DIDIER VAUDÈNE – Comme si c’était une fiction

Didier VAUDÈNE, Comme si c’était une fiction, revue ITER Nº3, 2024.

« Tu crois effacer le mot en le barrant. Ignores-tu que la barre est transparente ?
« Ce n’est pas la plume qui barre le mot mais les yeux qui le lisent », écrivait reb Taleb.[1]
Edmond Jabès

. comme si c’était une fiction. Ce point final, au commencement ? Cet espace, cette réticence, pourquoi cette feinte enfantine ? Un jeu ? Têtu taquin, te tais-tu en tous temps ? Il y a longtemps, j’avais entendu une émission radiophonique au cours de laquelle était évoquée la visite de Michelangelo Antonioni à Mark Rothko dans son atelier new-yorkais : « Vos tableaux sont comme mes films – ils ne parlent de rien… mais avec précision. »[2] À cause peut-être d’une qualité d’écoute médiocre (ou d’une mémoire trop inventive), j’ai longtemps cru avoir entendu ce que j’avais gardé en mémoire « … ils ne partent de rien… ». Qu’ils ne partent ou ne parlent de rien, le plus difficile, en matière de rien, n’est-ce pas encore la précision ?

Point de départ : non-avoir-lieu. Je laisse de côté l’empreinte accusative de la chose (rem, no-thing) qui façonne déjà rien. Autrement que rien. Non pas un néant d’être ou un rien de quelque chose, ou un quelque chose possible, seulement absent ou défaillant, mais : ce qui n’a pas lieu. Ne joues-tu pas avec les mots ? Mille négations et dénégations accumulées pourraient-elles t’éviter de faire être ce « ce » ? Comment pourrais-tu nommer « ce qui n’a pas lieu » sans d’abord « l’ » épingler comme ce « ce » – qui n’a pas lieu ? Moins que rien, dis-tu ? Pas même possible ? Comment serait-ce possible ? Ni possible (ou impossible), ni présence (ou absence), mais comme si. Comment, comme si ? Comme si c’était. Donc « c’ » était. Tu nous égares, tu tournes en rond et tu nous étourdis, tu te dédis et tu te contredis ! Lui donner lieu ? Tu n’y penses pas ! Comment pourrais-tu donner lieu à « ce » qui n’a pas lieu sans « le » perdre en tant qu’« il » n’a pas lieu (et d’abord, comment pourrais-tu perdre « ce » qui n’a même pas lieu ?) ? Est-ce si sûr si « c’ » était ? Si « la mort est un passage à rien »[3], crois-tu, en sens inverse, pouvoir revenir de l’oubli et de la mort, et nous donner à lire ou à entendre l’enchantement d’un « souffle autour de rien »[4] pour dire enfin ce que « c’ » était[5] ? Ton c’était ne passe pas, ce n’est pas un passage ; le rien ou la négation de l’avoir-lieu nihilise tout rapport et tout passage, et rien n’arrive par cette voie, car ce n’est même pas une voie, c’est sans issue, c’est une aporie !

Il n’y a point de départ, car ce n’est pas un commencement, ni une antécédence, encore moins une origine ou une nostalgie d’ex nihilo. Et « ce » ne vient pas avant, mais après. Après quoi ? Après comme si. Étrange chronologie : après comme si, c’était ! Oui, c’est cela, il n’y a c’était que depuis le comme si, une sorte de passé qui n’aurait jamais eu lieu et qui viendrait après, après coup, mais seulement comme si c’était une fiction. Pourquoi tiens-tu à ce point au non-avoir-lieu ? Ne penses-tu pas que beaucoup d’autres choses pourraient être approchées comme des fictions ? Beaucoup, oui. Mais, paradoxalement – vraiment ? –, c’est plus sûr de prendre appui sur ce qui n’a pas lieu. Tu plaisantes ! Tu dis d’abord que c’était vient après comme si, ensuite que ce que c’était n’a pas lieu, et maintenant que c’est sur ce qui n’a pas lieu que tu trouves un appui sûr, mais sur quoi, et sûr comment ? Non, je suis sérieux. Le chemin est peut-être plus long, car on évite de se laisser distraire par la hâte qui dérobe ce qu’on pressent ; mais cette ascèse théorique est un guide fidèle et fiable, inépuisablement patient et précis, quoique silencieux, qui ne laisse jamais en repos, une insomnie.

Je ne sais dire si tous les comme si sont comme celui-là, si tout comme si implique quelque fiction (dont il restera à préciser le sens en chaque occurrence). Je sais seulement montrer de quelle manière un certain comme si s’étaie d’une fiction, et en quel sens fiction s’y entend. Ce que je veux déplier ici peut se formuler très simplement : penser ou interpréter du non-avoir-lieu comme si c’était une fiction. Cette formulation d’allure assez anodine enveloppe un « ferment déconstructif »[6] quand on la comprend en sens inverse, c’est-à-dire quand on peut réinterpréter un agencement, éventuellement complexe (concept, structure, croyance, conviction, symptôme, théorie, discours, œuvre, etc.), comme si c’était une construction fictionnelle, corrélative d’un non-avoir-lieu qu’elle enveloppe pour l’abriter – peut-être parfois, comme son « objet » ou même son « fondement ». On trouvera donc ici deux usages de comme si, le premier quand on enveloppe un non-avoir-lieu dans une construction fictionnelle, le second quand on réinterprète un agencement comme si c’était une construction fictionnelle au premier sens (ce qu’on pourrait peut-être dire, au moins dans certains cas, la façon théorique du comme si). Pour autant, si le point de départ est du non-avoir-lieu, je ne pars pas de rien, loin s’en faut, et je voudrais montrer au contraire que l’analyse que je propose n’est qu’une moirure, une accentuation, une intonation particulière d’un motif transversal, à savoir l’articulation de plusieurs interprétations autour d’une médiation. Rien de surprenant, donc, au fil de ce cheminement, à recroiser parfois, peut-être seulement de manière allusive ou oblique, des problématiques qui hantent, si j’ose dire, les lieux du non-avoir-lieu et leurs entours : le supplément, le reste, le spectre, l’après-coup, l’originaire, la présence, le signe, l’objet a, le nœud borroméen, les fictions du droit, etc. – S’il vous plaît… dessine-moi un non-avoir-lieu !

I. Fiction

1. Un certain « comme si »

Dans L’Université sans condition, Derrida questionne « Que faisons-nous quand nous disons “comme si” ? » [USC 27] et envisage plusieurs possibilités. Est-ce, première possibilité, s’abandonner « à l’arbitraire, au rêve, à l’imagination, à l’hypothèse, à l’utopie ? » [USC 27], ou bien est-ce, « seconde possibilité », « [mettre] en œuvre certains types de jugements, comme par exemple ces “jugements réfléchissants” » de Kant [USC 27]. C’est la troisième possibilité qui donne toute son ampleur à cette indication d’un « certain “comme si” » :

Est-ce que, enfin, troisième possibilité, un certain « comme si » ne marque pas, de mille façons, la structure et le mode d’être de tous les objets qui appartiennent au champ académique qu’on appelle les Humanités, les Humanités d’hier ou celles d’aujourd’hui et de demain ? Je ne me hâterai pas pour l’instant de réduire ces « objets » à des fictions, à des simulacres ou à des œuvres d’art, en faisant comme si nous disposions déjà de concepts fiables de la fiction, de l’art ou de l’œuvre. Mais à suivre le sens commun, ne peut-on dire que la modalité du « comme si » paraît appropriée à ce qu’on appelle les œuvres, singulièrement les œuvres d’art, des beaux-arts (peinture, sculpture, cinéma, musique, poésie, littérature, etc.), mais aussi, à des degrés et selon des stratifications complexes, à toutes les idéalités discursives, à toutes les productions symboliques ou culturelles qui définissent, dans le champ général de l’université, les disciplines dites des Humanités – et même les disciplines juridiques et la production des lois, et même une certaine structure des objets scientifiques en général ? [USC 30]

C’est une question qui ne laisse pas d’inquiéter chacun des champs que cette série rassemble. Et, à rapprocher la modalité d’un « certain “comme si” » d’un « mode d’être » (au moins de certains objets), ne peut-on y apercevoir l’esquisse d’un motif : comme si c’était être, motif qui ne tarderait peut-être pas à se laisser réfléchir en cet autre : être, comme si c’était – une fiction ? Au moins peut-on souligner que la question d’un « certain “comme si” » s’était déjà radicalisée dans « Comme si c’était possible »[7] concernant la question du transcendantal :

Mais il n’y a sans doute rien de fortuit si la modalité du « quasi » (ou la fiction logico-rhétorique du « comme si ») s’est si souvent imposée à moi pour faire une phrase d’un mot, et d’abord, surtout, on l’a souvent noté et commenté, autour du mot « transcendantal ». Question de contexte et de stratégie problématiques, sans doute : il faut ici réaffirmer sans relâche la question de type transcendantal, et , presque simultanément, s’interroger aussi sur l’histoire et les limites de ce qu’on appelle « transcendantal ». Mais il fallait avant tout prendre en compte la possibilité essentielle d’un « comme si » qui affecte de fictionnalité, de phantasmaticité, de spectralité possibles tout langage et toute l’expérience. [CSCP 510]

Le comme si agit comme une sorte de cheville qui permet d’articuler et de lier solidairement des inconciliables qu’une hâte excessivement logiciste réduirait volontiers à une contradiction, en l’occurrence, le recours au « quasi-transcendantal » comme « une manière de sauver, tout en le trahissant, l’héritage de la philosophie » [CSCP 511]. Ni l’un ni l’autre, tout en participant à la fois de l’un et de l’autre, le comme si se plaît à jouer les médiateurs, metaxu, ange, go-between, etc., ou encore traître. La difficulté de préciser comme si, que j’entends ici comme si c’était une fiction, se déplace donc d’abord sur fiction :

– Il faudrait là s’arrêter pour parler longuement du concept de fiction, lequel n’est pas forcément littéraire. […] Il y a de la fiction dans « la vie », mais aussi dans la philosophie.[8]

Je voudrais m’y arrêter quelques instants. Essayons, pour voir ce que cela donne. Quiconque a déjà écrit une lettre, lu un livre ou conversé au téléphone sait bien que ces dispositifs ne peuvent transmettre ou enregistrer des signifiés (ou des présences), de sorte que nos pratiques les plus quotidiennes ne sont compatibles ni avec la supposition des signifiés (ou des présences), ni avec la supposition du caractère indissociable des deux faces d’un signe. Mais à critiquer ainsi le concept de signe, que faudrait-il donc ôter (retirer, effacer, supprimer, détruire, etc.)… sinon rien, puisqu’il faudrait ôter ce qu’on vient à l’instant d’affirmer ne pas même avoir lieu[9] ? Ne suffirait-il pas alors de dire que ce non-avoir-lieu « est » une fiction ? Mais à s’en tenir à un sens étroit de fiction, solidaire du fictif et de l’illusoire, que ferait-on d’autre que répéter ce qui vient de motiver le questionnement lui-même ? Et, sauf à récuser toute efficience au concept de signe – ce qui est tout le contraire de cette critique –, comment pourrait-on comprendre qu’un non-avoir-lieu puisse être associé à quelque efficience que ce soit ? Le recours à fiction ne peut donc pas signifier la peinture d’un non-avoir-lieu sous les traits adéquats de la vérité, ni sous ceux plus ou moins ressemblants d’une mimesis, ni sous la figure péjorative d’une illusion ; c’est au contraire lorsque le montage du signe déploie toute son efficience, quand il provoque l’adhérence au point qu’on ne parvienne pas à entrevoir la cheville inapparente qui l’ajointe et lui permet de tenir, qu’il faut le regarder comme si c’était une fiction. Mais alors fiction… en quel sens ? Qu’au moins ce sens permette de concevoir comment conjoindre et articuler du non-avoir-lieu avec de l’efficience !

