins de l’homme ». Dans les deux textes, j’essaie d’analyser les limites de ce moment français, en mettant en question le structuralisme. Bien que j’aie beaucoup de respect pour le travail qui s’est fait sous ce titre du structuralisme, néanmoins j’essayais de mettre en question les présupposés philosophiques du structuralisme, c’est-à-dire l’idée d’emprunter à des sciences constituées, comme par exemple la linguistique ou la biologie, le modèle structural qu’on allait transposer un peu partout. Dans cette conférence que j’ai faite aux États-Unis et qui est recueillie à la fin de L’écriture et la différence, j’essaie de poser des questions qui ont, d’ailleurs, aux États-Unis ouvert la voie de ce qu’on appelle le « post-structuralisme ». Au fond, le « post-structuralisme » a commencé là. C’est donc presque le dernier texte de L’écriture et la différence qui marquait un écart par rapport au structuralisme dominant. Ce n’était pas une critique mais une manière de reformuler les choses.

Puisque vous m’interrogez sur « l’atmosphère » de l’époque, c’était une atmosphère de méfiance à l’égard de la philosophie que je ne partageais pas. J’essayais de marquer à la fois la nécessité de déconstruire la métaphysique mais sans renoncer à la philosophie, sans considérer que la philosophie, c’était « passé ». D’où la difficulté, puisque j’étais et suis toujours dans cette difficulté, ce malaise (que j’assume d’ailleurs, que j’accepte, si l’on peut dire) qui consiste à déconstruire la philosophie sans pour autant la détruire, ni la congédier ou la disqualifier. Sans cesse, je me trouve dans cet entre-deux là.

Naturellement, politiquement, c’était l’époque qui précédait immédiatement le grand soulèvement de Mai 1968. On sentait gronder déjà les prémices de ce qui allait exploser un an après. L’écriture et la différence a été publié au printemps 1967 et c’est au printemps 1968 qu’a eu lieu cette grande explosion, dont je pensais percevoir les prémices dans la scène française et européenne.

Z. N. : Vous aviez deux champs de bataille…

J. D. : J’ai toujours eu deux champs de bataille. Ce que je dis là, et qui concerne cette époque n’a jamais cessé. Au fond, j’ai toujours été pris entre deux nécessités, ou j’essaie de faire droit à deux nécessités qui peuvent paraître contradictoires ou incompatibles : déconstruire la philosophie, penser une certaine clôture de la philosophie, sans pour autant renoncer à la philosophie. Et je reconnais que c’est très difficile, mais, aussi bien dans mes textes que dans mon enseignement, j’ai toujours essayé de faire les deux gestes à la fois, autant que possible.

Z. N. : Ces textes, écrits dans les années 1960, sont présentés aux lecteurs chinois en 2000. Dans l’intervalle, qu’est-ce qui a surtout changé dans les conditions intellectuelles de votre travail ?

J. D. : Pour tenter, là aussi une réponse globale à cette question (et il est évident que dans un entretien on ne peut faire que des choses globales, pour le reste il faut lire les textes), si j’essaie de penser ce qui a changé dans les conditions intellectuelles de mon travail dans ces quarante dernières années, je dirais – et je le dis justement, en particulier, en direction de la Chine – que ça a été l’expérience de l’internationalisation. Non seulement j’ai beaucoup voyagé depuis, enseigné à l’étranger, mais mes textes ont été assez largement traduits, avec, naturellement, une transformation du champ de travail accompagnée par ces traductions. Au fond, même si dès le départ j’étais attentif au phénomène de la langue étrangère, de la multiplicité des idiomes, progressivement, ça n’a cessé de se complexifier.

De plus en plus j’ai écrit en sachant que mes lecteurs, pour l’essentiel, n’étaient pas français. Et je dois dire que je me suis senti de plus en plus marginal en France. C’est-à-dire que les destinataires les plus accueillants, les plus actifs de mon travail se trouvent à l’étranger. Non seulement, comme on l’a souvent dit, aux États-Unis : c’est vrai aux États-Unis, où j’ai beaucoup enseigné, mais aussi dans beaucoup de pays d’Europe. Ç’a été vrai au Japon, où je suis allé plusieurs fois. Et évidemment le fait que jusqu’ici je ne sois jamais allé en Chine ou que les traductions chinoises ou bien n’existent pas ou bien ont été très minimes, est un paradoxe, parce que dès le début, ma référence, au moins imaginaire ou fantasmatique, à la Chine était très importante. Pas nécessairement à la Chine d’aujourd’hui mais à l’histoire, à la culture, à l’écriture chinoise. Et donc, dans cette internationalisation progressive au cours des quarante dernières années, il y avait un manque considérable, dont j’étais conscient, même si je ne pouvais pas y remédier, et c’était la Chine.

Donc ce qui change, dans les conditions intellectuelles de mon travail, c’est que j’ai pensé de plus en plus non seulement aux lecteurs étrangers, mais même aux auditeurs étrangers. Dans mes séminaires, comme vous l’avez remarqué, il y a plus d’étrangers que de Français. Je dois donc être attentif à ce travail de traduction au sens large qui se fait (pas seulement traduction linguistique, mais traduction culturelle, traduction des traditions), et cela a eu probablement un retentissement dans ma manière de penser et d’écrire. Ce qui fait que, quand j’écris, je suis très attentif à l’idiome français (je suis un amoureux de la langue française, et j’essaie presque toujours d’écrire de manière intraduisible, de manière très endettée à l’égard de la langue française), mais néanmoins je pense sans cesse aux traductions : quelquefois en anticipant les choses, quelquefois sans pouvoir anticiper. Par exemple, pour l’anglais ou l’allemand, je vois quelles sont les difficultés : quand j’écris en français, je pense déjà à la traduction. Pour le chinois ou d’autres langues, non, évidemment. Mais je crois que la référence à une destination non française de mon travail est ce qui a été le plus transformé au cours de ces quarante dernières années.

Là évidemment, pour en parler sérieusement, il faudrait parler aussi de l’institution, de la transformation de mon statut institutionnel. Tout au début, quand j’ai commencé à publier, j’étais –comment dire ? – bien et confortablement situé au centre de l’institution française. J’étais assistant à la Sorbonne, les professeurs de la Sorbonne pensaient que j’allais être un des leurs, que j’allais faire une carrière normale. Et puis, à partir justement de cette date-là, 1967 ou 1968, quand j’ai publié des textes sur Artaud, dans Tel Quel, etc., on a commencé à se méfier de moi dans l’université, et il était évident que je ne pouvais plus être reçu et légitimé à l’université comme on le pensait au début. Et moi-même, d’ailleurs, j’ai fait des choix qui me poussaient dans les marges de l’université. Et donc, après ces quatre ans d’assistanat en Sorbonne (1960-64), j’ai été à l’École Normale pendant vingt ans avec un poste extrêmement modeste de maître-assistant. C’est une institution prestigieuse, mais j’y étais marginalisé. Puis, ensuite, on n’a pas voulu de moi à l’université, et donc j’ai été élu ici [à l’École des hautes études en sciences sociales]. Ce qui fait que dans toute ma vie académique, professionnelle, j’ai été un marginal de luxe, si l’on peut dire, puisque j’étais marginal et en même temps dans une institution très confortable, très prestigieuse. Mais le fait est que l’université française n’a pas voulu de moi.

Et peu à peu, cette situation institutionnelle, que j’ai à la fois subie et choisie, a marqué mon travail, elle a marqué ma manière d’écrire. Il est évident que je n’écris pas beaucoup de mes textes comme on écrit dans l’université, bien que, quelquefois, comme vous le savez, il y a des textes qui sont écrits dans une forme très académique, très traditionnelle. Donc, au cours de ces quarante années, j’ai fait coexister des textes très traditionnels dans leur forme, des études sur Husserl, sur Heidegger, sur Hegel, etc., et puis des essais d’écriture beaucoup plus affranchis des modèles universitaires. Donc, là aussi, j’étais pris entre deux normes, si l’on peut dire, entre deux espaces différents et j’ai dû lutter pour ne renoncer ni à l’un ni à l’autre. De même que je disais tout à l’heure : je n’ai renoncé ni à déconstruire la philosophie ni à la philosophie, là je n’ai jamais renoncé ni aux normes universitaires, ni à un type d’écriture qui était une contestation du scénario universitaire. Et là je suppose que, quand vous me traduisez, vous sentez qu’il y a les deux, qu’il y a deux écritures au moins.

Z. N. : Un souci de remise en cause de la notion de « livre » est perceptible dans le déplacement des questions organisant les textes mais aussi dans les propos d’après-coup (par exemple la petite note en fin de livre et l’entretien paru dans Positions). Ce souci du « livre », au moins sous cette forme, peut paraître étrange aux lecteurs chinois en raison de la différence d’arrière-plan culturel (particulièrement théologique). Pouvez-vous dire un mot de cette question, en la replaçant dans le cadre de vos interrogations sur l’écriture et la différence ?

J. D : En effet, dès De la grammatologie, mais il y en a des traces dans L’écriture et la différence, la déconstruction de l’écriture alphabétique et de tout le système de l’écriture s’accompagnait d’une remise en question du modèle du livre, du modèle historique du livre, c’est-à-dire d’une totalité close sur elle-même, sous la forme de la Bible ou de l’Encyclopédie. Et j’ai opposé à ce modèle du livre une écriture je ne dirais pas « fragmentaire », mais une écriture qui ne se rassemble pas sur elle-même dans la forme du livre ou dans la forme du Savoir absolu. Le modèle absolu du livre, c’est la Grande logique ou l’Encyclopédie de Hegel, c’est-à-dire un savoir total qui se rassemble dans un volume, qui « tourne » sur lui-même : c’est ce que veut dire « volume ».

Et d’ailleurs, je dois dire que les modèles techniques d’écriture, de publication, de support aussi, étrangers au livre m’ont toujours beaucoup intéressé. Je pense qu’il y a une culture du livre, qui est liée à l’écriture alphabétique, qui est liée à toute l’histoire de l’Occident et que ce qu’on atteint maintenant, à travers les références à d’autres cultures mais aussi au travers des progrès d’une certaine technologie de la communication, ce sont des modes d’écriture, de communication, de diffusion qui n’ont plus besoin du livre. Mais là encore, je vais répéter ce que j’ai déjà dit deux fois. Je me suis trouvé pris, et j’ai accepté de me trouver pris, dans une contradiction. D’un côté, je dis : le livre est fini – et je l’ai dit dès cette date-là : c’est la fin du livre –, mais en même temps je milite pour qu’on sauve le livre contre de nouvelles technologies qui menacent une certaine mémoire, une certaine culture du livre. Et là j’essaie aussi de faire deux choses contradictoires à la fois : d’accepter les nouvelles technologies, d’accepter tout ce qui vient avec elles comme une chance, mais en même temps de percevoir la menace qui vient de ces nouvelles technologies et donc de lutter, comme je peux, à ma manière, pour qu’on conserve tout ce qui est lié à la culture du livresque. Non seulement la forme du volume, mais aussi le temps de la lecture, la patience de la lecture, l’isolement de la lecture, toutes les vertus qui sont liées à la culture du livre.