Je laisse donc de côté (« première éventualité ») la compréhension de fiction rapportée directement ou indirectement à des disjonctions telles que vrai et faux, vérité et mensonge, réel et illusion, authentique et simulacre, etc., qui laissent supposer qu’on sache toujours trancher entre les deux versants, fiction étant [évidemment] à entendre comme non-vrai, non-vérité, non-réel, non-authentique, etc. Je laisse aussi de côté la tentation de faire de fiction une propriété de certains énoncés, de certaines œuvres ou de certains agencements (tel énoncé, tel livre, tel film, etc., « est » une fiction) qui recroise l’impasse, déjà soulignée par Austin dans le cas des actes de langages, « à laquelle on aboutit “chaque fois que nous cherchons un critère simple et unique d’ordre grammatical et lexicologique” pour distinguer entre les énoncés constatifs ou performatifs »[10][SEC 390], et qui se heurte en particulier à la possibilité illimitée de l’itération, de la greffe citationnelle et de la dissémination impliquée par une médiation – pas seulement l’écriture au sens étroit – qui « ne donne pas lieu, “en dernière instance”, à un déchiffrement herméneutique, au décryptage d’un sens ou d’une vérité » [SEC 392].

Convoquer un comme si, c’est changer de regard, et c’est surtout laisser varier les interprétations, ce qui implique une médiation qui puisse jouer le rôle d’une sorte de pivot pour articuler les interprétations entre elles. En l’occurrence, dans l’exemple des signes, il s’agit au moins d’interpréter autrement les textes, discours, récits, opinions, figurations, représentations, images, mises en scène, concepts, jugements, théories, discours, etc., ainsi que leurs relations et articulations, qui sont habituellement référées à cela que j’affirme maintenant ne pas avoir lieu. Or, dans le contexte qui m’intéresse ici, si c’est déjà une première difficulté de concevoir l’éventualité d’ôter du non-avoir-lieu, c’en est une deuxième, qui n’est pas moindre, de concevoir comment ce qui n’a pas lieu pourrait entrer dans le jeu d’une médiation, c’est-à-dire d’abord, au moins, de donner lieu ou d’être associé à des traces. Et ce qui amplifie encore la difficulté, c’est qu’on ne saurait tout changer tout d’un coup :

Nous devons d’autant moins renoncer à ces concepts qu’ils nous sont indispensables pour ébranler aujourd’hui l’héritage dont ils font partie. À l’intérieur de la clôture, par un mouvement oblique et toujours périlleux, risquant sans cesse de retomber en-deçà de ce qu’il déconstruit, il faut entourer les concepts critiques d’un discours prudent et minutieux, marquer les conditions, le milieu et les limites de leur efficacité, désigner rigoureusement leur appartenance à la machine qu’ils permettent de déconstituer ; et du même coup la faille par laquelle se laisse entrevoir, encore innommable, la lueur de l’outre-clôture. Le concept de signe est ici exemplaire.[11] [DG 25]

Ce qu’on s’apprête à examiner en tant que non-avoir-lieu doit cependant être associé à quelque effectivité pour qu’on puisse y trouver un appui suffisant de manière à retourner son efficience (son « efficacité ») contre l’héritage dont il fait partie : comment comprendre maintenant, troisième difficulté, que du non-avoir-lieu puisse être associé à une effectivité qui procurerait une telle efficience ?

C’est déjà au moins cette triple difficulté que fiction doit permettre d’articuler et de rendre intelligible, faute de quoi la visée du non-avoir-lieu perdrait tout son sens. L’articulation entre trahison et héritage signifie qu’il ne s’agit pas de mettre en scène la confrontation contradictoire d’un duel « horizontal » où l’un des deux doit s’imposer à l’autre pour l’anéantir ou le reléguer à l’arrière-plan de la fausseté, de l’illusion ou de l’insignifiance, mais au contraire de prendre appui sur l’efficience de ce qui est à critiquer pour procéder à une réinterprétation « verticale » de cette efficience en lui procurant une autre raison ou une autre effectivité. Une réinterprétation n’est donc pas une généralisation obtenue par l’élargissement d’un territoire au-delà d’un horizon demeurant confiné dans l’horizontalité de son à-plat, car c’est un changement – un chamboulement, un remue-ménage, un événement, etc. – qui arrive dans une verticalité, inaperçue au regard de cet à-plat, et qui prend appui sur ce qui est en cause, non pour le détruire, mais pour l’amener à « se trahir » afin qu’il apparaisse, jusqu’au point où il devient possible de (re)constituer, (re)construire ou rendre manifeste un agencement dont on n’avait pas idée, jusqu’alors insoupçonné et inaperçu, qui portait cette efficience quoiqu’elle l’enveloppât et l’abritât, et ainsi recueillir cet agencement pour en « hériter ». C’est l’une des facettes de la déconstruction, qui peut être entendue aussi bien comme une dé-sédimentation, une dé-couverte, un dé-voilement, un dé-abritement, etc., que comme une invention, une constitution, un dépassement, un hissage, une élévation, etc., et qui implique, quant à ce que j’envisage ici, la mise en jeu de ce dont on n’a pas idée[12] grâce à une variation d’interprétation. En un sens étroit (et de surcroît ici, horizontal), comme si peut être apparenté, selon les cas, à une comparaison, à une métaphore ou à une analogie. Mais un « certain “comme si” » peut déployer ses effets dans la verticalité quand il intervient dans l’équilibre entre un non-avoir-lieu (je n’ai pas l’idée de) et l’avoir-lieu de ce qui se manifeste à moi comme si cela n’avait pas lieu (ce qui me demeure imperceptible, comme si ce n’était rien, tout comme le mouvement imperceptible de Galilée, come nullo), équilibre à la fois extrêmement vulnérable, parce qu’il suffit d’une plume d’ange pour le troubler, et farouchement résistant, aussi longtemps du moins qu’il ne me vient pas à l’idée ce dont je n’ai pas idée.

Car ce que je voudrais tenter avec vous, c’est cette chose apparemment impossible : enchaîner ce « comme si » à la pensée d’un événement, c’est-à-dire à la pensée de cette chose qui peut-être arrive, dont on suppose qu’elle a lieu, qu’elle trouve son lieu […]. [USC 32]

Au sein d’un « mouvement oblique et toujours périlleux », je voudrais pour ma part proposer ici de repérer le tracé de quelques « obliques » qu’une certaine compréhension de comme si et de fiction pourrait donner à entrevoir.

2. Un schéma d’interprétation

Ce que je propose ici d’associer à fiction est moins un concept qu’un schéma d’interprétation destiné, à supposer qu’on veuille l’appliquer, à attirer l’attention sur certains traits, aspects ou articulations pour guider l’analyse de constructions ou d’agencements à effets fictionnels, du moins de certains d’entre eux. Dès qu’on sait mentir – ou confectionner une théorie –, on sait élaborer de telles constructions[13] ; on ne s’étonnera donc pas du caractère parfois très enfantin des exemples choisis. Certains traits et accents caractéristiques de ce schéma proviennent du cinéma, de l’informatique et du droit, sachant que la pratique de l’informatique, parce qu’elle est particulièrement exposée à la problématique de l’écriture et de la trace, d’une manière plus radicale que dans les mathématiques formalisées, peut guider sans fléchir jusqu’à des conséquences peut-être inattendues.

Quand j’utilise les opérations usuelles d’un éditeur de textes comme couper, copier, coller, etc., je sais qu’il n’y a, dans un ordinateur, ni paire de ciseaux, ni photocopieuse, ni aucun pot de colle, mais j’attends que l’éditeur de textes me procure une contrepartie effective qui s’accorde à ces fictions et me permette de les mettre en œuvre, sans que je doive au préalable étudier l’architecture des ordinateurs et la programmation de ces logiciels. Ce qui ici est en cause n’est pas un jugement de fausseté, d’irréalité, d’imagination, de ressemblance ou d’illusion, mais un effet fictionnel (couper, copier, coller, etc.) permettant de favoriser une pratique d’usage de dispositifs complexes sans que je doive en connaître le détail, au moins dans certaines limites. Quand je regarde la course de chars dans le film Ben-Hur[14] je distingue, d’une part, le plan diégétique qui vise à produire l’effet fictionnel d’une course de chars supposée avoir eu lieu dans les années trente de notre ère, et, d’autre part, le plan filmique de la réalisation (scénario, décors, acteurs, figurants, techniciens, tournage, montage, mixage, etc.), conduisant jusqu’à un film projetable (pellicule, fichier vidéo, etc.) qui constitue la contrepartie effective de l’effet fictionnel du plan diégétique.

L’effet fictionnel n’est nulle part donné. Ce n’est ni un signifié dont le film serait le signifiant, ni une présence soudée à la médiation filmique : un effet fictionnel n’a lieu que pour un interprète qui prend en charge l’interprétation effective produisant l’effet fictionnel dont il s’affecte. Dans le cas du cinéma, chaque spectateur a sa propre lecture du film, et chacun doit assumer, à chaque projection, l’interprétation produisant l’effet fictionnel. Dans le cas de l’informatique, chacun sait – hélas ! – qu’il ne suffit pas de placer quelqu’un devant un écran d’ordinateur (de téléphone, ou de tout autre appareil compliqué) pour qu’il sache ipso facto s’en servir : de tels effets fictionnels (comme couper, copier, coller, etc.) ne se produisent que pour des utilisateurs qui peuvent leur associer une compréhension et une pratique appropriées.