J’ai tout le temps été pris – de quoi qu’il s’agisse : de philosophie, de politique, d’éthique – dans la nécessité d’une transaction entre deux impératifs apparemment contradictoires. Toujours négocier, ne pas dire oui ou non, mais à partir d’un endroit où je ne peux pas décider. C’est la question de l’indécidable : je ne peux pas décider pour ou contre le livre, je ne peux pas décider pour ou contre la philosophie. Donc, il s’agit d’un compromis, d’une transaction, de la meilleure transaction possible entre deux nécessités, deux lois finalement contradictoires. Si souvent j’insiste sur le double bind, c’est parce qu’il n’y a de responsabilité à prendre que là où je ne sais pas ce qu’il faut faire, où j’hésite entre deux réponses également nécessaires et pourtant incompatibles entre elles.

Z. N. : Dans Positions, vous avez dit : « J’essaie de me tenir à la limite du discours philosophique »[2]. Vous avez intitulé le livre qui, à bien des égards, prolonge L’écriture et la différence : Marges – de la philosophie. Si la limite entre le philosophique et le non-philosophique est toujours relative et mouvante, comment penser ce qui peut rester la « consistance » ou la continuité (même problématique) du geste philosophique en général ?

J. D : Il est vrai que la limite entre le philosophique et le non-philosophique a sans cesse à être réévaluée ou redessinée. Il n’y a pas une limite stable, claire, entre le philosophique et le non-philosophique. D’une certaine manière, la nature de la philosophie, le mouvement propre à la philosophie, consiste justement à s’emparer de tout l’espace, à ne pas accepter qu’il y ait un dehors de la philosophie. Le philosophe, c’est quelqu’un qui pense que l’espace philosophique n’est pas circonscrit, et que, donc, il n’y a pas de limites. Et il tend, donc, à intégrer, à intérioriser le non-philosophique.

Donc, sans cesse, cette limite qui n’est jamais donnée, il faut à la fois la détecter là où elle s’installe, il faut la voir se déplacer, il faut aussi la déplacer, et cette limite n’étant pas stable (comme vous dites, elle est mouvante), la question se pose de savoir ce qu’est la philosophie. Qu’est-ce qu’on nomme, de façon cohérente, systématique, la philosophie ?

Évidemment, comme nous parlons ici en direction des lecteurs chinois, très souvent j’ai été tenté, et je le suis encore, par l’affirmation heideggérienne selon laquelle, au fond, la philosophie, ce n’est pas la pensée en général, la philosophie est liée à une histoire finie (finie, c’est-à-dire limitée), liée à une langue, à une invention grecque : c’est une invention grecque, d’abord, qui ensuite a subi les transformations de traduction latine, allemande, etc., mais qui est une chose de type européen, finalement, et que, s’il peut y avoir en dehors de la culture occidentale européenne des pensées ou des savoirs qui ont au moins une égale dignité, il est illégitime d’appeler cela « philosophie ». Donc, s’il y a une pensée chinoise, une science chinoise, une histoire chinoise, etc., parler de « philosophie chinoise » est un problème pour moi, tant que, évidemment, cette pensée chinoise, cette culture chinoise n’a pas importé des modèles européens. Quand elle importe des modèles européens, elle devient aussi européenne, en partie européenne. D’où la question du marxisme, du marxisme chinois, etc. Mais je suis tenté de dire, sans aucune espèce de manque de respect à l’égard de cette pensée non-européenne, que ce sont des pensées qui peuvent être très fortes, très nécessaires, mais qu’on ne peut pas les appeler, stricto sensu, « philosophie ».

Alors, quand on essaie de penser, stricto sensu, ce qu’est la philosophie (ce que vous appelez la consistance philosophique), de ce point de vue-là, j’ai essayé assez vite, à la fois dans le sillage de Heidegger, mais aussi un peu à l’écart de Heidegger, d’y voir une reconnaissance, une soumission à l’autorité de ce qui s’appelle en Grec le logos, c’est-à-dire à la fois la raison, le discours, le calcul, la parole – logos veut dire tout cela – et aussi le « rassemblement » : legein, c’est ce qui se rassemble. Donc, l’idée du système. Au fond, l’idée de la consistance systémique, du rassemblement sur soi est liée à l’idée de logos. Naturellement, je n’ai rien contre le système, contre le logos. Mais il faut bien voir que c’est une détermination possible parmi d’autres.

Maintenant, j’ajouterais une petite distinction, c’est qu’il y a plusieurs modes de legein, de « rassemblement », qui ne sont pas nécessairement des systèmes. L’idée de système est une forme particulière de ce rassemblement-là. Il y a eu dans l’histoire de la philosophie un moment, assez tardif, où on a pensé que ce rassemblement avait la forme d’un système, d’un « système philosophique ». Mais même avant ce moment-là, assez tardif, l’idée de logos était à la fois l’idée de raison et de rassemblement, et donc l’idée de présence et de présence à soi. Donc, l’unité ou la continuité du geste philosophique, je l’ai vue dans ce que j’ai appelé le « logocentrisme », c’est-à-dire le fait de rassembler le tout de l’étant, le tout de l’être dans la forme de la présence, sous l’autorité ou en face du logos, ou comme pôle, comme corrélat, du logos.

J’ai essayé de distinguer le logocentrisme du phonocentrisme. Le logocentrisme, c’est, donc, la philosophie comme ontologie, c’est-à-dire comme science de ce qui est. Et la « logie », qu’il s’agisse de l’ontologie ou de n’importe quelle science en « -logie », c’est l’idée d’une rationalité qui rassemble. Et mon sentiment est que, malgré toutes les différences, les ruptures, qui ont eu lieu dans la philosophie occidentale, le motif de l’unité rassemblante (dans son rapport à la raison et au discours), donc le motif logocentrique, a été constant : on le retrouve partout. Et donc, dans tous mes textes, qu’il s’agisse de textes sur Platon, sur Descartes, sur Kant, sur Husserl, sur Heidegger même, j’ai essayé de mettre en évidence cette constance du logos, cette justification par le logos. Et, à un moment donné, j’ai essayé de lier le logocentrisme au phonocentrisme, c’est-à-dire à une culture qui privilégiait la voix. Souvent, les lecteurs ont confondu les deux. Moi, je ne le fais pas. Je pense qu’il peut y avoir du phonocentrisme sans logocentrisme. Il peut y avoir des cultures non européennes qui privilégient la voix, il peut y avoir, je suppose, dans la culture chinoise, des éléments, des aspects de ce privilège de la voix. Bien souvent, l’écriture chinoise m’a paru intéressante dans ce qu’elle avait de non phonétique. Mais il peut y avoir, dans la culture chinoise ou d’autres cultures, un privilège accordé à la voix qui ne soit pas logocentrique.

Z. N. : Mais la philosophie peut-elle être un mode de pensée parmi d’autres ?

J. D. : La philosophie n’est pas un mode de pensée parmi d’autres, au même niveau que beaucoup d’autres. Je crois qu’elle a un privilège et une vocation, une ambition singulière qui est d’être universelle – et il faut tenir compte du fait que la philosophie veut être universelle. Donc, ce n’est pas simplement un discours ou une pensée parmi d’autres. Mais je crois que la philosophie comme telle n’est pas toute la pensée et qu’il peut y avoir une pensée non philosophique, une pensée qui excède la philosophie. Et par exemple, je crois que lorsqu’on veut penser la philosophie, ce qu’est la philosophie, cette pensée n’est pas philosophique. Et c’est ça qui m’intéresse. La déconstruction, c’est, d’une certaine manière, une pensée non-philosophique de la philosophie.

Et on peut étendre cela – ce modèle, cette logique, cet argument – à beaucoup d’autres exemples. Ainsi, si on s’interroge, pour la déconstruire, sur une certaine figure de l’homme, de l’humain ou de la raison. Penser l’homme ou penser la raison, ce n’est pas simplement humain ou rationnel, mais ce n’est pas non plus anti-humaniste ou irrationnel. Chaque fois qu’on pose des questions, comme je le fais, dans un style déconstructif, sur l’origine de la raison, sur l’histoire de l’idée d’homme, les gens m’accusent d’être anti-humaniste, d’être irrationaliste, mais ce n’est pas ça. Je pense qu’il peut y avoir une pensée de la raison, une pensée de l’homme, une pensée de la philosophie qui ne soit pas réductible à ce qu’elle pense, c’est-à-dire à la raison, à la philosophie, à l’homme, mais qui ne soit pas pour autant, non plus, des dénonciations, des critiques ou des rejets. Ce n’est pas une marque de non-respect pour la philosophie que de dire : il y a autre chose à penser et autrement que la philosophie. Et même, pour penser la philosophie, il faut, d’une certaine manière, excéder la philosophie : il faut être, aussi, ailleurs. Et c’est ça qui se cherche sous le mot de déconstruction.

Z. N. : Mais pour penser la philosophie, ne doit-on pas rester dans la logique ou la rhétorique ?

J. D. : Oui et non. J’essaie, quand j’écris et quand j’enseigne, de respecter des normes logiques, de ne pas dire n’importe quoi et d’argumenter, à partir des normes classiques. Mais, en même temps, tout en faisant cela, j’essaie de marquer ce qui excède cette logique. C’est cela la difficulté du geste : de respecter cela même qu’on déconstruit.

Je pense que mes textes sont très logiques dans leur argumentation, même si, à un certain moment, ils disent : on doit avoir le droit de dire ça et le contraire, et donc d’avancer des propositions apparemment illogiques, mais de le faire sur un mode aussi démonstratif que possible. Ce qui fait qu’il m’arrive souvent, dans ce que j’écris ou ce que j’enseigne, d’en arriver à dire des choses qui sont – comment dire ? – irrecevables pour une logique formelle classique, mais que j’essaie de dire pourtant en respectant la logique et même le sens commun. Et c’est ce qui rend les textes difficiles, parce que beaucoup des lecteurs ont envie de se débarrasser de cela en disant : alors, s’il ne croit pas à la vérité ou à la logique, pourquoi va-t-on le croire, lui ? Comment peut-il à la fois dire que la logique a une limite et puis nous demander de suivre la logique de son argument, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est cela la difficulté, ce qui rend les textes difficiles. Il y a plus d’un geste à la fois, ou le geste est toujours oblique ou elliptique, ou tordu… : cela se sent dans l’écriture.

Z. N. : Vous avez aussi dit : « “Déconstruire” la philosophie, ce serait ainsi penser la généalogie structurée de ses concepts de la manière la plus fidèle, la plus intérieure, mais en même temps, depuis un certain dehors par elle inqualifiable, innommable, déterminer ce que cette histoire a pu dissimuler ou interdire, se faisant histoire par cette répression quelque part intéressée » (Positions, p. 15). Mais cette pratique déconstructive n’est-elle pas aussi au service d’un certain intérêt ou d’une certaine intention, c’est-à-dire d’un certain telos caché ? Dans ce cas, qu’est-ce qui légitime ce telos, ou cet « appel » ?

J. D. : Si par telos, vous entendez ce qu’on entend toujours, c’est-à-dire une fin, un accomplissement final, un but organique en quelque sorte, le discours devant s’organiser pour accomplir sa fin (je sais où je vais, je sais ce que je cherche et j’essaie de l’atteindre d’une façon en quelque sorte finalisée), eh bien, je ne crois pas que, de ce point de vue-là, la déconstruction ait un telos. Elle est infinie d’une certaine manière, interminable, elle se déplace ou se transforme dans chaque contexte différent, sans relativisme, mais elle n’a pas de telos. Cela dit, de même qu’on déconstruit – je vous cite – « l’intérêt » qui motive la philosophie, de même je crois qu’il y a des intérêts à la déconstruction. Mais il faut chaque fois essayer d’analyser ces intérêts.

Je ne sais pas quel est l’intérêt général de la déconstruction en général, mais il n’y a pas la déconstruction en général. Il y a des gestes déconstructifs dans des situations culturelles, historiques, politiques déterminées. Et dans chaque situation, il y a une stratégie nécessaire, elle est différente selon le cas, et on doit pouvoir analyser quel est l’intérêt dans ce contexte-là. Il est évident que la déconstruction, que le geste déconstructif ne peut pas être le même pour moi aujourd’hui qu’il était il y a quarante ans, parce que la situation a changé, le champ philosophique a changé, le champ politique a changé, en France et en Europe. Et ça ne peut pas être le même dans une culture chinoise, où la tradition est différente, la mémoire, la langue est différente… Donc, chaque fois, les intérêts sont différents.

Cela dit, y a-t-il un motif, plutôt qu’un intérêt, commun à tous les gestes ou plutôt les événements déconstructifs (la déconstruction n’est pas seulement un geste, ce n’est pas seulement une méthode ou une technique) ? Souvent, je dis : la déconstruction, c’est ce qui arrive, c’est ce qui se passe, elle n’est pas circonscrite dans l’université, et elle n’a pas besoin toujours qu’il y ait un agent qui applique une méthode. Les événements qui transforment la société, qui transforment la technique sont des événements déconstructeurs. En raison de ces événements déconstructeurs, il y a à chaque fois une nouvelle configuration d’intérêts qui se met en jeu. Et il faut, à chaque fois, analyser l’intérêt en jeu, qui, encore une fois, peut être différent aujourd’hui en France de ce qu’il peut être aujourd’hui en Chine, ce qu’il était hier en Chine, ce qu’il sera demain en Chine, n’est-ce pas ?

Mais chaque fois, ce qu’ils ont en commun, c’est qu’il s’agit, d’abord, de se rappeler, c’est-à-dire de faire un acte de mémoire, de savoir d’où nous vient la culture dans laquelle nous vivons, d’où nous vient la tradition, d’où nous vient l’autorité, la norme reconnue. Donc pas de déconstruction sans mémoire, et cela vaut universellement, ça vaut aussi bien pour la culture européenne que pour la culture chinoise. Même si les mémoires sont différentes, chaque fois il faut faire la généalogie de ce qui domine dans la culture d’aujourd’hui. Aujourd’hui, il y a des éléments normatifs, des éléments de consensus, des éléments hégémoniques qui ont une histoire. Eh bien, la responsabilité déconstructive consiste d’abord, autant que possible, à reconstituer la généalogie de cette hégémonie : d’où ça vient, et pourquoi est-ce c’est ça qui a l’hégémonie aujourd’hui ?

Ensuite, autant que possible, naturellement, il faut transformer le champ. C’est pourquoi la déconstruction n’est pas un geste simplement théorique, c’est un geste d’engagement éthique et politique de transformation. Et donc, transformer une situation là où il y a une hégémonie, ça veut dire, naturellement, déplacer l’hégémonie. Ça veut dire se révolter contre l’hégémonie, remettre en question l’autorité. De ce point de vue-là, la déconstruction a toujours été contre la dogmatique, l’autorité, l’hégémonie non justifiées. Ceci est commun à tous les contextes, et au nom de quelque chose qui s’affirme, qui n’est pas un telos, qui est toujours un « oui ». J’insiste souvent sur le fait que la déconstruction n’est pas négative. C’est un « oui », un engagement, un acquiescement.

Alors, à quoi dit-on oui ? C’est très difficile. On dit oui, d’abord à la pensée, à cette pensée qui n’est pas réductible à une culture, à une philosophie, à une religion. On dit oui à la vie, c’est-à-dire à ce qui a un avenir. Oui à ce qui vient. Si on veut transformer les choses, par la mémoire, c’est qu’on préfère la vie à venir à la mort ou à la fin. Donc, il n’y a non pas un telos mais une affirmation inconditionnelle de la pensée, de la vie et de l’avenir.

Z. N. : On ne peut même pas dire qu’il existe un telos méthodologique…

J. D. : Non. Et souvent je dis : la déconstruction n’est pas une méthode. Mais il peut y avoir des règles.

Z.N. : Comme si on retrouvait toujours le geste de faire réapparaître, d’une nouvelle manière, ce que l’on détruit…

J. D. : L’affirmation revient et il y a une récurrence. Je veux garder vivant cela même que je déconstruis. Et donc, ce n’est pas une méthode. Mais il est vrai qu’on peut tirer de tout cela un certain nombre de règles, au moins provisoires. C’est pourquoi la déconstruction, ça peut s’enseigner, même si ce n’est pas une méthode. Il y a un style ou un geste qui s’enseigne parce que ça se répète. Même si ça se répète différemment selon les objets différents, les corpus différents, les contextes différents. Même si la déconstruction n’est pas une méthodologie, il y a des règles de la méthode qui peuvent se transmettre. Et c’est pourquoi il y a un enseignement. C’est pourquoi je critique l’université, et en même temps je suis pour l’université. Je suis pour l’enseignement de la philosophie. Donc, je crois qu’il y a des méthodes, mais la déconstruction n’est pas une grande méthodologie, une grande technologie de la pensée.

Z.N. : Vous avez parlé de l’impérialisme de la théorie en tant que théorétisme dans « Violence et métaphysique ». Le problème du regard en tant qu’élément important pour la métaphysique est ainsi posé. Par ailleurs, dans La voix et le phénomène, c’est une autre primauté, celle de la voix, qui se trouve interrogée. Mais vous avez aussi récemment abordé le problème du « toucher ». Comment cet intérêt nouveau se relie-t-il à ces thèmes plus anciens ?

J. D. : À propos de la théorie, il est vrai que, dans tous les textes que vous évoquez ici, j’ai essayé de mettre en évidence, et par conséquent de déconstruire, une hégémonie d’une part de la voix, de la phonè, et d’autre part du regard. Et j’ai essayé de montrer, dans La voix et le phénomène, que ces deux privilèges ne s’excluent pas. On peut privilégier à la fois le théorique et la voix. C’est ça le logocentrisme ou logophonocentrisme.

Pour dire les choses de manière plus actuelle, puisque cette traduction va paraître à un moment particulier de ma trajectoire, très récemment j’ai pris conscience, à la faveur de ce travail sur le toucher auquel vous faites allusion, du fait que ce privilège du théorique, du theorein, du voir, que Heidegger a souligné, que Blanchot ou moi-même avons aussi souligné, que ce privilège du voir n’était pas incompatible, dans toute la tradition philosophique, avec un privilège du toucher. Et ça a été une découverte pour moi, à travers une relecture de Platon, de Kant, de Husserl, qu’on pouvait articuler ensemble, donc associer, le privilège disons « théorique » ou eidétique et le privilège que j’appelle « haptique », du toucher.

Tous ces intuitionnismes – en latin, l’intuition signifie le regard, donc l’intuitionnisme est toujours l’idée qu’il y a un moment dans la pensée où la chose se donne immédiatement au regard – finalement, pour tous ces penseurs classiques, de Platon à Husserl, s’accomplissaient dans l’haptique, c’est-à-dire qu’il y a toujours dans leurs textes un moment où ce qui se voit se touche, où la plénitude de la connaissance prend la forme du contact. Je cite, dans le livre, beaucoup de textes, où l’on voit que ces penseurs qui, en apparence, ont privilégié le théorique ou l’eidétique, ou même le phénoménologique (c’est-à-dire ce qui apparaît au regard), ont tous simultanément privilégié le toucher, qui est comme le telos de la vision théorique. Et ça, c’est quelque chose dont je n’étais pas conscient, jusqu’à ces derniers mois. Évidemment, ça a beaucoup de conséquences que j’essaie d’élucider dans ce livre, quant à la technique, quant à la praxis… Il m’est difficile d’en parler très vite, mais je me permets de signaler cela : qu’au fond, mon travail le plus actuel concerne le privilège du toucher en tant qu’il est l’accomplissement même, le telos si vous voulez, du privilège de la vue.

Et dans ce livre sur le toucher,[3] j’essaie de montrer que la philosophie à la fois théorique (opticocentrique) et « haptocentrique » correspondait à l’expérience d’un certain corps, marqué par la culture. Il y a le corps grec, bien sûr, mais il y a aussi le corps chrétien. Le livre sur le toucher, qui est un livre sur Jean-Luc Nancy, est aussi un livre sur ce que j’appelle le corps chrétien. Jean-Luc Nancy a un projet qui est celui d’une déconstruction du christianisme. Il s’agirait, et là je suis d’accord avec lui, d’à la fois penser et déconstruire ce corps chrétien, qui commande toute la culture européenne aujourd’hui. Mais la difficulté, c’est que le christianisme est une chose qui a beaucoup de ressources, et c’est toujours au nom du christianisme qu’on est en train de déconstruire le christianisme. Donc, actuellement, c’est ça qui m’occupe beaucoup.

Que doit être le corps ou notre expérience du corps pour que tout ce discours soit tenable ? Autrement dit, qu’est-ce qui est en train de changer dans le corps ? Et ce qui m’intéresse, c’est une espèce de généalogie de grande échelle – car la philosophie, c’est 2500 ans, c’est-à-dire une seconde, ce n’est rien – c’est de penser l’histoire de l’homme, l’histoire de l’hominisation, de la formation de l’homme, de l’animal homme, qui a été conduit, peu à peu, à privilégier la main, le regard, le théorique, l’haptocentrique. C’est pourquoi vous verrez souvent apparaître dans le livre sur le toucher la question de la main et la question de l’hominisation, de la formation de l’humain à partir d’une histoire de la technique. Et de ce point de vue-là, je crois que ce discours-là aurait beaucoup à partager avec une sorte de – je ne dirais pas de matérialisme, car c’est trop compliqué – mais en tout cas avec un certain marxisme : pas forcément un marxisme figé dans un dogme ou un marxisme traduit en discours politique du XXème siècle, mais un esprit du marxisme comme attention à la matérialité, à l’histoire de l’animalité, à l’histoire de la technique surtout. Toutes ces questions sont indissociables de la technique, qu’il faut penser au-delà de Heidegger…

Z. N. : Au moment où vous publiez L’écriture et la différence, la philosophie française donne l’impression d’entretenir une relation particulièrement étroite avec l’expérience littéraire. Votre propre travail est également affecté par des pratiques ou des gestes qui relèveraient, traditionnellement, du « littéraire ». D’où vient cette importance accordée à la littérature ?

J. D. : Il est vrai que, depuis le début, j’ai toujours été attiré, intéressé dans mon travail par l’expérience littéraire. D’ailleurs au début, la question qui m’intéressait était la question : qu’est-ce que l’écriture ? Et plus précisément : comment l’écriture devient-elle écriture litttéraire ? Qu’est-ce qui se passe dans l’écriture pour qu’on passe à la littérature ? Là aussi, je serais tenté de répéter, au sujet de la littérature, ce que j’ai dit de la philosophie tout à l’heure, à savoir que la littérature, ce n’est pas simplement l’art d’écrire en général, ou la poésie.

La littérature est un concept qui a une histoire européenne. Et il peut y avoir de très grands textes de pensée ou de poésie, qui ne soient pas de la « littérature ». Je ne sais pas, par exemple si on peut parler de « littérature » non-européenne. Et je répéterais le même geste que pour la philosophie tout à l’heure. Il peut y avoir de très grandes œuvres écrites, qui ne soient pas ce qu’on appelle « littérature » en Europe depuis, au fond, le XVIème siècle à peu près.