Ces deux exemples esquissent le trait majeur du schéma, à savoir l’articulation, via une médiation, de deux dimensions d’interprétation et d’effectivité, l’une qui est associée à l’effectivité de ce qui porte ou produit la médiation en tant que contrepartie effective requise par l’effet fictionnel, l’autre qui est associée à l’effectivité de l’interprétation appliquée à la médiation et produisant l’effet fictionnel dont s’affecte l’interprète qui prend en charge cette interprétation. Il s’agit de deux dimensions d’interprétation en ce sens que chacune d’elles s’ouvre en une multiplicité d’interprétations possibles. Dans le cas du cinéma, par exemple, le regard d’un réalisateur n’est pas le même que celui d’un décorateur, d’un machiniste, d’un monteur ou d’un acteur, tandis que chaque spectateur s’affecte de l’effet fictionnel que produit sa propre compréhension du film. Le principe même d’une telle articulation requiert une médiation, en l’occurrence un film, qui puisse articuler les interprétations de chacune des deux dimensions pour chacun. En ce sens, on pourra dire qu’il n’y a pas de fiction in abstracto[15]. Dans l’exemple de l’éditeur de textes, la médiation correspond à toutes les interactions liées à l’interface homme-machine (affichages, frappes au clavier, actions avec la souris, gestes, etc.) ; la dimension d’interprétation associée à la contrepartie effective correspond aux aspects techniques, aussi bien matériels que logiciels, tandis que la dimension d’interprétation associée à l’effet fictionnel est prise en charge, par chaque utilisateur, en fonction de ce qu’il sait et de ses habitudes, et peut donc varier dans le temps.

Il ne s’agit pas, avec un tel schéma, de dire ce que « est » une fiction, encore moins de décider si ceci ou cela « est » ou « n’est pas » une fiction, parce qu’un effet fictionnel est lié à un point de vue, en tant qu’indissociable de l’interprétation dont s’affecte l’interprète lui-même. La fictionnalité de cet effet serait donc plutôt à attribuer, d’abord, à cette interprétation en tant qu’elle s’accomplit effectivement, d’où l’accent appuyé que je donne à l’idée d’un effet fictionnel. Ce schéma est extrêmement dynamique et doit suivre le mouvement, lui aussi extrêmement dynamique, des interprétations. Pour autant, il n’a pas pour fonction d’examiner en général et en détail les effets fictionnels pour eux-mêmes, comme on le fait, par exemple, dans les études littéraires ou cinématographiques : on retiendra que les effets fictionnels peuvent être complexes et faire intervenir plusieurs plans fictionnels entremêlés ou emboîtés, tout en jouant avec les frontières et les passages entre ces différents plans[16]. Si les « êtres de fiction » n’ont pas d’avoir-lieu comme tels, ils sont cependant portés, supportés ou suscités par les contreparties effectives qui portent la médiation. En regard, je réserve l’efficience pour dire la plus ou moins grande intensité ou efficacité avec laquelle une construction fictionnelle parvient à susciter, auprès d’un interprète, à chaque fois particulier, l’effet fictionnel dont il s’affecte : ce qui s’avère efficient pour l’un peut ne pas l’être pour un autre, ce qui était efficient pour moi hier ne le sera peut-être plus demain.

Le fait d’introduire deux dimensions d’interprétation souligne que ces deux dimensions ne jouent pas le même rôle. Dans les fictions intentionnellement construites, c’est souvent la contrepartie effective qui tend à être estompée ou même effacée pour que l’effet fictionnel soit le plus efficient possible. Au contraire, dans un contexte critique de déconstruction ou de dépassement, ce schéma vise plutôt à changer le regard porté sur un agencement d’évidences, de croyances, d’opinion, de concepts, de jugements, de théories, de discours, de pratiques, etc., c’est-à-dire à élaborer, constituer ou reconstituer à la fois un effet fictionnel et sa contrepartie effective de manière à réinterpréter rétroactivement cet agencement comme si c’était une fiction.

3. Le signe, comme si c’était une fiction

Je reviens sur l’exemple du signe. Qu’arrive-t-il quand on regarde le [concept de] signe comme si c’était une fiction ? Le trait majeur des médiations est l’asémie qui signifie que tout effet de sémie (signification, renvoi, référence, désignation, etc.) est l’effet d’une interprétation effective dont s’affecte l’interprète qui prend en charge cette interprétation. Quitte à insister avec quelque lourdeur, et de manière imagée, une médiation (orale, écrite, iconique, filmique, informationnelle, etc.) ne « contient » (à la manière d’une boîte à bonbons), ne « véhicule » (à la manière d’une brouettée de cailloux), ne « signifie » (à la manière d’un signifié indissociable d’un signifiant), etc., aucun « granulé sémique » qu’un interlocuteur, un lecteur, un spectateur, etc., pourrait recevoir passivement en son esprit. Comme je l’ai brièvement indiqué plus haut, tout le monde sait bien[17] cela car, par exemple, si la voix « contenait » ou « véhiculait » de soi-même de tels granulés, il n’y aurait ni téléphone, ni magnétophones ou autres enregistreurs, ni haut-parleurs (et, en fait, il n’y aurait même pas non plus la parole), et, toutes différences gardées, la même remarque vaut pour l’information, pour l’écriture et pour les traces :

Mais au-delà des mathématiques théoriques, le développement des pratiques de l’information étend largement les possibilités du « message », jusqu’au point où celui-ci n’est plus la traduction « écrite » d’un langage, le transport d’un signifié qui pourrait rester parlé dans son intégrité. Cela va aussi de pair avec une extension de la phonographie et de tous les moyens de conserver le langage parlé, de le faire fonctionner hors de la présence du sujet parlant. [DG 20]

Une telle indication concernant l’information, rédigée au milieu des années 1960, lorsque l’informatique était encore très confidentielle et les réseaux ceux de la télégraphie et de téléphonie, n’a rien perdu de son actualité, tant s’en faut, car tout cela « revient, en toute rigueur, à détruire le concept de “signe” et toute sa logique ». [DG 16]

Inversons maintenant le raisonnement, comme un film projeté en sens inverse qui montrerait les briques d’un mur écroulé s’arrachant de terre et se précipitant avec enthousiasme pour s’ajointer les unes aux autres et s’emmurer parfaitement. D’une part, plus les contreparties effectives sont estompées, voire effacées, et plus il faut élaborer des effets fictionnels dans lesquels les effets de sémie sont attribués aux médiations elles-mêmes. Ces médiations se voient ainsi dotées du pouvoir extraordinaire de produire d’elles-mêmes des effets de sémie, ce qui évite, au moins au plan grammatical, d’avoir à reconnaître que ces effets soient sans cause. Ne dit-on pas sans cesse qu’un mot ou une phrase « signifie », « contient », « véhicule », « désigne », « réfère à », etc., ceci ou cela ? Mais c’est seulement comme si, car ce ne sont que des manières de parler. Dans l’étude qu’ils consacrent au livre Gamma de la Métaphysique d’Aristote, Barbara Cassin et Michel Narcy soulignent :

Il est extrêmement frappant en effet que la première occurrence du verbe sēmainein dans le texte de Gamma soit aussi la dernière où ce verbe a pour sujet le locuteur : cette construction, normale pour le verbe, disparaît complètement dans la suite du chapitre, où ce sont toujours les mots qui signifient.[18]

Ce pouvoir extraordinaire prêté aux médiations peut ainsi concerner très largement tout ce qui requiert une médiation, par exemple « mémoriser » ou « extérioriser [la mémoire] » : nous ne mémorisons pas des « granulés sémiques » – on ne saurait donc a fortiori les « extérioriser » –, mais au mieux des traces asémiques (le linéaire A n’est toujours pas déchiffré).

D’autre part, pour que les interprétations à effet fictionnel soient efficientes quant à l’effacement des contreparties effectives, il convient aussi que ces interprétations tendent à s’effacer elles-mêmes dans les effets qu’elles produisent (je souligne ici la forme d’un réfléchi en quelque manière moyen, comme s’il était à la fois actif et passif : c’est aussi le processus d’effacement qui doit lui-même s’effacer dans l’effet qu’il produit). On peut alors comprendre que, lorsque sont effacées à la fois les contreparties effectives et les interprétations à effet fictionnel (effaçant ces contreparties et s’effaçant elles-mêmes), il ne doit plus subsister aucune effectivité ni empiricité apparente pour produire les effets de sémie, ni non plus aucune effectivité ou empiricité apparente pour s’en trouver affecté ; il ne reste plus, à ce stade, que les médiations. Restent seulement des traces[19] [LDS 239]. On reconnaît là, déjà, divers traits constitutifs de la fiction du signe qui nous figure des signifiés métempiriques inexplicablement et indissociablement liés à des signifiants sensibles, comme la ficelle grâce à laquelle un enfant empêche son très précieux ballon de baudruche de s’envoler dans les cieux. Cette fiction dissocie la résidence métempirique des granulés sémiques et l’instance effective qui peut s’en trouver affectée, dissociation bien compréhensible puisque c’est cette instance qui doit prendre en charge discrètement toute l’effectivité qui tombe en reste de la fiction du signe. D’où l’étrange assujettissement de cette instance – ici-gît –, sujet survivant à l’anéantissement commandé par une fiction qui n’a de cesse de l’effacer dans son empiricité, non sans le conserver à l’abri de son linceul fictionnel, puisque c’est lui qui assume toute l’effectivité à laquelle elle doit sa tenue ; et tandis qu’il anime un corps empirique, la discrétion que lui impose son effacement lui interdit d’y avoir lieu, autant comme effectivité que comme place, et d’y laisser une trace. Il suffira d’un léger déplacement d’accent pour qu’il bascule du côté métempirique, comme un pur esprit ou comme une fonction transcendantale, par exemple, ou du côté empirique, comme un moi psychologique, par exemple. Où pourrait-il avoir lieu dans le paysage d’une fiction qui l’a déjà effacé ? C’est en quelque manière une incise fictionnelle qui en dégage le hors-lieu quand elle disjoint l’empirique du métempirique, un entre-deux qui les ajointe en tant qu’il maintient séparés (ni l’un ni l’autre) les bords que, pourtant, il relie (à la fois l’un et l’autre), comme des parenthèses qui retiennent ce qu’elles feignent de soustraire.