Si je me suis intéressé tellement à la littérature, c’est d’abord parce que c’est toujours une forme d’écriture, c’est ensuite parce qu’il y avait souvent dans certaines œuvres littéraires qui m’intéressaient – pas la littérature en général, mais certaines œuvres littéraires, comme Mallarmé, Artaud, Bataille ou Celan ou Joyce –, il y avait me semble-t-il, souvent, plus de pensée philosophique que dans certaines œuvres philosophiques, et donc plus de force déconstructive que dans les œuvres philosophiques. Donc, souvent je me suis « servi », si on peut dire, de textes littéraires ou de mes analyses de textes littéraires pour développer une pensée déconstructive.

Et puis une troisième raison de mon intérêt pour la littérature, c’est, dans l’histoire européenne de la littérature – histoire très brève au fond, quelques siècles –, le projet d’instituer (puisque la littérature est une institution) un espace où, en principe, sous une forme de fiction, n’importe qui pouvait dire n’importe quoi, avait le droit de dire n’importe quoi, sans être censuré. Naturellement, il y a eu de la censure, mais en principe, l’idée de la littérature implique que l’écrivain a le droit, se voit reconnaître le droit de dire n’importe quoi. Et donc, il y avait une alliance intéressante pour moi entre la littérature et la démocratie, et le droit à parler publiquement, à publier publiquement sans intervention de l’État, sans que l’État puisse limiter ce droit. Même s’il l’a fait en fait, ça a toujours été scandaleux et ressenti comme tel, parce qu’il était dans l’essence de l’institution littéraire que ce droit soit reconnu. Donc, j’ai trouvé que la littérature avait ce lien à l’histoire de la démocratie, à l’histoire du droit, donc aux Lumières, d’une certaine manière, au droit de dire publiquement, qui était intéressant. Même si en fait ce droit n’a pas toujours été respecté, en droit il existait. Il y avait un principe.

Récemment, une autre veine d’intérêt pour la littérature m’a retenu, qui concerne malgré tout, et ça c’est dans le livre Donner la mort que je l’ai un peu développé, la filiation biblique de la littérature. La littérature, comme institution moderne, est une institution séculière, sécularisante, c’est-à-dire en principe libérée de la théologie et de l’église. Mais en fait, je crois qu’elle garde quelque chose de ce dont elle prétend s’émanciper. Il y a quand même en Occident une sacralisation de la littérature. On ne touche pas un texte. Un texte littéraire, une fois qu’il est écrit, est l’objet d’un respect religieux, quelquefois fétichisant. On n’a pas le droit d’y toucher. La traduction, justement, au sens moderne du mot doit être rigoureuse (car il y a aussi une histoire de la traduction : c’est une idée moderne, celle de la traduction rigoureuse), elle implique un respect absolument sacralisant de l’œuvre littéraire. Donc, je crois que la littérature garde une filiation religieuse, même si elle la dénie et, d’une certaine manière, il y a toujours une sorte de scène de pardon : l’écrivain demande pardon à la religion de s’être libéré d’elle, en quelque sorte. Il y a un endettement à l’égard de la religion. J’essaie aussi de m’intéresser à la littérature de ce point de vue-là, dans Donner la mort, par exemple.

Pour toutes ces raisons, la question de la littérature est une question très importante pour moi, pour la déconstruction. Sans parler, naturellement, des enjeux politiques d’aujourd’hui. On sait qu’aujourd’hui les écrivains – les penseurs, mais aussi les écrivains – sont souvent les premières cibles des régimes autoritaires ou totalitaires. Justement à cause de leur liberté de parole, ce sont souvent des écrivains qu’on persécute, qu’on emprisonne, qu’on tue, même. On pourrait prendre des exemples en Algérie et ailleurs. Et c’est pour cela que nous avons fondé, avec quelques amis, en 1994, ce Parlement international des écrivains, qui essaie d’abord d’aider tous ceux qui, étant responsables d’une parole publique, qu’ils soient écrivains au sens strict mais aussi professeurs ou journalistes, etc., sont menacés soit par l’État, soit par des forces dans la nation qui ne sont pas forcément l’État. Nous avons projeté de les aider, en les accueillant dans des villes refuges… Et nous pensons qu’aujourd’hui la littérature, la liberté d’écrire et de parler est un enjeu fondamental dans le monde entier. Donc, c’est aussi une raison de prendre au sérieux la littérature et la cause de la littérature.

Z. N. : Comme il s’agit ici de présenter votre livre en chinois, je voudrais aborder, pour finir, le difficile problème de la traduction. Tout se passe comme si vous faisiez la démonstration constante dans votre travail, à la fois de la nécessité permanente et de l’impossibilité de la traduction. De plus, on peut avoir l’impression que cette impossibilité n’est pas seulement une limite ou un défaut qu’il faudrait combattre, mais qu’elle peut être aussi chez vous le produit d’une stratégie délibérée (on pourrait prendre l’exemple de beaucoup de mots). Pourriez-vous éclairer ce point ?

J. D. : Vous avez raison de me poser cette grande question de la traduction, à la fois parce que ceci devra figurer à l’ouverture d’une traduction très importante pour moi, la traduction en chinois, mais aussi parce que dès le début, la traduction n’a pas été pour moi, et pour la déconstruction en général, une question parmi d’autres : c’est la question.

D’abord parce que la traduction, c’est la question de ce qui se passe entre plusieurs cultures, plusieurs nations, donc ce qui passe les frontières. Et la déconstruction, qui est d’abord une mise en question de l’autorité de l’eurocentrisme, de l’autorité de l’État-nation, évidemment rencontre la question de la traduction. D’autre part, à l’intérieur même de la langue qu’on parle, que je parle par exemple, il y a des problèmes de traduction interne en quelque sorte. Il y a des mots qui ont plusieurs sens, des mots indécidables, et au fond tout au long de mon travail, mon travail a été jalonné d’essais pour penser, dans la langue française ou dans d’autres langues dont j’héritais, des mots qui ont plusieurs sens contradictoires. On pourrait donner comme exemple le pharmakon, qui veut dire à la fois poison et remède, hymen qui veut dire à la fois la protection de la virginité et le mariage, le « supplément » en français qui veut dire à la fois ce qu’on ajoute et ce qu’on remplace, le mot de « différance » avec un « a »… Chaque fois, ces mots-là étaient des mots très difficiles à traduire, voire impossibles à traduire, et qui posaient la question de l’idiome.

Et il m’est arrivé de dire, à un moment donné, que si j’avais une définition à donner de la « déconstruction », je dirais : « plus d’une langue ». Il y a déconstruction, dès qu’on fait l’expérience qu’il y a « plus d’une langue ». Il y a plus d’une langue dans le monde, mais à l’intérieur d’une langue, il y a plus d’une langue. Et donc cette multiplicité linguistique est ce qui occupe ou préoccupe la déconstruction. D’abord, parce que je ne crois pas, simplement, à la différence entre la pensée et le langage. On pense dans une langue, et la philosophie est liée à une langue ou à une famille de langues. Et donc, déconstruire la philosophie, c’est naturellement s’inquiéter des limites qu’une langue assigne à une pensée. Une langue donne des ressources à la pensée et en même temps elle la limite. Donc, il faut penser cette ressource « limitative ».

Et puis, je me suis intéressé à certaines œuvres, je pense à l’exemple de Joyce, où quelquefois un texte est écrit en plusieurs langues dans l’original. Comment faire pour traduire un texte qui comporte en lui-même une multiplicité de langues ? Par exemple, je me suis intéressé, dans un petit texte sur Joyce, à deux mots qui étaient « he war », qui peuvent s’entendre en anglais comme « lui / la guerre », et comme il s’agit de Babel, c’est aussi Dieu, le dieu de la guerre, etc., mais aussi, en allemand, « war » veut dire « était ». Donc, dans le même livre, qui est Finnegan’s Wake, l’unité du mot éclate et se disperse, se multiplie. Et donc, on ne peut pas traduire ça en une seule langue. Il faut garder le fait de la multiplicité des langues.

Je crois que chaque fois que par la déconstruction on se libère, on s’émancipe d’une hégémonie, on remet en question l’autorité impensée d’une langue. Mais en même temps, je crois qu’on ne peut pas ne pas le faire de façon idiomatique. Par exemple, je ne crois pas à une langue universelle, je ne crois pas à un espéranto universel. Par conséquent, quand j’écris, j’essaie d’écrire dans une langue française qui résiste à la traduction. Mais ce qui résiste à la traduction, paradoxalement, appelle la traduction. C’est-à-dire que le traducteur, là même où il rencontre une limite, où il s’aperçoit que c’est difficile à traduire, d’abord doit désirer traduire, comme le texte « désire » être traduit, mais en même temps il doit transformer sa propre langue pour traduire. Et la traduction est une transformation de la langue d’arrivée, en quelque sorte.

Je crois qu’aujourd’hui, étant donné ce qu’on appelle la « mondialisation », c’est-à-dire une ouverture plus grande que jamais, ou plus rapide que jamais, des frontières de la communication, on assiste néanmoins à de nouvelles hégémonies linguistiques. Par exemple l’anglais devient incontestablement, bien qu’il ne soit pas représenté par la population la plus nombreuse du monde – ce pourrait être aussi bien l’espagnol ou le chinois – l’anglais a incontestablement une autorité hégémonique. Donc, je crois qu’il faut, inversement, résister à l’hégémonie en cultivant les idiomes. Non pas parce que l’idiome serait un noyau d’opacité qu’il faudrait protéger, mais il y a dans l’idiome un appel de traduction qu’il faut cultiver, et qu’il faut cultiver de façon non nationaliste. Je voudrais suggérer qu’on peut aimer une langue, et donc la cultiver, cultiver ce qu’elle a d’absolument singulier et intraduisible, sans pour autant traduire cet amour de la langue en chauvinisme ou en nationalisme. Il faut que j’aime ma langue mais parce que je l’aime, que je respecte la langue de l’autre, et que je milite pour sauver des langues. Vous savez qu’aujourd’hui, dans le monde, il y a des centaines de langues qui disparaissent ! Et c’est un appauvrissement considérable. Donc, je crois qu’il faut sauver des langues, d’abord, et pour les sauver, il faut non seulement archiver, mais les rendre vivantes, et donc cultiver l’idiome. Il faut traduire, mais traduire ne veut pas dire assurer une espèce de communication transparente. Il faut écrire d’autres textes qui ont une autre destinée.

Par exemple, je suis persuadé que la traduction chinoise d’un livre, et par exemple de ce livre-ci, ne sera pas simplement le transport d’un contenu, d’abord incorporé dans la langue française, dans la langue chinoise. Ça va être une transformation aussi du corps chinois, et ça va être un autre livre, d’une certaine manière. Même la traduction la plus fidèle est quand même infiniment éloignée, infiniment différente. Et c’est très bien. Donc, la traduction ouvre une nouvelle histoire du texte dans un nouveau corps, dans une nouvelle culture.

Et je suis à la fois persuadé, et je m’en réjouis, que votre traduction soit fidèle et respectueuse, et que, pourtant, elle écrive un texte qui, étant infiniment éloigné du texte français, aura une histoire à lui. Ce sera une autre histoire, un autre livre. Le même mais un autre, dont moi je serai incapable de suivre la destinée, pas plus d’ailleurs qu’on ne peut suivre la destinée de ses propres livres dans sa propre langue. Mais en chinois, je ne sais pas ce que ça va devenir.