À mesure que les effectivités et les interprétations sont effacées dans les effets fictionnels, la médiation voit son rôle s’amenuiser considérablement : elle ne peut plus servir pour articuler des interprétations (il n’y en a plus), ni à porter les effets de sémie portés par les contreparties effectives (elles sont effacées), ni non plus à porter la fiction du signe (dont l’interprétation qui en produit l’effet est elle-même effacée). Le rôle de la médiation peut alors devenir secondaire, voire résiduel, et la médiation elle-même peut être occultée ou ignorée dès que son empiricité est jugée indifférente ; elle peut alors presque s’évanouir dans l’adhérence d’une proximité absolue à ses effets de sémie (présence et voix, signifié et signifiant, etc.). Et lorsque les deux dimensions d’effectivité – donc aussi les deux dimensions d’interprétation – sont parfaitement effacées, c’est la médiation elle-même qui peut s’effacer pour sombrer dans la transparence aveuglante d’une immédiateté absolue[20] :

La « science » sémiologique ou, plus étroitement, linguistique, ne peut donc retenir la différence entre signifiant et signifié – l’idée même de signe – sans la différence entre le sensible et l’intelligible, certes, mais sans retenir aussi du même coup, plus profondément et plus implicitement, la référence à un signifié pouvant « avoir lieu », dans son intelligibilité, avant sa « chute », avant toute expulsion dans l’extériorité de l’ici-bas sensible. En tant que face d’intelligibilité pure, il renvoie à un logos absolu auquel il est immédiatement uni. Ce logos absolu était dans la théologie médiévale une subjectivité créatrice infinie : la face intelligible du signe reste tournée du côté du verbe et de la face de Dieu. [DG 25]

J’ai voulu ici esquisser une application possible du schéma des fictions à la critique du signe, critique qu’on ne saurait éviter ou contourner dès lors que ce schéma – et tous nos appareils modernes, et aussi l’écriture, et même la voix – requiert des médiations asémiques : le nerf de cette critique est de rappeler ou de (re)constituer l’effectivité des interprétations de manière à les reconnaître dans leur fonction de contrepartie effective des effets – fictionnels – de sémie. Je voudrais à cet égard souligner que si l’effectivité des interprétations et des contreparties est portée de part en part par des accomplissements empiriques, je ne l’entends pas dans le sillage d’une disjonction entre empirique et métempirique, ce qui reviendrait à reconduire la disjonction entre sensible et intelligible, mais dans une perspective qu’on pourrait peut-être dire « quasi-transcendantale » : en effet, d’une part, « métempirique » est ici le nom d’un certain effet fictionnel auquel n’est associé aucun avoir-lieu, comme le suggère cette esquisse de la critique du signe ; d’autre part, l’effectivité correspond à un accomplissement en tant qu’il a lieu, mais non pas en tant qu’il s’accomplirait comme ceci ou comme cela[21].

4. L’efficience d’un non-avoir-lieu

Ce schéma d’interprétation des fictions est aussi un schéma de traduction en ce sens qu’il favorise les réinterprétations en tant que variations d’interprétation articulées par des médiations. L’étude rapide menée sur le concept de signe attire en particulier l’attention sur l’éventuelle corrélation entre l’effacement (l’occultation, la méconnaissance, etc.) des contreparties effectives et les effets fictionnels qui doivent être élaborés pour envelopper cet effacement, et surtout le conserver puisque, même effacé, c’est à ces contreparties effectives que les effets fictionnels doivent leur efficience. Personne n’imagine, par exemple, que les signes linguistiques existeraient et subsisteraient par eux-mêmes dans quelque paradis enchanté et pourraient ainsi parader devant nous sans le secours de nos interprétations effectives qui en produisent l’effet. L’un des enjeux du comme si – au moins dans les cas où il se laisse entendre au sens d’un comme si c’était une fiction – est précisément de parvenir à mettre en jeu une efficience associée à un effet fictionnel enveloppant une contrepartie effective qui y demeure abritée et que, pour diverses raisons, on ne peut pas, on ne veut pas, on ne sait pas, etc., apercevoir, affronter, connaître déplier, etc.

Considérer les fictions sous l’angle du vrai ou du faux, c’est se tromper de problème. Ce qui est aperçu et jugé comme « faux », c’est le fait qu’un « être de fiction » n’a d’autre corrélat que du non-avoir-lieu. Mais ce qui est aperçu comme « vrai », c’est qu’il doit sa tenue à une efficience que lui procure la contrepartie effective qu’il enveloppe et qui le soutient. La distinction entre le corrélat et la contrepartie effective d’un « être de fiction » est particulièrement nette dans le cas très simple d’un théâtre de marionnettes : l’être de fiction Guignol n’a, comme tel, d’autre corrélat qu’un non-avoir-lieu, tandis que c’est le marionnettiste, debout derrière le castelet, la main dissimulée sous la gaine de la marionnette, qui lui procure toutes les contreparties effectives nécessaires à l’administration des nombreux coups de bâtons qui pleuvent sur la tête de Flageolet pour la plus grande joie du jeune public. L’être de fiction Judah Ben Hur n’a d’autre corrélat qu’un non-avoir-lieu, et même si j’avais pu me trouver à Cinecittà en 1958 sur les plateaux de tournage du film, je n’aurais eu aucune chance de le rencontrer pour l’interviewer ; mais il a une contrepartie effective, Charlton Heston, pour le dire en bref, car la tenue d’un personnage fictionnel est aussi un effet global d’un film, de son scénario, de sa réalisation, etc. Il ne s’agit donc pas de récuser la réalité ou la pertinence d’un effet fictionnel au prétexte qu’il n’y aurait là rien d’autre qu’une illusion, c’est-à-dire rien d’autre que du non-avoir-lieu, mais bien de réinterpréter la corrélation entre un effet fictionnel et son non-avoir-lieu comme une manière d’enveloppement[22] qui abrite – et surtout conserve – les contreparties effectives pour qu’elles produisent l’efficience attendue ou constatée.

Inversement, même si cela peut sembler paradoxal en première approche, on comprend qu’il est concevable d’analyser l’efficience d’un non-avoir-lieu (ou, plus précisément, de munir un non-avoir-lieu d’une efficience fictionnelle) en constituant ou en reconstituant un corrélat fictionnel pour ce non-avoir-lieu, c’est-à-dire un effet fictionnel paré de cette efficience, et enveloppant une contrepartie effective procurant cette efficience. Bien que la caractérisation d’une fiction juridique (dont le principe est déjà mis en œuvre dans le droit romain, fictio juris) requière beaucoup de précautions et de nuances, cette approche des constructions fictionnelles me paraît déchiffrable dans cette définition d’une fiction juridique :

[La fiction juridique est un] artifice de technique juridique (en principe réservé au législateur souverain), « mensonge de la loi » (et bienfait de celle-ci) consistant à « faire comme si », à supposer un fait contraire à la réalité, en vue de produire un effet de droit.[23]

On peut comprendre, au moins dans certains cas, que « supposer un fait contraire à la réalité » est une manière de dire un non-avoir-lieu. Partant, on peut comprendre que ce non-avoir-lieu est logé, quant à son enveloppement, dans une notion juridique qui, elle, bénéficie, quant à son efficience, de contreparties effectives. Ce qui produit un effet de droit, en tant qu’efficience de la fiction, ce n’est pas que la fiction fasse passer pour « vrai » ou « réel » ce qu’on vient à l’instant de supposer « contraire à la réalité », mais c’est le faire du « faire comme si » : c’est ce faire qui constitue la contrepartie effective de l’effet fictionnel, et ce n’est qu’à ce faire que l’effet de droit doit son efficience[24]. En revanche, on comprend que tout puisse s’embrouiller et perdre son sens quand on croit devoir attribuer l’efficience, non aux contreparties effectives, mais à l’enveloppe fictionnelle et, par voie de conséquence, à son non-avoir-lieu corrélatif, comme si on pouvait croiser Guignol en se promenant le dimanche après-midi dans les rues de Lyon[25] ou venir interviewer Judah Ben Hur à Cinecittà !

5. « Croyance »

Parmi les raisons qui peuvent tenir des contreparties effectives abritées figure ce dont on n’a pas idée[26], en particulier dans les cas où l’effet fictionnel n’est même pas aperçu comme tel, ce qu’on peut formuler : « je n’ai pas l’idée qu’il y a quelque chose dont je n’ai pas idée ». Or, ce dont je n’ai pas idée [au présent] n’a pas lieu pour moi [au présent], de sorte que lorsque l’idée me viendra à l’esprit – si elle y vient –, c’est seulement rétroactivement que je pourrai tenter de dire ce que c’était pour moi que ce non-avoir-lieu. Pour étudier cette problématique, je ne peux prendre appui que sur des exemples relatés depuis des circonstances dans lesquelles « c’ » est venu à l’idée, puisque je n’ai pas idée, moi non plus, de ce dont je n’ai pas idée.

La « croyance » que peut avoir un tout jeune enfant dans le Père Noël sera tôt ou tard convertie en une fiction quand il comprendra que ce personnage saisonnier, au visage rubicond et souriant sous sa barbe cotonneuse et blanche, pratiquant avec virtuosité la spéléologie des cheminées, pourvu d’une extraordinaire ubiquité et surgissant ici et là au début de l’hiver, et avec une probabilité très élevée à proximité des magasins de jouets, est en fait un effet fictionnel produit par la contrepartie effective et affectueuse que lui procurent ses parents, ses proches, ses amis et de nombreux inconnus (non sans la complicité attentionnée de puissants intérêts commerciaux et de diverses institutions, tel le service des Postes qui assume sa part de la contrepartie effective du Père Noël quand il ouvre chaque année un service saisonnier dont la fonction est de répondre aux courriers qui lui sont adressés).

En tant qu’être de fiction, le Père Noël n’a d’autre corrélat qu’un non-avoir-lieu, car les pères Noël en chair et en os que l’enfant croise dans la rue ne sont que des figurants qui concourent à la contrepartie effective de l’effet fictionnel, c’est-à-dire à la mise en scène destinée au regard des enfants. J’ai placé croyance entre guillemets parce qu’il y a une difficulté dans la mesure où dire qu’un enfant « croit » au Père Noël procède déjà d’un point de vue dans lequel on sait qu’il s’agit d’un effet fictionnel. Si, grâce à une expérience de pensée, je me transporte par l’imagination dans le point de vue d’un enfant qui « croit » au Père Noël – par exemple, l’enfant que j’étais –, et que je tente d’imaginer ce que c’était avant que je n’y croie plus, je ne trouve rien qui vaille comme un croire, car je ne peux pas plus dire « je crois au Père Noël » que « je suis mort »[27], de sorte que la différence n’est pas plus saisissable comme une négation liant deux propositions contraires – « je crois au Père Noël » et « je ne crois pas au Père Noël » – que le passage n’est adéquatement recueilli comme la transition temporelle de la première à la seconde. Je ne peux pas plus l’imaginer en recourant à une clause d’énonciation introduisant une sorte de modalité pour formuler le passage comme la transition de « [je n’ai pas l’idée que] je crois au Père Noël » à « [j’ai l’idée que] je crois au Père Noël », puisque les deux énoncés présupposent que je ne croie pas au Père Noël. Ce n’est pas non plus un effacement, quelque chose qui, d’abord aurait lieu, « [je sais que] je crois au Père Noël » et qu’ensuite je pourrais placer sous rature, biffer, effacer ou dissimuler à ma propre vigilance « [je me cache à moi-même que] [je sais que] je crois au Père Noël ». Et ce n’est pas non plus un vécu de conscience, ce n’est même pas une synthèse qui resterait un temps blottie dans les replis d’ombre d’une passivité sensible attendant le moment opportun pour venir toquer aux huis de la conscience.

Lorsque je vois le visage émerveillé d’un enfant croisant l’un des innombrables pères Noël dans la rue et que je me dis « il “croit” au Père Noël », ce « croire » que je lui attribue n’a pas plus lieu pour cet enfant-là que pour moi lorsque j’étais un tel enfant. C’est à celui qui formule le jugement « il “croit” au Père Noël » de prendre en charge ce « croire » au titre d’une fiction qui signifie, dans son point de vue, qu’il regarde cet enfant agir, réagir et se comporter comme s’il croyait au Père Noël à l’égard de ce qui ne relève en somme que d’une mise en scène assez approximative. Et, dans son point de vue, l’enfant ne peut pas plus en parler comme croyance puisqu’il ne pourrait le faire qu’à la condition qu’il n’y croie déjà plus, ou du moins qu’il en ait le soupçon, ou même qu’il n’y ait jamais cru. Pour l’enfant, cette « croyance » n’a jamais lieu comme telle au présent et ce « croire » entre guillemets aura dû ne pas avoir lieu « avant » que ne se lève l’horizon fictionnel d’un comme si où pourra venir se présenter l’opposition entre croire et ne pas croire, un « avant » comme une « passivité plus passive que la passivité elle-même »[28] [PANPV 76]. C’est donc maintenant ce « croire » entre guillemets qui passe sous statut de fiction en tant qu’il dessine l’effet fictionnel corrélatif du non-avoir-lieu d’un il n’a pas l’idée de… Il faut aller jusque-là, jusqu’à envisager de penser il n’a pas idée de… comme si c’était une fiction.

6. Incoprésentabilité

Lorsque nous regardons distraitement les fictions, nous agissons et pensons comme si nous flottions dans le surplomb céleste et panoramique qui nous offrirait la contemplation maîtrisée de tous les points de vue, l’assignation exacte du vrai et du faux et, jusqu’en ses moindres détails, la cartographie exhaustive du possible et de l’impossible. Mais ce que ce lointain nous peint comme un paysage d’apparence apaisée est bien plutôt une texture chiffonnée d’ombres et plissée d’abîmes qui ne se laisse pas arraisonner dans l’à-plat d’une totalité dépliée, blanche et lumineuse. Il y a du point de vue, ce qu’on entendra aussi bien comme point de vue, un site depuis et selon lequel on voit ce qu’on voit comme on le voit, que comme point de vue, ce qui se soustrait dans ce qu’on voit comme ce qui conditionne la possibilité qu’il y ait du point de vue – plutôt qu’un surplomb total – et qui, indissociablement, le limite.

L’exemple enfantin du Père Noël permet d’approcher une différence de deux points de vue dans le cas où l’un des deux attribue à l’autre quelque chose qui, pour cet autre, n’a pas lieu comme tel au présent. On connaît des différences de points de vue qui peuvent être formulées, pourrait-on dire, à plat, qu’il s’agisse d’une différence de site (l’un pense que…, l’autre pense que…) ou d’une différence temporelle (hier je pensais que…, aujourd’hui je pense que…). De tels points de vue peuvent être dits compossibles au sens de Leibniz, en ce sens qu’ils doivent appartenir à un même monde. Mais l’étude de cet exemple d’une « croyance » entre guillemets attire l’attention sur le fait qu’il y a des différences de points de vue pour lesquels cet à plat est exclu parce que la mise à plat détruirait ou abolirait l’un des points de vue. Je dirai ces points de vue incoprésentables pour dire qu’on ne peut produire une somme, une formulation ou un récit qui pourrait être présenté, à chacun des deux dans les mêmes termes, et où chacun pourrait reconnaître la part qui le concerne, et cela parce que l’un des deux attribue à l’autre quelque chose dont cet autre n’a pas idée[29]. L’incoprésentabilité est donc tout autre chose qu’une incompatibilité, une disjonction, une contradiction ou une exclusion en à-plat, et il ne s’agit ni d’exclure des propositions contradictoires, ni d’exiger un choix entre des éventualités également possibles et formulées ; c’est aussi autre chose qu’un devenir, car il ne s’agit pas non plus de constater que ce qui était vrai (ou faux) hier deviendra peut-être faux (ou vrai) demain. L’incoprésentabilité est bien une co-contemporanéité qui exige l’en même temps de l’enfant et des contreparties effectives père-noëlesques pour que l’effet fictionnel déploie son efficience auprès des enfants.

L’incoprésentabilité est corrélative d’un reste (à dire, à savoir, à interpréter, à manifester, etc.) qu’on ne saurait amener au jour ou expliciter sans l’abolir. On peut seulement [tenter de] recueillir ce reste comme un effet fictionnel, et c’est seulement à ce titre qu’il correspond à un point de vue dans lequel on peut avoir idée de ce qui demeure incoprésentable. Aucun des metteurs en scène affectueux n’éprouve la croyance au Père Noël, et ils peuvent seulement se représenter, à titre de fiction, la « croyance » entre guillemets des enfants, car l’enfant n’a pas l’idée que ce qu’il perçoit et comprend de ce généreux personnage au manteau rouge démodé est une mise en scène ; et il n’a pas non plus l’idée qu’il n’a pas l’idée de cette mise en scène, ni l’idée qu’il n’a pas l’idée qu’il n’a pas l’idée…, et ainsi de suite sans fin. Aucune série de négations ou d’effacements ne confectionnera du non-avoir-lieu, et sans fin dit ici ce qui se refuse au rassemblement dans la totalisation d’une sommation, même infinie : l’inaperçu – en l’occurrence, ce dont on n’a pas idée – est ineffaçable. Et quand je dis « Quand j’étais enfant, je croyais au Père Noël », c’est seulement comme si, car je recueille dans le filigrane de cet aveu la trace silencieuse et blanche de ce qui n’a jamais eu lieu au présent, et qui, à cet égard, ne peut figurer dans aucune chronologie positive. Je n’ai jamais cru au Père Noël, même quand j’y « croyais », avant que je n’y « croie » plus, et je n’y aurai « cru » que depuis l’instant où j’ai compris que j’y « croyais », c’est-à-dire que je n’y « croyais » déjà plus ! C’était vient après comme si[30]. Après? S’il vient à l’idée, il vient comme événement.

Un passé qui n’a jamais été présent, cette formule est celle par laquelle Emmanuel Levinas, selon des voies qui ne sont certes pas celles de la psychanalyse, qualifie la trace et l’énigme de l’altérité absolue : autrui.[31] [DIF 22]

7. Espacement

Dans ce qui précède, j’ai évoqué des situations dans lesquelles il y a [au moins] deux points de vue incoprésentables, ce qui implique que le récit de ces situations soit composé depuis un point de vue dans lequel on a l’idée de… puisque la dissymétrie de l’incoprésentabilité exclut un récit composé depuis le point de vue dans lequel on n’a pas l’idée de…, à moins, au contraire, que ce ne soit la situation la plus ordinaire[32] ! Et de quoi donc n’aurais-je pas idée ? Eh bien, précisément, je n’en ai pas idée ! Que puis-je tenter d’en dire ? Tout au plus dois-je concevoir – si j’ose dire – qu’il y a du non-avoir-lieu en tant que je n’ai pas idée de…, si du moins j’accorde que je ne saurais me procurer la garantie qu’il n’y en ait pas. Il serait périlleux de convoquer ici la tension entre possibilité et impossibilité dans la mesure où l’incoprésentabilité exclut aussi bien la totalisation en à-plat des points de vue que celle des possibles, et peut-être ce qui n’est pas aperçu ou conçu comme possible dans un point de vue – par exemple, parce qu’on n’en a pas idée – peut-il l’être dans un autre, incoprésentable avec le premier. En tant qu’ils sont incoprésentables l’un par rapport à l’autre, de tels points de vue sont liés les uns aux autres, et les interprétations associées s’articulent via des médiations, c’est-à-dire in fine via des traces, ce qui est une manière de dire que la trace et l’incoprésentabilité ont, en leur principe, la même extension : là où il y a trace, il y a aussi – peut-être – de l’incoprésentabilité. En ce sens, l’incoprésentabilité participe de « ce qui empêche que tout soit donné tout d’un coup »[33] et si Bergson associe cet empêchement au temps, il convient aussi, à mon sens, de l’étendre aux trois « dimensions d’espacement » que sont la temporalité, la spatialité et l’incoprésentabilité. Comment imaginer un tel « tout, tout d’un coup », « avant » et donc « sans » espacement ? Peut-être comme si c’était une contraction, rien qu’un point, un seul, sans durée et sans étendue, mais aussi sans incoprésentabilité, donc sans savoir et sans secret, sans trace et sans blanc. Un point, un point c’est tout :

« Ce point si petit, pourtant, contient les autres points en cendres », disait-il.[34]

Peut-être n’est-ce qu’une fiction, mais nous pouvons lui associer une contrepartie effective, l’éclatement de ce point comme espacement, comme ce qui empêche que tout soit donné tout d’un coup, indissociablement condition de possibilité et effet de limitation. Au-delà ou en-deçà d’un reste à savoir, de ce que nous savons que nous ne savons pas, au-delà ou en-deçà des horizons que nous savons déterminer et qui caractérisent déjà, pour chacun d’eux, le reste d’inaccessibilité qui nous empêche de les atteindre ou de les épuiser, au-delà ou en-deçà de tout cela, il y a encore ce reste autre, ce dont nous n’avons pas idée [au présent] et que nous ne savons ou ne pouvons pas apercevoir [au présent].