Dans mon ignorance, dans mon non-savoir de ce que va devenir cette version chinoise qui sera autre chose qu’une version, néanmoins, je m’en réjouis. C’est ça le « oui » dont on parlait tout à l’heure. Je dis « oui » à l’avenir sans savoir ce que ce sera. Je ne pourrai pas lire ce texte, je ne sais pas comment il sera lu par les Chinois, je ne sais pas ce qu’on en fera dans les universités chinoises. C’est une histoire, un avenir sur lesquels je n’ai aucune prise, aucune véritable perspective, mais que je salue comme une chance. Pas seulement comme une chance pour moi, mais aussi pour ce texte-là. Et c’est de cela que je voulais aussi vous remercier.

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[1] À ce sujet, voir Zhang Ning, « Jacques Derrida’s First Visit to China: A Summary of his Lectures and Seminars », Dao, vol. 2, no. 1 2002, pp. 141-162.

[2] Jacques Derrida, Positions, Paris, minuit, 1972, p. 14.

[3] Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000. [Note des éditeurs]

PEGGY KAMUF – De la traduction, s’il y en a

Peggy KAMUF, « De la traduction, s’il y en a » , Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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C’est bien connu : les textes de Derrida soulignent souvent, et même très souvent, des questions de traduction. Ils prennent parfois la traduction comme leur thème principal, par exemple dans « Des tours de Babel », « Qu’est-ce qu’une traduction “relevante” ? » ou encore « S’il y a cause de traduire » dans Du Droit à la philosophie[1]. Mais on pourrait montrer que toute l’écriture de Derrida depuis au moins 1968 a été surveillée, pour ainsi dire, par le problème de la traduction, c’est-à-dire, depuis au moins l’affirmation dans « La pharmacie de Platon » qu’ « [a]vec ce problème de traduction nous n’aurons affaire à rien de moins qu’au problème du passage à la philosophie[2] ». Et n’oublions pas que la première publication significative de Derrida fut une traduction, précédée de sa longue introduction à L’Origine de la géométrie de Husserl. Mise à part une note initiale, Derrida ne fait pas de commentaire sur sa traduction de Husserl. Il n’y a aucune note du traducteur, bien que la traduction ait retenu des phrases et des mots allemands entre crochets, dont l’un est Menschentum, traduit par humanité[3]. (Je signale ce détail parce qu’il s’agit d’une alternative au mot Menschengeschlecht que préfère Heidegger, et qu’il isole dans « La parole dans l’élément du poème. Situation du Dict de George Trakl », le texte qui sera longuement sollicité par Derrida dans Geschlecht III dont je m’apprête à parler dans ce qui suit.) Dans son Introduction, cependant, Derrida souligne une présupposition de la phénoménologie transcendantale husserlienne, à savoir que « si hétérogènes que soient les structures essentielles de plusieurs langues ou de plusieurs cultures constituées, la traduction est au principe une tâche toujours possible[4] ». C’est cette traduisibilité toujours possible et absolue qui serait suspendue par un langage poétique « à partir du moment où le signifié ne pourrait plus être reconduit, directement ou indirectement, au modèle d’un étant objectif[5] ». Le langage poétique dont les signifiés ne sont pas de tels objets est donc l’index pour Derrida de cette suspension de la traduisibilité.

Ce sont là néanmoins des remarques mineures dans ce premier texte, et je les cite seulement pour appuyer mon hypothèse selon laquelle tout ce qu’écrit Derrida s’engage quelque part avec la traduction ; de plus, si on se déprend de l’habitude de croire savoir ce que c’est ou ce que fait la traduction « à proprement parler », alors ce « quelque part » serait vraisemblablement partout.

Prenons appui sur la série des textes intitulés « Geschlecht » et d’abord « Geschlecht I », où après avoir signalé « des problèmes de traduction qui ne feront que s’aggraver pour nous », Derrida avertit qu’à un certain moment « nous pourrons même apercevoir que la pensée du Geschlecht et la pensée de la traduction sont essentiellement la même[6] ». On pourra trouver éparpillées ailleurs dans son œuvre des variations sur cette formule qui signalent la similitude entre la traduction ou la pensée de la traduction et autre chose — ici, la pensée de Geschlecht, mais ailleurs ce sera, par exemple, l’énigme du schibboleth qui « se confond de part en part avec celle de la traduction, dans sa dimension essentielle[7] ». Et dans Khôra, on lit : « Penser et traduire traversent ici la même expérience[8]. » Sans doute Derrida a-t-il fait d’autres affirmations catégoriques semblables, mais je prends comme derniers exemples les échos les plus résonants avec Geschlecht III, le texte qui va surtout me préoccuper ici. Ils viennent de la réflexion sur l’hospitalité dans un séminaire qui s’est tenu quelques dix ans après le séminaire « Nationalité et nationalisme philosophiques » dont sont extraites les séances formant Geschlecht III. Il n’est pas surprenant que dès le début de ce séminaire, Derrida insiste beaucoup sur le fait que l’hospitalité et la traduction « sont au fond le même problème[9] », que « la traduction est aussi un phénomène […] ou une expérience d’hospitalité, sinon la condition de toute hospitalité en générale[10] » ou encore que « la question de la traduction est toujours la question de l’hospitalité[11] ».

J’ai dit que des affirmations de ce genre résonnent particulièrement avec Geschlecht III, puisqu’elles nous donnent à entendre autrement cette intraduisibilité que Heidegger investit dans le langage poétique de Trakl et, en particulier, dans les mots fremd, ein Fremder, c’est-à-dire étrange, étranger — mais précisément ces mots ne traduisent pas ce que Heidegger entend en allemand. Derrida signale ici un paradoxe :

soulignons le paradoxe : à la question de savoir ce que veut dire « étranger », ou plutôt « fremd » car déjà la traduction paraît a priori illégitime, la réponse reste idiomatique, elle n’appartient qu’à une langue, à un certain état de la langue. La nomination de l’étranger, ou plutôt de « fremd », est si propre à tel idiome que l’étranger ne saurait y accéder en tant qu’étranger. Et ce qu’on appelle traduction, au sens courant, ne passe jamais cette frontière[12].

Un paradoxe, sans doute, mais cette remarque signale aussi bien le symptôme d’une intraduisibilité qui perturbe profondément la similitude censée faire le lien entre le problème, l’énigme ou l’expérience de la traduction et celui ou celle de l’hospitalité. Autrement dit, la frontière qu’il faut supposer ouverte entre les deux problèmes et les deux expériences a été fermée et renfermée par cette idiomaticité irréductible ; rien ne peut la traverser vers un dedans, qui est un certain idiome. L’étranger reste extraneus, extramuros. Mais peut-être objecterait-on que cela n’est que l’effet de tout idiome qui, en tant justement qu’idiome, est intraduisible. Donc, ce que je viens d’appeler un symptôme indique plutôt une structure générale et la soi-disant perturbation n’est que la conséquence ordinaire et attendue de la différence des idiomes. Soit, mais une telle conséquence ordinaire est quand même extraordinairement troublante quand il s’ensuit que l’étranger ou l’étrangère, der oder die Fremde, ne peut être recueilli(e) qu’après avoir renoncé à son nom. A ce point-là, il ou elle n’est plus un étranger, une étrangère et la demande d’hospitalité est annulée. Voilà l’impasse de (la) traduction-hospitalité. Dans son séminaire sur l’hospitalité, Derrida pose ce problème ainsi :

La question de l’hospitalité commence là : devons-nous demander à l’étranger de nous comprendre, de parler notre langue, à tous les sens de ce terme, dans toutes ses extensions possibles, avant de et pour pouvoir l’accueillir chez nous ? S’il parlait déjà notre langue, avec tout ce que cela implique, si nous partagions déjà tout ce qui se partage avec une langue, l’étranger serait-il encore un étranger et pourrait-on parler à son sujet d’asile ou d’hospitalité[13] ?

Prenons un autre moment dans Geschlecht III où l’idiome de Heidegger ne fait pas seulement défi à la traduction, mais va jusqu’à troubler le sens même de tout sens qu’il y aurait à traduire. C’est le moment où Heidegger fait remonter le mot Sinn vers sa racine en haut vieil allemand, ce qui amène Derrida à remarquer :

Si le mot « sens » est un idiome, reconnaître que comme tout idiome il comporte l’intraduisibilité, c’est le concept même de traduction – et donc d’idiome – qui devient problématique puisqu’il repose au moins sur quelque consensus implicite quant au sens et quant au sens du mot « sens », quant à la traductibilité du sens et du sens de sens […][14].

Que « le concept même de traduction » devienne « problématique », cela n’a certainement rien qui pourrait inquiéter ou surprendre Derrida. Un idiome, celui de Heidegger ou de n’importe qui, est intraduisible, un point c’est tout. Pourtant, si le sens même de « sens » dépend d’un idiome propre à une seule langue, est-ce que cela ne restreint pas du même coup les limites de la traduisibilité à presque zéro ? « Sinn » fait-il alors sens seulement en allemand, sans admettre de traduction dans d’autres langues ?

Bien que cette expression, « faire sens », ne soit pas très idiomatique en français, elle est très répandue en anglais et an allemand. Il m’a paru pertinent d’en faire usage étant donnée la direction que prend la lecture de Derrida après avoir remarqué ce degré presque-zéro de traduisibilité. Car c’est bien le sens, au sens de direction, de chemin, que discerne Heidegger dans le mot Sinn une fois qu’il l’a fait remonter au haut vieil allemand, et même à l’indo-européen, où la racine set veut dire, a le sens de « chemin », c’est-à-dire Weg. Faisant sens de sens, de Sinn, Heidegger est engagé à faire ce que Derrida appelle une traduction dans l’allemand, entre un idiome et un autre, et c’est cela qui permet au lecteur de faire sens de ce qu’il dit, dans son idiome ou un autre. Rappelant l’opération autour de fremd, fram, Derrida observe :

Nous nous étions demandé quelles conséquences tirer de ce fait qu’un mot signifiant pour nous étranger ne signifiait pas vraiment étranger (extraneus) et avait un sens qui ne pouvait résonner que dans les frontières d’une langue. Si nous pouvons le traduire, comme nous allons néanmoins traduire sinnan, c’est que l’Erörterung de Heidegger, tout en se tenant ou en revenant vers le lieu d’origine, opère déjà une traduction, à l’intérieur de l’allemand, des allemands de différents âges, de différentes générations […]. Heidegger opère déjà une sorte de va-et-vient traducteur, germano-germain. Et c’est ce va-et-vient, son explication en allemand moderne ou courant de ce que le haut vieil allemand voulait dire qui nous permet de traduire en français et de parler comme je le fais[15].

Ainsi, l’intraduisible est, dans un sens, traduisible parce que le langage source traduit déjà son idiomaticité dans un langage partagé et une langue divisée entre plus d’un/e. L’original est une traduction, donc il est traduisible, ou du moins lisible. Il fait sens.

Si je souligne cette expression peu idiomatique en français, c’est parce qu’elle résonne avec l’aveu que fait Derrida dans une parenthèse ou un excursus juste après ce développement à propos de l’intraduisibilité traduisible de Sinn. Il y professe ce qui « [l’]intéresse le plus, peut-être, dans la lecture de ce texte ». Cet intérêt peut se résumer dans la question : « Que fait Heidegger[16] ? » C’est la question que Derrida pose souvent aux œuvres littéraires ou poétiques, ceux de Mallarmé, Ponge, Genet, Cixous, mais aussi du Freud d’Au-delà du principe du plaisir, de Nietzsche, et sans doute de toute œuvre qui porte une signature. Car l’une des choses principales que fait Heidegger, selon Derrida, c’est qu’il signe, non pas simplement en apposant sa signature au texte, mais en forgeant ce texte, en le faisant comme signature. À cet égard, le passage par l’intraduisibilité traduisible de Sinn est exemplaire du sens « fait » par ou comme signature de Heidegger. Voici, donc, ce passage où Heidegger fait sens de, traduit Sinn, sinnan. Derrida redemande « Alors que veut dire sinnan ? » avant de citer la réponse de Heidegger :

“‘Sinnan bedeutet ursprünglich […] reisen, streben nach… (voyager, tendre vers… [points de suspension])” et Heidegger ajoute encore un équivalent, “eine Richtung einschlagen […] Richtung einschlagen, c’est ouvrir d’un coup ou imprimer une direction.

Donc, Derrida donne des traductions possibles de l’expression idiomatique, et ajoute qu’einschlagen peut avoir beaucoup de sens et d’usages mais « on y retrouve toujours cette force du coup par lequel on engage ou s’engage ». Ainsi, à la question « que veut dire sinnan ? », la réponse est : « eine Richtung einschlagen : s’engager d’un coup dans une direction, dans un sens au sens du chemin ». Mais si ce passage est ce que j’ai appelé « exemplaire », c’est parce que la traduction faite par Heidegger se fait le double d’une description de ce qu’il est en train de faire ici même, selon les traits que discerne Derrida quand il demande ce que fait Heidegger. « Il parle, je ne dirai pas de lui, Martin Heidegger, mais assurément de sa propre démarche […] il parle de lui en parlant de l’autre.[17] »

C’est comme si Heidegger frappait sa signature de sens. Il signe le sens ou en tant que sens, le sens qu’il fait. Plus loin, Derrida va interroger encore une fois cette signature frappante, le Schlag que Heidegger imprime à sa lecture de Trakl. À propos de la phrase tautologique « der Schlag schlägt » (qui a l’effet du dédoublement que j’ai signalé), Derrida demande : « Que fait donc ce coup, cette frappe ? » Il est donc, encore une fois, une question de faire.

La frappe, contrairement à ce qu’on pourrait spontanément imaginer, ne vient pas signer ou sceller, si une signature ou un sceau ferment, concluent, contiennent. Ici la frappe est au contraire une ouverture et un frayage, sa violence ou du moins sa force s’exercent comme la percée d’un chemin, le frayage, c’est-à-dire la fracture, l’effraction […].[18]

Le passage que Derrida est en train de lire ici intervient vers la toute fin du texte de Heidegger, là où on appose une signature au sens conventionnel. Ces quelques lignes renchérissent sur la syntaxe de « Der Schlag schlägt » tout en tournant autour du vers de Trakl « Ein Geschlecht » issu du poème « Abendländisches Lied », le vers que Derrida a appelé l’aimant de tous ses Geschlechter[19]; ces lignes contiennent aussi la seule répétition dans le texte de Heidegger du mot « einschlagen » provenant du syntagme-signature « eine Richtung einschlagen ». Derrida isole ici ce dernier mot comme la marque de l’idiome intraduisible : « Le coup ouvre en tout cas le chemin, il ne fixe pas dans une empreinte ou un type. Et cela ne peut se dire que dans l’idiome qui signe tout ce discours (Schlag et expression idiomatique qui l’associe à Weg : intraduisible)[20]. »

Tout en traçant cet idiome intraduisible à travers le séminaire, Derrida aussi le traduit à sa manière. Cette « manière » est évoquée dans une note de ce que l’équipe qui a établi Geschlecht III appelle la « Version intermédiaire » du texte. Dans cette note, après avoir reconnu sa dette envers la traduction de l’essai de Heidegger par Jean Beaufret publiée initialement en 1958, Derrida annonce qu’il s’en écartera souvent, et même qu’il prendra ses distances avec l’idée même ou l’idéal de la traduction[21] :

Il nous faudra plutôt multiplier les esquisses, harceler le mot allemand et l’analyser selon plusieurs vagues de touches, caresses ou coups. Une traduction, au sens courant de ce qui est publié sous ce nom, ne peut pas se le permettre. Mais nous avons au contraire le devoir de le faire chaque fois que le calcul du mot à mot, un mot pour un autre, c’est-à-dire l’idéal conventionnel de la traduction, sera mis au défi. Il serait d’ailleurs légitime, apparemment trivial mais en vérité essentiel de tenir ce texte sur Trakl pour une situation (Erörterung) de ce que nous appelons traduire[22].

Ces remarques sur la traduction m’amènent à faire deux observations. Premièrement, on reconnaît facilement dans cette image de « plusieurs vagues de touches, caresses ou coups » bien des moments dans le séminaire où Derrida surimprime sa traduction sur celle publiée dans Acheminement vers la parole[23]. Bien que ce soit surtout l’idiome intraduisible de Geschlecht, Schlag, einschlagen, etc., qui est touché, caressé ou frappé à ces moments-là, Derrida multiplie en fait les traductions alternatives chaque fois qu’il cite le texte de Heidegger, c’est-à-dire presque à chaque page. Le résultat, c’est quelque chose comme une version hypertexte virtuelle de la traduction originale, avec des liens qui mènent à des centaines de mots et d’expressions. J’ai même eu brièvement la fantaisie d’essayer de réaliser cette version hypertexte. L’idée aurait été de montrer à quel point Derrida persiste à traduire l’idiome qu’il désigne néanmoins comme intraduisible. Mais il l’est, bien sûr, seulement selon cet « idéal conventionnel de traduction » dont on ne peut pas se passer. Imaginez qu’on l’abandonne pour le remplacer par des versions hypertextes, par exemple, qui multiplieraient les plis entre les deux langues. Ou bien, pourquoi pas, par des « wikis » de traduction revus sans fin par quiconque croit en avoir la compétence. Or, ce qui fera toujours dérailler cette fantaisie, ce n’est pas seulement quelque idéal de traduction mais l’attente mise en place par l’œuvre à traduire, c’est-à-dire, par la croyance partagée que c’est bien une œuvre et qu’il faut la traduire comme telle, dans son intégrité, avec une multiplicité enveloppée qui ne la décompose pas, mais au contraire la constitue comme l’œuvre intraduisible qu’elle est. C’est chaque fois l’œuvre qui fait appel à la traduction tandis que son idiomaticité la rend impossible par la mesure conventionnelle et idéale d’un mot pour un mot.

Une deuxième observation porte sur la fin du passage que je viens de citer, où Derrida affirme qu’il serait légitime « de tenir ce texte sur Trakl pour une situation (Erörterung) de ce que nous appelons traduire ». Cela ressemble bien à la formule de « Geschlecht I » avec laquelle j’ai commencé, à savoir que « la pensée du Geschlecht et la pensée de la traduction sont essentiellement la même ».  Si l’on prend au sérieux ces deux affirmations, elles soulignent, prises ensemble, le fait que, quoi qu’ils fassent par ailleurs, le texte de Heidegger pas moins que le texte de Derrida sont en train de situer, de penser la traduction ; ils traduisent. La traduction, c’est le programme qui fonctionne toujours en arrière-plan, et qui reste ouvert en permanence. Mais j’y entends aussi un alignement de la traduction avec quelque chose comme un enjeu ou ce qui est en jeu dans ces deux textes. Comment la traduction serait-elle un enjeu, en jeu ? Qu’est-ce que cela pourrait vouloir dire ?

De telles questions pourraient conduire à examiner un point, plus loin dans le séminaire, où Derrida discerne des fils nationalistes dans le texte de Heidegger tissés dans le Gespräch avec le Gedict du poète, ce qui ne peut se faire, apparemment, que dans une seule langue, l’allemand. Dans cette figure de l’unicité et du caractère unique d’une seule langue qui exclut toute autre, la condition de plus-d’une-langue, la condition de la traduction, ne serait-elle pas mise en jeu ?

« Dis-moi ce que tu penses de la traduction, et je te dirai qui tu es », écrit Heidegger dans son séminaire sur « Der Ister » de Hölderlin[24]. Cette phrase célèbre est la dernière d’une brève section intitulée « Une remarque concernant la traduction », qui vient interrompre la traduction que fait alors Heidegger de l’ode chorale de l’Antigone de Sophocle. Or, imaginez qu’à cette offre d’échange — dis-moi et je te dirai — vous répondiez que vous pensez que la « traduction », c’est surtout un nom pas si propre pour ce qu’on appelle aussi la lecture, l’interprétation, le commentaire, la paraphrase, l’écriture, la parole à, et l’écoute de l’autre, et tant d’autres actes et événements encore, verbaux et non-verbaux, parce qu’une telle extension de l’idée de traduction au-delà du langage « propre » est nécessairement impliquée dans cette pensée. Si vous avez répondu que c’est ça en somme que vous pensez de la traduction, est-ce que le professeur (car rappelons qu’il s’agit d’un séminaire) se moquerait de vous et vous enverrait promener ? Si oui, alors vous saurez qu’il voulait dire la traduction « au sens propre » ou « à proprement parler » et que, au fond, cette notion du propre est la clé de ce que lui, en tout cas, pense de la traduction.

Et pourtant, tout aussi évidemment, ce n’est pas si simple, car ces pages du séminaire « Der Ister » disent clairement que « tout traduire doit être un interpréter » et ajoute qu’« en même temps le contraire est vrai aussi : toute interprétation et tout ce qui lui sert est un traduire. Dans ce cas, traduire ne se porte pas seulement entre deux langues, mais il y a du traduire dans une seule et même langue[25] ». Alors traduire, c’est aussi interpréter et vice versa, l’un étant le sens proprement impropre de l’autre. Remarquez, néanmoins, que cette concession d’un sens non-propre ne va pas au-delà des limites d’« une seule et même langue » – ce que Heidegger appelle ici interpréter, et ce que Roman Jakobson appellerait la traduction intralinguistique, ou « rewording »[26]. Cela nous rappelle cette dimension que Derrida identifie comme la traduction germano-germaine que Heidegger entreprend sur le texte de Trakl quand il traduit entre le haut vieil allemand et l’allemand moderne. Autrement dit (c’est-à-dire, je traduis, je transpose, j’interprète, je paraphrase), le sens de traduire/interpréter reste relativement bien limité entre deux langues supposées distinctes, ou bien à l’intérieur d’une langue supposée « une seule et même ». Le trait du propre est ainsi préservé, sauvegardé contre toute prolifération ou dissémination qui risquerait de perdre la trace du trait, le dispersant au-delà de toute récupération possible. C’est ce risque qui est en jeu dans l’alternative que Derrida attribue à Heidegger entre, d’une part, « une polysémie rassemblée ou rassemblante dans l’unité de ton du Gedicht […] et d’autre part une dispersion négligée, floue, sans lieu en somme, celle de l’indétermination du n’importe quoi, de la multiplicité irréductible des tons et du sens », bref, celle d’une dissémination. Ce que conteste Derrida, c’est l’intimation de Heidegger selon laquelle, « [i]l ne peut pas y avoir de pensée ou d’écriture poétique rigoureuse de la dissémination »[27].