8. Réinterpréter (1)

Comment le schéma des fictions s’applique-t-il lorsque les contreparties effectives ne sont pas intentionnellement construites et que personne ne tire les ficelles des « marionnêtres » ? Pour quelqu’un au fait des théories physiques – que je nommerai le physicien pour faire bref –, la sensation qu’il éprouve de l’immobilité de la terre (sensation qui ne disparaît pas, faut-il le souligner, avec la connaissance de ces théories) est référée – je dis cela rapidement – à un équilibre résultant d’une combinaison de mouvements, d’accélérations, d’attractions et de gravitations. Pour celui que je nommerai en bref l’insouciant – quelque lointain ancêtre, aussi bien que l’enfant que j’étais, par exemple – qui n’a pas encore croisé, fût-ce de loin, les rudiments primaires d’une cosmologie moderne non géocentrée, ça ne bouge pas : c’est (ou c’est devenu) pour lui une « évidence », une « évidence » évidemment entre guillemets dans la mesure où elle ne se dégagerait de ses guillemets qu’à contrer l’éventualité d’un ça bouge, donc – dans cet exemple – à s’abolir, en tant qu’évidence, dans le point de vue du physicien. En pratique, dans la vie quotidienne, pour l’insouciant comme pour le physicien, tout (ou presque) se passe comme si la terre était réellement immobile, le ou presque notifiant qu’il y a des limitations qui restreignent la pertinence et l’applicabilité de cette fiction. Pour qu’on puisse accorder que ça bouge (immobilité réelle) il faut en même temps réaffirmer que ça ne bouge pas (sensation d’immobilité), c’est-à-dire sauver la phénoménalité de la sensation d’immobilité dans l’un et l’autre point de vue. La sensation d’immobilité est donc, à cet égard, d’autant moins trompeuse qu’une théorie faisant valoir que la terre n’est pas réellement immobile devra, tôt ou tard, rendre compte de cette sensation d’immobilité que chaque terrien ayant les pieds sur terre est susceptible d’éprouver, que la terre soit ou non réellement immobile, qu’il soit ou non physicien. Il ne s’agit donc pas d’un problème logique qui mettrait en scène deux propositions contradictoires l’une par rapport à l’autre – ça bouge, ça ne bouge pas – afin d’exclure l’une des deux, car les deux propositions ne sont pas au même plan.

[Aristarque de Samos] pose comme hypothèse explicative le double mouvement de la Terre autour du Soleil et autour d’elle-même. […] Aristarque n’a pas eu de succès, et l’on ne sait pas pourquoi. On a dit parfois que l’idée du mouvement de la Terre contredisait trop fortement les conceptions religieuses des Grecs. Je pense que ce sont plutôt d’autres raisons qui ont déterminé l’insuccès d’Aristarque, les mêmes sans doute qui, depuis Aristote et Ptolémée et jusqu’à Copernic, s’opposent à toute hypothèse non géocentrique : c’est l’invincibilité des objections physiques contre le mouvement de la Terre.[35]

Parmi ces objections invincibles figure le fait que, dans le cadre de l’aristotélisme, on ne pouvait pas concevoir comment de tels mouvements auraient pu demeurer indécelables et ainsi rendre compte de la sensation d’immobilité. Pour y parvenir, il faudra « changer le système tout entier et développer un nouveau concept de mouvement : justement le concept de mouvement de Galilée »[36]. Un tel basculement ne s’est pas effectué un jour, une fois pour toutes et pour tout le monde, même si l’histoire de son élaboration en est complexe : cette problématique n’a rien perdu de son actualité car c’est toujours à chacun de prendre en charge la réinterprétation – pour autant qu’elle se produise pour lui – et de s’en affecter, éventuellement progressivement et partiellement.

L’insouciant n’aperçoit pas qu’il glisse un effet (sensation d’immobilité) sur une supposition (immobilité réelle), et c’est ce glissement qui détermine l’effet fictionnel : si la terre est immobile (sensation d’immobilité) c’est parce qu’elle est immobile (immobilité réelle). C’est le scalpel de la réinterprétation qui, incisant l’effet fictionnel, dissocie la pellicule phénoménale médiatrice (sensation d’immobilité) de son corrélat (immobilité réelle) en place de non-avoir-lieu. Pour le physicien, en effet, une telle immobilité réelle n’a jamais eu lieu, elle n’a donc jamais eu aucune efficience réelle, de sorte que, le moment venu, la supposition d’une telle immobilité peut être récusée sans aucun risque et sans que rien ne change réellement, puisque le physicien ne fait qu’ôter du non-avoir-lieu. Dès lors, le physicien n’est plus l’otage d’un absolu, et rien ne fait obstacle pour qu’il puisse envisager la sensation d’immobilité comme une sorte d’invariant pour réinterpréter cette sensation à sa façon comme l’effet des contreparties effectives commandées par les théories physiques et cosmologiques en vigueur[37]. Depuis son point de vue, le physicien peut analyser la position de l’insouciant à l’égard de la sensation d’immobilité comme l’équilibre entre un non-avoir-lieu (immobilité réelle) et ce qui se manifeste comme si cela n’avait pas lieu (les contreparties effectives du physicien), ou, en bref, comme l’équilibre entre nullo et come nullo.

Les guillemets de l’« évidence » sont les mêmes que celles de la « croyance », et rappellent le non-avoir-lieu de ce qui est placé entre ces guillemets pour l’insouciant : ce n’est pas un savoir enfoui, dissimulé, effacé ou incarné, ce n’est pas une sieste d’anamnèse, ce n’est pas non plus un palimpseste révélant peu à peu des sédiments anciens, ce n’est même pas une évidence inaperçue, c’est moins encore, moins que rien, il n’en a pas idée, et il n’a pas non plus l’idée qu’il n’en a pas idée, et ainsi de suite sans fin :

La « connaissance » sensible n’a pas à surmonter la régression à l’infini, vertige de l’intelligence, elle ne l’éprouve même pas. Elle se trouve immédiatement au terme, elle achève, elle finit sans se référer à l’infini.[38]

Quand j’étais enfant, ai-je cru à l’immobilité réelle de la terre ? Qu’y avait-il d’autre qu’une « évidence » enveloppant une question dont je n’avais même pas idée (combien d’humains auront vécu et vivront encore sans même en avoir le soupçon ?).[39]

II. Trace

J’ai convoqué « médiation » pour dire ce qui fait articulation entre des interprétations, pour différer un temps « trace » dont les obliques traversent tant de strates, de paysages et d’harmoniques. Question brûlante à force de résistance, chauffée à blanc, qui s’emble d’autant mieux qu’elle semble ici donnée à la sensibilité, mais là soustraite, ou ailleurs ni l’un ni l’autre. Elle hésite et s’écartèle entre un sens étroit tout empirique et un évanouissement silencieux qui signifie l’exact contraire, la trace qu’il y a encore quand il n’y a plus de traces.

Cet accent porté aux médiations laisse supposer une antériorité de la médiation en tant que ce à partir de quoi il y a lieu d’interpréter. Si la médiation est préalablement donnée, ce sont des traces au sens étroit, mais une telle donation n’est pas compatible avec le non-avoir-lieu : comment pourrait-on comprendre que du non-avoir-lieu donne lieu à des traces (au sens étroit) ? Dans le cas contraire, les traces doivent être constituées, ce qui met déjà en jeu de l’interprétation, et c’est ouvrir l’abîme d’une régression sans fin (et peu importe alors que cette constitution soit antérieure aux interprétations que ces traces permettent d’articuler, ou qu’elles leur soient coextensives et façonnées dans le tissage même de l’articulation, ou peut-être même parfois qu’elles en soient aussi l’effet). Autant la supposition d’une donation peut s’accorder à des traces au sens étroit, autant elle obstrue le passage et bloque la question quand il s’agit d’affronter la régression abyssale de la constitution, ce qui implique un arrêt, temporaire parce que toujours révocable, qui puisse en envelopper le reste énigmatique et secret comme si c’était un fond qui, pour un temps, tienne lieu de lieu, vicariance d’il y a, comme s’il fallait partir de rien. Comment ouvrir « trace », ne pas s’en tenir au sens étroit, et l’amener jusqu’à s’articuler avec du non-avoir-lieu ?

9. La trace s’emblant

Le sens étroit de trace serait évident. Trop. Au point peut-être d’anesthésier parfois le souci critique quand on s’attache à en préciser le contour. Ma première réticence est attisée lorsque trace emprunte la forme de l’empreinte, glisse dans le sillage, se disperse en fumées, etc. : la trace comme conséquence d’un tracement et, par métonymie, du cela qui traça. Je ne conteste pas que cet usage étroit de trace ait sa pertinence, en particulier dans toutes les circonstances ordinaires où la forme de la trace, quelle que soit sa phénoménalité, semble exprimer une signature, un sceau, un trait caractéristique, et bientôt un signifiant du cela qui l’aurait imprimé ou tracé, comme un signe enveloppant la connexion métonymique du tracé à sa cause. La trace est alors comprise comme trace-de, s’exposant à une critique analogue à celle du signe, comme s’il fallait encore donner une dernière chance au signe. La connexion métonymique (le de) qui semble faire la soudure entre une trace et son cela pour obtenir une trace-de-cela est déjà l’effet d’une interprétation. Même si on accorde, dans le cas de traces perceptibles, que la trace soit donnée, le de-cela, quant à lui, n’est pas donné, du moins dans la même donation : la trace doit s’enlever, se décoller, se dissocier, etc., du cela pour qu’elle acquière le statut d’une trace-de. Une trace, en ce sens étroit d’une trace-de, se comprend donc comme un effet dont s’affecte l’interprète prenant en charge l’interprétation produisant cet effet de « de », comme si c’était une fiction. En témoigne la possibilité très générale du leurre, qui ne concerne pas que les interprétations assumées par des humains, loin s’en faut.

Ma seconde réticence, qui prolonge à certains égards la première, est attisée par l’idée d’effacement. On comprend très bien la métaphore de l’effacement de traces perceptibles, quelle que soit leur phénoménalité. Mais il arrive deux questions. D’une part, peut-on concevoir l’effacement de traces qu’on n’aurait pas, d’abord, aperçues, ou du moins qui pourraient l’être ? D’autre part, que devient la différence entre (a) un pas-de-trace (de manière imagée : un tracement qui n’a pas eu lieu), et (b) ce qui résulte d’une trace tracée puis effacée, ou qui résulterait d’un tracé qui s’effacerait dans le mouvement même de son tracement[40] ? La métaphore de l’effacement convoque à son tour un de pour produire un « effacement-de-trace », qui pourra être prolongé en un « effacement-de-(la trace-de-cela) », et plus encore, sans fin, si on conçoit qu’on peut encore effacer ce qui résulte d’un effacement.

– mais c’est justement ce qu’il appelle la trace, cet effacement. J’ai maintenant l’impression que le meilleur paradigme de la trace, pour lui, ce n’est pas, comme certains l’ont cru, et lui aussi peut-être, la piste de chasse, le frayage, le sillon dans le sable, le sillage dans la mer, l’amour du pas pour son empreinte, mais la cendre (ce qui reste sans rester de l’holocauste, du brûle-tout, de l’incendie l’encens)[41]

Au sens étroit d’une trace-de, une trace est perceptible, car c’est le de-cela qui doit être constitué comme l’effet d’une interprétation (et non la trace). Mais avec l’effacement, c’est aussi la trace qui doit être constituée comme l’effet d’une interprétation, car seule une décision d’interprétation peut faire la différence entre (a) un pas-de-trace (un non-avoir-lieu [de trace]) et (b) un effacé-de-trace (un avoir-lieu non perceptible [de trace] résultant de l’effacement d’une trace). Le dialogue se poursuit :

– Qu’elle reste pour très peu de personnes, et pour peu qu’on y touche elle tombe, elle ne tombe pas en cendres, elle se perd, et jusqu’à la cendre de ses cendres. En écrivant ainsi, il brûle une fois de plus, il brûle ce qu’il adore encore mais qu’il a déjà brûlé, il s’y acharne et le sens, je veux dire l’odeur du corps, peut-être du sien. Toutes ces cendres, il s’acharne en elles. [FLC 27]

La métaphore de la trace au sens étroit est d’autant plus féconde et diverse dans ses usages qu’elle prend appui sur l’évidence de la perceptibilité, quelle que soit la phénoménalité intéressée, ce qui suggère avec insistance une manière d’objectivité, une donation de la trace dans sa matérialité perceptible (et peut-être la cendre garde-t-elle trace de ce lien, du moins allusivement). C’est aussi, en contrepartie, ce qui en cerne la limitation : quel sens accorderait-on encore à trace quand on ne pourrait l’associer à rien de perceptible ?

10. Retrait

La compréhension la plus rudimentaire de trace au sens étroit met en jeu un support (ou un milieu) matériel qui puisse se prêter à des altérations (ou à des modifications). On perçoit une trace au sens étroit quand on perçoit une forme (le tracé de la trace), comprise comme une altération du support (ce qui résulte du tracement du tracé), et qui soit suffisamment distinguable de ce qui lui fait entour (prégnance de la trace) pour que cet entour joue le rôle d’un fond relativement auquel la trace est jugée suffisamment déterminée et identifiée. Dans les exemples ordinaires, la prégnance d’une trace est d’autant plus forte que le contraste entre fond et trace est lui-même élevé et que le fond qui lui fait entour est lui-même plus régulier : encoche dans une tablette d’argile lissée, trace de pas dans une neige immaculée, tracé d’encre noire sur un papier blanc, cri perçant dans le silence, points saillants du braille, pointe d’amertume dans une crème sucrée, odeur du café dans un matin printanier, etc. L’indication d’une altération annonce déjà le trace-de-cela.

Je vais dire horizontale cette compréhension de trace pour souligner qu’une telle trace est déterminée comme une « variation contrastante » relativement au fond qui l’entoure, comme si c’était un à-plat. Dès qu’on s’éloigne des cas simples ordinaires, cette compréhension rudimentaire de trace tend à s’éloigner de son ancrage perceptible pour agir comme une analogie permettant déjà d’entendre l’articulation entre fond et trace de manière ouverte et dans des contextes comportant des fonds eux-mêmes complexes où le repérage des variations contrastantes peut relever de décisions d’interprétation.

L’expression imagée d’une variation contrastante évoque allusivement non seulement la neurophysiologie de la perception, humaine ou non, mais aussi, bien au-delà, le principe des interactions, au sein du vivant ou non, et on pourra même aller jusqu’à la dissoudre dans la problématique générale de l’information : « tout est trace »[42] [PANPV 69]. C’est dans le contexte de telles variations contrastantes que la question de la trace croise l’expérience du trait :

Quand je dis trait ou espacement, je ne désigne pas seulement du visible ou de l’espace, mais une autre expérience de la différence. […] Je parle du dessin plutôt que de la couleur parce que dans le dessin, […] il y va de l’expérience du trait, de la trace différentielle. C’est l’expérience de ce qui vient poser une limite entre des espaces, des temps, des figures, des couleurs, des tons, mais une limite qui est à la fois condition de la visibilité et invisible. [PANPV 77]

La tension entre condition de visibilité et invisible est peut-être ici nouée un peu trop serré dans la mesure où la visibilité associée au trait (une forme ou une variation déterminée, par exemple) n’est pas aperçue au même niveau que l’invisibilité de la condition de cette visibilité. En desserrant un peu ce nœud, on peut comprendre que le trait décide de l’assignation d’une limite (pose une limite) qui est à la fois condition de la détermination d’une forme ou d’une variation (visibilité [associée au trait]) et inassignable (invisible [comme trait]). Ce dénivelé entre deux niveaux n’est pas sans rappeler qu’est « inaudible la différence entre deux phonèmes, qui seule permet à ceux-ci d’être et d’opérer comme tels » [DIF 5], mais aussi, quoique dans une autre perspective, que c’est grâce à l’espace (blanc, invisible) entre les lettres (noires, visibles) que les lettres peuvent tenir ensemble. Derrida poursuit :

Naturellement, il y a des traits épais comme on dit, des traits qui ont une épaisseur de visibilité, un gros trait noir, mais ce qui fait trait dans ce gros trait noir, ce n’est pas l’épaisseur noire, c’est la différentialité, la limite qui, en tant que limite, en tant que trait, n’est pas visible. [PANPV 77]

Qu’est-ce qui fait trait en dépit de l’épaisseur noire ? Qu’est-ce qui fait comme si c’était un trait ? D’une part, que l’épaisseur noire ne soit pas elle-même regardée comme autre chose qu’un trait (une forme, une région, un aspect, etc.) et, d’autre part, qu’elle soit référée à la décision d’assignation d’une variation à l’endroit d’une limite inassignable (invisible) entre des régions, formes ou aspects autres qu’elle-même. Dès que l’épaisseur noire [d’un trait] est regardée pour elle-même, c’est-à-dire comme une région, un aspect, etc., au même titre que tout le reste, ce trait s’évapore – il n’y a plus de trait –, et se pose de nouveau la question de la limite inassignable (invisible) entre cette région d’épaisseur noire et ce qui lui fait entour. C’est une régression sans fin dont on peut proposer au moins deux arrêts, comme deux manières de l’arrêter. Le premier, on vient de l’examiner, c’est la fiction du trait : la limite invisible est en rôle de non-avoir lieu, le trait en rôle d’effet fictionnel, et la variation contrastante (l’épaisseur noire) en rôle de contrepartie effective. C’est parce qu’on suspend l’interprétation du trait comme autre chose qu’un trait (une région d’épaisseur noire) que le trait – et même plus précisément : l’effet-de-trait – peut fonctionner comme un supplément qui arrête la régression sans fin, mais en dégageant un reste (une limite invisible) associé à une contrepartie effective (variation contrastante). Un second arrêt de la régression sans fin consiste à s’abstenir de vouloir assigner la limite et à la laisser flotter, ce qui conduit à des techniques dans lesquelles tout est fait pour renforcer, en quelque manière garantir, le caractère inassignable de la limite. Par exemple, la technique du sfumato de Léonard de Vinci dont Daniel Arasse synthétise les enjeux :

Au XVIIe siècle, on dit que la grâce c’est le mouvement, et qu’il faut savoir le représenter car il est l’essentiel de la peinture. Mais chez Léonard, ce n’est pas seulement l’essentiel de la peinture, c’est l’essentiel du monde. Le monde est mouvement, le monde n’est que mouvement et les formes fixes ne sont que des conventions. Quand je dis formes fixes, je pense par exemple à l’anatomie : dans les dessins de Léonard les parties de l’anatomie sont fixes, elles sont vraies mais ne sont pas visibles et Léonard le dit très bien. On ne voit pas dans la nature ce qu’il représente dans ses dessins, non seulement parce qu’il synthétise ce qu’il a vu, mais aussi parce qu’on ne voit pas les lignes de contour dans la nature On ne les voit pas, tous les peintres le disent, Goya, Delacroix, et Léonard est le premier à le dire. Alberti le disait déjà, il ne faut pas les voir en peinture, mais Léonard va plus loin, on ne les voit pas dans la nature, même si elles sont vraies. Donc, pourquoi construire un monde à partir de géométries et de lignes alors que le monde n’est que fluidité et passage ?[43]

J’ai cité ce passage en longueur car il montre comment le rapport des traits et des contours (les limites inassignables) peut aussi être mis en œuvre comme un dialogue à distance où les deux approches sont duales, chacune donnant à voir ce qui demeure invisible au regard de l’autre car, dans le sfumato, c’est le trait qui demeure invisible. Dans les études qu’il consacre à la musique, Jankélévitch insiste sur le caractère inassignable du seuil qui sépare le pianissimo et le silence chez Debussy :

Mais le grand génie de l’infinitésimal c’est évidemment Debussy chez qui toutes les transitions différentielles sont représentées entre le pianissimo et le silence.[44]

Entre deux régions de couleurs ou de blancheurs, de musique ou de silence, l’inassignable laisse apercevoir l’hésitation d’une ambigüité entre deux interprétations : on ne sait décider de la fin de l’une ni du commencement de l’autre, et en chaque point ou instant de cette hésitation, chacune des deux peut dire à l’autre « ici, c’est encore moi, ce n’est déjà plus toi », tandis qu’à l’instant d’apercevoir cette hésitation pour la thématiser, c’est déjà la limite entre cette hésitation et ce qui lui fait entour qui s’annonce, elle aussi inassignable, et c’est encore une régression sans fin, et ainsi de suite sans fin. En se tenant en retrait des régions et des formes, en restant abstrait des prégnances figuratives, en se refusant à entrer dans l’hésitation des limites, le trait ne se soustrait au vertige de l’inassignable qu’en se niant comme forme ou région comme s’il était tracé sur un calque qui viendrait se superposer en imposant la variation contrastante de son épaisseur noire. Et peut-être pourra-t-on déchiffrer dans le fond de cette difficulté le filigrane ou l’écho du souci renouvelé de l’articulation entre deux sortes d’approches, les unes plutôt discrètes et les autres plutôt continues, où le balancement plutôt… plutôt… écarte l’opposition figée de termes irréductibles issus d’une disjonction sans reste, pour suggérer une indissociable complémentarité, chacune suppléant à ce qui n’a pas lieu dans l’autre, mais au prix d’une ambigüité irréductible[45], comme le trait précis des dessins d’anatomie ne cesse de dialoguer silencieusement avec les innombrables glacis quasi-transparents du sfumato.[46]

11. Comme si c’était une trace

L’analogie de la trace au sens étroit atteint sa limite lorsque la variation contrastante s’évanouit, et avec elle la différence sensible entre fond et trace, de sorte que la trace va devenir indécelable. Juste avant que cet évanouissement ne soit complet, je peux apercevoir, au moins comme une expérience de pensée, la faible lueur du presque-rien qui retient encore un instant une variation perceptible :

Écoutez plus attentivement ! Le pianissimo bien qu’il soit encore audible, est la forme presque insensible du supra-sensible : il est donc à peine sensible ; à la frontière du matériel et de l’immatériel, du physique et du transphysique, le presque-rien désigne l’existence minimale au-delà de laquelle serait l’inexistence, le rien pur et simple.[47]

À proximité du presque, l’imminence du rien dessine, sous les traits d’un évanouissement, ce qu’un éveil ou un événement devrait franchir en sens inverse. L’évanouissement, en ce sens, n’est pas un amenuisement dans l’à-plat d’une chronologie linéaire et horizontale, mais une manière de tangence dans la verticalité, un « infinitésimal d’incoprésentabilité », pourrait-on risquer. Et peut-être cette « évanessence » parvient-elle à retenir encore un instant ce presque-rien grâce auquel se laisse entrapercevoir ce que c’était.