Mais une autre portée de ce qui est en jeu se donne à lire (et à traduire) ici. À un certain moment de la douzième séance, Derrida interroge la figure du retour, Heimkehr ou Heimkunft, dans son lien au thème du séminaire, « Nationalité et nationalisme philosophiques ». C’est, remarque-t-il, une figure double qui peut tracer la ligne aussi bien d’un cercle que celle, toute droite, d’un voyage.

Ce retour comme ressourcement peut être celui du repli ou celui de la préparation pour un nouveau matin ou un nouveau bond. La ligne de ce cercle nationaliste peut d’ailleurs, et ce n’est pas contradictoire, et nous en avons aussi le modèle dans l’autre forme de chemin que décrit ici Heidegger, peut composer ou alterner avec une autre ligne, celle du voyage, de chemin ouvert vers l’aventure, du frayage, de ce qui frappe d’ouverture une nouvelle via rupta, une nouvelle route pour un nouvel habitat, et là, dans la dépendance ou la mouvance de cette autre ligne, nous avons, au lieu du repli nostalgique vers l’habitat originaire, l’expansion coloniale, l’avenir comme aventure de la culture ou de la colonisation, de l’habitat cultivé et colonisé à partir de nouvelles routes[28].

Or, cette brève évocation de la colonisation et du colonialisme trouve un écho intéressant dans « Des tours de Babel », un essai que Derrida publia la première fois en 1985, la même année que le séminaire dont provient Geschlecht III. Principalement une lecture du célèbre texte « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin, « Des tours de Babel » s’ouvre pourtant par une exégèse très déconstructrice du récit de Babel dans la Genèse. Je qualifie cette lecture de « très déconstructrice » parce qu’il s’y agit d’une histoire de la déconstruction de Dieu, pas moins que ça, et dans les deux sens du génitif. Or, l’écho avec Geschlecht III arrive vers la fin de cette interprétation du récit biblique, qui est bien sûr aussi une traduction. Je cite assez longuement :

En cherchant à « se faire un nom », à fonder à la fois une langue universelle et une généalogie unique, les Sémites veulent mettre à la raison le monde, et cette raison peut signifier simultanément une violence coloniale (puisqu’ils universaliseraient ainsi leur idiome) et une transparence pacifique de la communauté humaine. Inversement, quand Dieu leur impose et oppose son nom, il rompt la transparence rationnelle mais interrompt aussi la violence coloniale ou l’impérialisme linguistique. Il les destine à la traduction, il les assujettit à la loi d’une traduction nécessaire et impossible ; du coup de son nom propre traduisible-intraduisible il délivre une raison universelle (celle-ci ne sera plus soumise à l’empire d’une nation particulière) mais il en limite simultanément l’universalité même : transparence interdite, univocité impossible[29].

Cette référence à la violence coloniale est très forte, mais aussi un peu curieuse car, comme on vient de le lire, la marque de cette violence est censée être l’universalisation de leur idiome par les Sémites. Or, le récit de la construction et déconstruction de la tour dans la Genèse, que Derrida a cité auparavant, commence ainsi : « Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots » (Gen. 11 : 1). Selon le mythe, donc, il y avait déjà une seule langue, universelle, et c’est la raison pour laquelle l’imposition d’une confusion des langues par Dieu était un châtiment. Mais c’est aussi pourquoi l’évocation par Derrida de la violence coloniale comme universalisation d’un idiome est étrange. À moins que par là il veuille indiquer un fil contradictoire dans l’histoire biblique, qui la trahit comme fabulation mythique. Car avant de poser que « toute la terre avait une seule langue », dans le chapitre précédent qui trace « les générations des fils de Noah, Shem, Ham, etc. » après le déluge, le livre de la Genèse fait au moins deux mentions de langues ou de lèvres multiples alors que ces descendants se répandent sur la terre, par exemple : « Voici les fils de Shem pour leurs clans, pour leurs langues, dans leurs terres, pour leurs nations » (Gen. 10:31 ; je souligne). Derrida cite ce vers dans son résumé de l’histoire, bien qu’il n’attire pas l’attention sur la contradiction entre cette allusion à la pluralité des langues et l’universalité d’un seul langage, une seule parole qui, selon le mythe, régnait avant la déconstruction de Dieu et l’imposition de son nom, Babel.

Sans doute l’écho est-il assez faible entre ces deux moments, dans ces textes contemporains mais à part ça bien distants. Si je me suis aventurée quand même à le donner à entendre, c’est parce que, depuis le haut de ces tours de Babel, on peut voir un terrain où s’alignent ou se surimposent les préoccupations centrales, d’une part, de Geschlecht dans son intraduisibilité essentielle et, d’autre part, la traduction comme tâche nécessaire et impossible imposée par la déconstruction de l’univocité et la dissémination ou dishemination des nations. Selon Derrida, la déconstruction de la tour par Dieu est « le coup de son nom propre traduisible-intraduisible ». Il frappe l’homme de son nom, Babel, et tel coup ou frappe en vient à être appelé Schlag dans une autre langue, et dans la nation ou le peuple ainsi frappé d’un Geschlecht. Est-ce le même coup ? L’un disperse et dissémine les langues, pluralisant le sens sans limite ; l’autre limite la dissémination dans la polysémie rassemblée d’une Mehrdeutigkeit. L’un impose la traduction impossible entre des langues sans nombre ; l’autre ouvre et fraye le chemin, Weg, de la traduction interne ou de l’interprétation dans « une seule et même langue », le Gespräch entre le poète et le penseur. Autrement dit, c’est comme si la dispersion babélienne qui suivait le premier coup pouvait se laisser rappeler chez soi par l’autre coup pour être rassemblée encore dans une même langue.

Coup pour coup, c’est aussi un mot pour un autre, car un autre aura toujours le dernier mot.

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[1] Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990.

[2] Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon, » La Dissémination, Paris, Galilée, 1972, p. 80.

[3] Jacques Derrida, Introduction à l’Origine de la géométrie, Paris, Presses Universitaires de France, 1962, p. 214.

[4] J. Derrida, Introduction, op. cit., p. 75.

[5] Ibid., p. 77.

[6] Jacques Derrida, « Geschlecht I. Différence sexuelle, différence ontologique », Psyché. Inventions de l’autre, II, Paris, Galilée, 1987-2o03, p. 24.

[7] Jacques Derrida, Schibboleth. Pour Paul Celan, Paris, Galilée, 1986, p. 116.

[8] Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993, p. 23.

[9] Jacques Derrida, « Hostipitalité », séminaire 1995-1996, inédit, séance 1, p. 3.

[10] Ibid., séance 1, p. 7.

[11] Ibid., séance 1, p. 16.

[12] Jacques Derrida, Geschlecht III. Sexe, race, nation, humanité, édition établie par Geoffrey Bennington, Katie Chenoweth et Rodrigo Therezo, Paris, Éditions du Seuil, 2018, p. 59.

[13] J. Derrida, « Hostipitalité I », op. cit., séance 4, p. 5.

[14] J. Derrida, Geschlecht III, op. cit., p. 60.

[15] Ibid., p. 85.

[16] Ibid., p. 86.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 150.

[19] Voir la première note de « Geschlecht I », op. cit., p. 15 où Derrida signale « la marque du mot (« Geschlecht ») dans laquelle […] Heidegger remarquera l’empreinte du coup ou de la frappe (Schlag). Il le fera dans un texte dont nous ne parlerons pas ici mais vers lequel cette lecture se poursuivra, par lequel je la sais déjà aimantée […] ».

[20] Ibid.

[21] À propos de cet idéal conventionnel, voir aussi Jacques Derrida, « Qu’est-ce qu’une traduction “relevante”? », L’Herne, Paris, Éditions de l’Herne, 2004, p. 565 : « depuis quelques siècles à peine, une traduction dite littérale […] se donne pour loi ou pour idéal, même s’il reste inaccessible, […] de rester néanmoins aussi près que possible de l’équivalence du “un mot par un mot” […] ».

[22] J. Derrida, Geschlecht III, op. cit., p. 36, note 1.

[23] Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, trad. fr. Jean Beaufret et al., Paris, Gallimard, 1976.

[24] Martin Heidegger, Holderlins Hymne « Der Ister », Gesamtausgabe, vol. 53, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1984, p. 76 ; je traduis.

[25] Ibid., p. 75.

[26] Roman Jakobson, « On Linguistic Aspects of Translation », On Translation, Ed. Reuben Brower, Cambridge, Harvard University Press, 1959.

[27] J. Derrida, Geschlecht III, op. cit., p. 97.

[28] Ibid., 152-153.

[29] Jacques Derrida, « Des tours de Babel », Psyché. Inventions de l’autre, II, Paris, Galilée, 1987-2003, p. 211.

JACQUES DERRIDA – Traditions, transferts, traductions

Jacques DERRIDA, « Traditions, transferts, traductions », Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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Note éditoriale :

Ce qui suit est le texte d’un discours que Jacques Derrida prononça (dans sa version anglaise) à l’ouverture du colloque franco-indien « Traditions-Transferts-Traductions », qui prit place au Collège International de Philosophie (CIPH), à Paris, du 23 au 26 octobre 1985. Le colloque fut organisé dans le cadre de l’Année de l’Inde, et réunit des intervenants et intervenantes dont Gayatri Chakravorty Spivak, Charles Malamoud, Jean-Michel Salanskis, Lata Mani, René Major, Christian Delacampagne, Sylvain Auroux, et bien d’autres. Les documents liés au colloque ainsi que les textes du discours d’ouverture de Derrida (en versions française et anglaise) sont disponibles dans les archives de l’IMEC, dans le dossier 219 DRR 205.3. Les enregistrements sonores de toutes les interventions et discussions qui prirent place durant cette rencontre sont disponibles à l’écoute sur les bornes de l’INA donnant accès à la mémoire orale du Collège International de Philosophie. Durant le colloque, Derrida prononça également une conférence sous le titre « Les coûts de la traduction (La main de Heidegger et les racines indo-européennes) ». La courte introduction (deux pages) de cette conférence se trouve dans le même dossier. Le reste de l’intervention de Derrida fut constitué du texte « Geschlecht II : La main de Heidegger » dans sa quasi-intégralité, ainsi que d’une partie du texte Geschlecht III, publié en 2018 aux éditions du Seuil. Ces matériaux furent extraits du séminaire donné par Derrida en 1984-1985 à l’EHESS : Séminaire Nationalité et nationalisme philosophiques 1. Le Fantôme de l’autre.

Le texte d’ouverture du colloque, que nous publions ici, présente une série de réflexions préliminaires sur la langue, sur l’éthique et la violence de la traduction. Adresse et discours, il documente également l’engagement de Derrida au sein du Collège International de Philosophie, ainsi que son attachement aux motifs de la transversalité, du passage des frontières et de l’hospitalité. Nous remercions chaleureusement Pierre Alferi de nous avoir accordé l’autorisation de publier ce texte dans ce numéro sur la traduction.

Texte retranscrit et introduit par Thomas Clément Mercier.

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Chers collègues, chers amis,

Au moment d’ouvrir ce colloque et de vous souhaiter la bienvenue, au moment de vous dire toute notre reconnaissance, comment pourrais-je passer sous silence le fait que, vous l’avez déjà remarqué, je m’adresse à vous en anglais ?

C’est-à-dire dans une langue qui n’est pas la mienne, mais qui n’est sans doute pas tout à fait la vôtre, ou qui n’est devenue la vôtre, et la mienne, qu’à travers une histoire, des rapports de force, de traduction et de transaction qui sont sans doute au programme de notre colloque.

Comme vous le savez aussi, et mieux que moi, avant moi, si nous avons ceci en commun, à savoir que cette langue anglaise nous soit à tous étrangère, elle ne l’est pas de la même façon pour vous et pour nous. À l’anglais comme langue étrangère et comme medium de traduction, comme tiers entre nous, nous avons un rapport très différent. Comme vous le savez aussi, ce à quoi je touche ainsi en commençant, ce n’est pas un phénomène purement et étroitement linguistique, au sens délimitable de ce mot, comme du mot de traduction. La traduction comporte dans ce cas des transferts de forces, de modèles, des collisions profondes de traditions de pensée, etc. Si l’anglais n’est ni votre propre langue ni une langue étrangère parmi d’autres ; si d’autre part ce medium linguistique s’impose à nous aujourd’hui comme le plus économique et techniquement le plus disponible, cela tient à tout un réseau de données historiques, politiques, économiques, techniques, linguistiques, voire fantasmatiques, qui sont peut-être au centre de notre colloque, en ce lieu où les transferts, au sens de déplacements de forces, de modèles ou de paradigmes, mais aussi au sens psychanalytique, croisent, traversent les langues, quand les traductions sont plus que des traductions, quand elles engagent ou entraînent des traditions de la pensée, de la culture, de la religion, de l’éducation, de la technique, de la politique, de l’existence, de l’être et de l’être-là en général.

On pourra peut-être interpréter comme l’effet d’une première violence ce fait que l’anglais nous soit imposé, à vous comme à nous, et qu’une troisième langue assure en quelque sorte la médiation entre nous. Cette première violence constitue un énorme symptôme sur lequel une réflexion ne manquera pas de s’engager ici, directement ou indirectement, dans ses dimensions philosophique, historico-politique, techno-économico-scientifique, etc. Et cette réflexion ne concernera pas seulement la sédimentation du passé mais les affirmations et les engagements les plus risqués de l’avenir.

En me demandant dans quelle langue, au nom du Collège International de Philosophie, je m’adresserais à vous, je me suis dit que je devrai d’abord écarter la langue et le code de la diplomatie, choisir plutôt la langue et le code de l’hospitalité. La diplomatie, qui par définition compte toujours avec la force, la violence et la duplicité, veut que chacun parle dans sa propre langue pour réaffirmer ainsi son identité et son indépendance nationale, dans un rapport de force dont le tiers interprète est le témoin. Au contraire, le code de l’hospitalité commande que nous parlions la langue de l’autre, et que paradoxalement nous marquions notre dette à l’égard de l’autre en lui faisant ce présent qui consiste à parler dans sa langue, dans la langue de l’autre.

Ces deux codes, celui de la diplomatie et celui de l’hospitalité, paraissent incompatibles. Il faut choisir entre eux.

Or quelle est ici ma situation et celle du Collège International de Philosophie ? Je ne veux pas parler la langue de la diplomatie, la mienne, le français, mais pour m’adresser à vous, je dois me servir d’une langue qui n’est pas non plus celle de l’hospitalité puisque l’anglais n’est pas vraiment, absolument, purement votre langue. Néanmoins, comme l’anglais est aussi votre première langue étrangère, votre seconde première langue (maternelle, paternelle, ou plutôt maternelle in law), il paraissait plus hospitalier de vous souhaiter la bienvenue et de vous remercier de votre présence à travers ce medium qui s’est imposé à vous avant de s’imposer à moi.

Je crois que j’ai déjà abordé, au moins en surface, le lieu où se croisent tous les thèmes de notre colloque dans leurs dimensions linguistiques (la traduction) qui ne se séparent pas des dimensions philosophiques (la tradition de la pensée, de la culture, de la religion) ni des dimensions psychanalytiques, techno-économiques, politico-historiques (le transfert, la loi, la transposition des modèles).

Mais je me demande encore si, en paraissant user de la langue de l’hospitalité, la vôtre, votre langue paternelle ou maternelle in law, je n’ai pas en vérité accumulé les violences. Non pas pour avoir utilisé une fois de plus la langue de l’Empire mais selon un trajet encore plus pervers, peut-être. En effet, pour aller vers l’autre, en proposant de penser et de pratiquer le passage vers l’autre, est-ce que le Collège n’a pas subrepticement défini ce passage (tout autre chose qu’un « passage to India ») dans une langue qui cette fois n’est ni l’anglais ni une des langues de l’Inde, mais quelque chose comme le latin ? En quelque sens qu’on les détermine, le transfert, la traduction, la tradition sont des passages, des pas qui transitent et qui transitent tous selon le sens d’un mouvement ou le mouvement d’un sens commun qui est celui de la traversée, et qui passe par le latin trans, tra, ou inter.

Est-ce que trans se traduit sans reste dans une autre langue, dans toute autre langue, en un seul mot, avec le même réseau sémantique et grammatical ? Est-ce qu’en choisissant de vous proposer ce titre pour ce colloque, je ne vous ai pas imposé en contrebande un idiome latin ? Est-ce que, même en anglais, le TRA de translation, transference, tradition ne fait pas déjà secrètement la loi ? L’unité de TRA se laisse-t-elle traduire sans perte et sans violence dans votre idiome ou plutôt dans vos idiomes car une violence supplémentaire consisterait, je pense, à présupposer une unité de la langue indienne.

Dès lors, TRA, TRANS, avec tout ce qui vient le déterminer (tra-dition, tra-duction, transition, transport, transfert, etc.), c’est pour nous le titre d’une question, d’un nœud de questions plutôt qu’un programme ou une problématique ; c’est une question pour la pensée avant d’être un programme de recherches ou un problème pour la science. Car comme vous le savez, notre colloque doit en principe s’inscrire dans une série de manifestations, comme on dit, qui ont lieu en France dans le cadre de l’année de l’Inde qui a été décidée au plus haut niveau par les gouvernements français et indiens. Vous connaissez aussi les thèmes des autres colloques : Cinéma et technologie de l’image, Coopération industrielle, Aménagement urbain, Planification et gestion de l’énergie. La singularité et l’importance de notre colloque, c’est qu’il ne se réduit à aucun champ déterminé, à aucun programme finalisé, à aucun souci de productivité. Il en appelle à ce que j’appellerai ici faute de mieux la pensée. Or lorsque les gouvernements français et indien ont proposé au CIPH d’organiser et de prendre la responsabilité de cette rencontre, la condition que j’ai alors posée, c’est que le choix de thèmes et des personnes ainsi que les modalités de travail soient laissés sans réserve à la discrétion des chercheurs français et indiens qui travailleraient dans la plus grande autonomie. Cette condition fut acceptée par les deux gouvernements, et elle fut rigoureusement respectée, ce dont je veux prendre acte ici et ce pour quoi je veux rendre hommage à tous ceux qui ont représenté les gouvernements dans la préparation de cette rencontre et nous ont puissamment aidés sans jamais chercher à intervenir dans nos choix.

Quand je vous ai proposé d’intituler ce colloque Tradition, traduction, transfert[1] — ce que je vous remercie d’avoir accepté — j’avais déjà conscience d’abuser et de commettre une première violence, une autre encore, au moment où pourtant je choisissais le motif le plus ouvert, au carrefour de tant d’autres carrefours, croisant de façon économique et elliptique tant de questions philosophiques, linguistiques, politiques, historiques, techniques, scientifiques, économiques. Quelle était cette première et ultime violence pour laquelle je tenais à vous demander pardon ?

C’est la violence de l’hospitalité même. En effet le TRA, le TRANS, l’INTER, toutes ces marques de latinité, dont vous nous direz si on peut les traduire sans dommage dans l’un des mots de vos idiomes respectifs, sont en quelque sorte les noms propres, les actes de naissance puis la signature du Collège International de Philosophie. Au cours de cette brève allocution de bienvenue, je ne décrirai pas cette nouvelle institution qu’est le CIPH. Je n’en raconterai pas l’histoire et les prémisses qui remontent au moins à 1982. Je me contenterai de souligner que cette institution se veut essentiellement INTER-nationale, TRANS-nationale, INTER-scientifique et qu’elle se donne pour mission le passage TRANS-versal entre les langues, les cultures, les traditions et les disciplines. INTER, TRA, TRANS, c’est le lieu et le mouvement, le motif même, la mission et la responsabilité que le CIPH voudrait se donner.

C’est dire l’importance, à nos yeux, du colloque qui s’ouvre aujourd’hui. Ce n’est pas seulement un honneur pour nous que de vous accueillir ici. Sous ce titre (Traditions, Transferts, Traductions) c’est sans doute à ce jour le colloque le plus significatif et le plus important dans l’histoire des colloques organisés par le Collège. Malgré notre désir, nous n’avions pu jusqu’ici avoir de nombreux contacts avec des chercheurs indiens. C’est donc avec enthousiasme que nous avons préparé cette rencontre. Malheureusement, malgré la richesse de la participation indienne et européenne, malgré la présence de tant d’éminents chercheurs indiens venus d’Inde, des USA et de Grande-Bretagne, nous n’avons pu multiplier les invitations à la mesure de nos désirs et de l’immensité du champ de recherche ouvert. Mais aussi bien les dimensions d’un colloque de 4 jours et les conditions d’un vrai travail de recherche et de discussion nous prescrivaient de ne pas dépasser certaines limites. Nous espérons que d’autres rencontres nous permettront plus tard d’étendre nos échanges avec d’autres chercheurs. De même, malgré la diversité des thèmes abordés, des problèmes traités, des perspectives ouvertes, notre travail restera encore limité. Mais j’attire déjà votre attention sur ce fait : bien que, non sans quelque artifice, nous ayons inscrit chaque communication sous l’un des trois titres (Tr.Tr.Tr.)[2], la plupart auraient dû figurer sous les trois, et certains fils conducteurs non nommés comme tels, par exemple la question de la femme, traversent en diagonale, on le vérifiera facilement, l’ensemble des trois journées de travail en séance fermée.

Avant de céder la parole à Charles Malamoud qui a bien voulu présider cette première journée, je voudrais d’abord le remercier. Charles Malamoud, ainsi qu’Olivier Herrenschmidt et Mme Battácharya ont bien voulu nous donner beaucoup de leur temps et de très précieux encouragements et conseils tout au long de la préparation de cette rencontre, depuis plus d’un an. De plus loin, Gayatri Chakravorty Spivak en a fait autant et à tous nous disons notre très chaleureuse et profonde reconnaissance.

Je remercie aussi René Major qui, comme Charles Malamoud et Gayatri Chakravorty Spivak, a accepté de coordonner ces journées et d’en présenter la synthèse le dernier jour.

Notre reconnaissance va enfin à tous ceux qui représentent les institutions sans l’aide desquelles tout cela n’aurait pas été possible : le Comité français pour l’Inde, le Gouvernement indien qui nous a soutenu dans le financement de certains voyages, l’Association Dialogue entre les Cultures en la personne, notamment, de M. Terrac, association qui nous a aussi accordé son soutien tout au long de l’organisation de ce colloque.

Je vous remercie encore, forme des vœux pour les travaux qui vont commencer, et passe la parole à M. Malamoud.

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[1] En fait, le titre de l’événement tel qu’écrit sur les affiches et programmes est « Traditions-Transferts-Traductions ».

[2] Tel dans le tapuscrit.