[le système de la perspective dominant, celui d’Alberti] est concurrencé et même mis à bas par des systèmes radicalement différents, notamment l’abstraction. Avec Carré blanc sur fond blanc, c’est terminé, il n’y a plus de perspective.[48]

Juste avant que cette perspective ne s’évanouisse, je retiens ce trait qu’elle demande un double regard, une double lecture, une double interprétation. D’une part, on ne se laisse prendre dans les rets d’un effet de perspective que pour autant qu’on soit parvenu à occulter ce qui est donné à voir, dessin ou peinture, comme [si c’était seulement] une composition abstraite de traits et de masses colorées en à-plat. D’autre part, l’effet de perspective implique du non montré, du non figuré, le côté des choses qui n’est pas tourné vers nous, comme l’envers d’un décor opaque, ce que je dois imaginer tenu en réserve dans ce qui est figuré comme une condition pour que ce qui est figuré puisse avoir l’aire de se gonfler en volume et ainsi avoir l’air d’une perspective.

La perspective, mise à bas ? Pas si sur. Est-ce si sûr que le carré blanc soit sur un fond blanc[49] ? Si je regarde le tableau comme un à-plat, je vois un carré d’un blanc légèrement bleuté entouré d’un blanc un peu ocré et, au moins en français, le sur de [carré] blanc sur [fond] blanc peut s’entendre quasiment à plat comme lorsqu’on dit ton sur ton. Il reste que le titre n’est pas [carré] blanc entouré de [fond] blanc. Je voudrais seulement changer de perspective, entendre l’invitation parergonale[50] du sur et lui faire droit, mettre le titre en mouvement, jouer encore d’une double interprétation pour regarder le tableau comme si c’était en perspective, un carré blanc sur un fond blanc, non pas comme une représentation à la Alberti, mais comme si c’était un carré qui serait situé devant le fond relativement à mon regard. Admettons. Mais le tableau n’est-il pas le même dans les deux cas ? En quoi y aurait-il changement ? Quelle serait la différence entre blanc entouré de blanc et blanc sur blanc ? La même que celle entre un à-plat et une perspective ! Mais quelle différence dans le cas particulier de ce tableau où il n’y a ni géométrie, ni horizon, ni point de fuite… ? La différence est dans la décision de concevoir qu’il y a ce qui est soustrait au regard, cette partie du fond, tenue en réserve dans le tableau parce qu’occultée par le carré blanc qui vient sur ou devant, cette partie dont je ne sais rien, car rien ne m’oblige à supposer, par exemple, que le fond alentour du carré se prolonge du même blanc sous ou derrière le carré. Le titre compte deux blancs, le blanc bleuté du carré et le blanc ocré de son entour. Mais j’en compte un troisième, le supplément qui reste « en blanc » dans mon imagination – una cosa mentale –, suppléant à ce qui fait défaut dans le tableau, cette part indéterminée du fond qui n’a pas lieu, qui ne peut pas avoir lieu en tant qu’elle serait peinte et visible, mais que je dois « ajouter » comme « soustraite » pour assurer le sur, l’effet fictionnel d’un comme si c’était sur.

Je dirai verticale cette compréhension différentielle de trace : la différence entre ce que je perçois, en tant que fond avec trace, et ce que j’imagine, conçois ou suppose en tant que fond sans trace, ce qu’il y aurait s’il n’y avait pas la trace. Différence verticale entre deux à-plat horizontaux incoprésentables : décider d’une trace, décider qu’il y a trace, c’est d’abord affirmer l’incoprésentabilité des deux à-plats horizontaux, avec trace et sans trace, relativement auxquels la différence – donc aussi la trace – trouve sa détermination. Avant d’être ressaisie, peut-être, dans les rets d’une trace-de, une trace vaut d’abord en tant que trace de l’interprétation qui la constitue telle pour l’interprète qui assume cette interprétation et s’affecte de l’effet de trace qu’il produit. On pourrait dire qu’une trace différentielle n’est qu’à demi-perceptible, non seulement parce que les deux termes de la différence sont incoprésentables, mais aussi parce que l’un est imaginaire tandis que l’autre est perceptible (c’est peut-être une autre manière d’entendre que la trace « n’est ni perceptible ni imperceptible » [O&G 76]). C’est dire aussi qu’une trace différentielle n’est jamais, jamais donnée comme telle à la passivité d’une sensibilité, ce qui signifie ici qu’une trace différentielle se laisse analyser comme une construction fictionnelle : d’une part, l’effet fictionnel est porté par l’analogie avec le sens étroit de trace (une trace [différentielle, verticale] comme si c’était une trace [au sens étroit, horizontale]) et, d’autre part, la contrepartie effective est étroitement liée au mouvement d’interprétation qui fait la différence.

12. L’évanouissement

J’ai esquissé ici, sous la forme d’un apologue, une interprétation « verticale », c’est-à-dire, parmi d’autres possibles, une interprétation qui intègre l’incoprésentabilité en tant qu’elle correspond au point de vue d’un spectateur regardant le tableau. Il ne s’agit pas d’une étude « horizontale » (dimensions d’espacement de la spatialité et de la temporalité) du Carré blanc sur fond blanc, c’est-à-dire une étude chronologique, historique, critique ou technique du tableau[51], qui rappellerait le contexte suprématiste, les intentions de Malevitch, les différentes étapes de la réalisation du tableau, les différentes couches ou dépôts de peinture ou de mine de plomb, etc. Dans le point de vue vertical (dimension d’espacement de l’incoprésentabilité), ce qui est en jeu est d’abord le déploiement des interprétations que je peux associer à ce que je perçois, maintenant, dans le moment contemporain de l’interprétation elle-même : c’est la dimension de la constitution d’une trace différentielle, dimension qui s’impose d’autant plus dans des contextes où je [ne] perçois « rien », c’est-à-dire aucune trace au sens étroit.

Dans le tableau de Malevitch, le léger contraste entre le carré blanc bleuté et le fond ocré est encore perceptible. Mais se taire n’est pas chuchoter, ni parler bas, ni même suspendre un instant le flux des paroles (comment pourrais-je encore m’être tu quand je ne parlais pas ?). Il reste encore à laisser s’évanouir l’exigence d’une variation contrastante perceptible pour délier la trace de l’analogie trop serrée avec la trace au sens étroit. Lorsque tout contraste perceptible s’évanouit, il n’y a qu’une décision d’interprétation pour constituer une trace, et qui puisse, en quelque manière, faire la différence à partir de rien. Cet évanouissement de la variation contrastante en entraîne un autre, celui de la différence perceptible entre pas-de-trace (non-avoir-lieu d’une trace) et trace indécelable (avoir-lieu d’une trace, mais non perceptible). Comment pourrais-je encore me taire si on ne pouvait pas faire la différence entre une absence de voix et une « voix de silence »[52] ? Autant, dans la conception de la trace au sens étroit, la variation contrastante est déterminante au détriment de l’interprétation, autant, dans la conception différentielle, l’interprétation sera d’autant plus déterminante que la constitution de la trace dépendra moins de la perceptibilité.

Fig. 1 – Le mouvement de l’interprétation.

En avant-plan, le tableau que j’intitule Carré blanc sur fond coloré dans son état final qui doit être regardé comme entièrement blanc. C’est à ce tableau que je fais jouer le rôle d’un fond avec trace, même s’il n’y a aucun contraste apparent ni aucune trace au sens étroit qui soit perceptible. Je décide d’imaginer, en arrière-plan, un fond blanc, à l’exception d’une partie centrale colorée – rien ne m’oblige à n’imaginer que des fonds uniformes –, auquel je fais jouer le rôle d’un fond sans trace. Ce fond sans trace est incoprésentable avec le tableau compris comme fond avec trace. J’ai suggéré en pointillés, entre les deux fonds, une interprétation concevable de ce qui donne lieu à ce que je décide de regarder comme une trace [non perceptible] dans le tableau final, à savoir une différence entre ce qui est perçu (en avant-plan) et ce qui est imaginé comme faisant fond (en arrière-plan). Dans cet apologue, on pourrait remarquer que le titre du tableau donne à « voir » (imaginer, una cosa mentale) ce que le tableau ne donne pas à voir (percevoir). Le mouvement de l’interprétation « remonte » en quelque manière vers un fond sans trace imaginé ou supposé, pour ensuite « redescendre » vers le fond avec trace pour recueillir la trace comme une différence, comme s’il s’agissait, pour cette trace, de se manifester : en ce sens, et de manière très générale, le premier moment de l’interprétation « remonte » ce que le second moment va « redescendre » comme s’il s’agissait d’une manifestation[53]. Dans cette analyse, rien n’impose – mais rien n’exclut – de supposer des tracements de traces et/ou des effacements des traces ainsi tracées ; corrélativement, rien n’impose donc – ni n’exclut – de lier une trace à un cela pour la constituer en une trace-de-cela.

Ce schéma de base se prête à de multiples lectures et mises en scène. On peut imaginer qu’il s’agit d’un effacement, comme dans l’œuvre de Robert Rauschenberg, Erased de Kooning Drawing (1953), qui présente une feuille de papier presque vierge, présentée dans un encadrement doré, obtenue par l’effacement méticuleux d’un dessin de Willem de Kooning. On peut aussi imaginer un recouvrement, comme dans les Chroniques de Bustos Domecq[54] où le peintre Tafas, d’une « lointaine origine musulmane », contourne les interdits de représentation du « “Coran de Mahomet”, pour ne rien dire des juifs russes de la rue Junin » :

Il peignit d’abord avec une fidélité photographique des vues de Buenos Aires […]. Il ne les montra à personne […]. Il les effaça ensuite avec de la mie de pain et de l’eau du robinet. Il les recouvrit enfin d’une couche de cirage jusqu’à ce qu’ils devinssent complètement noirs. Mais il eut le scrupule de conserver à chacune de ses toiles, qui étaient devenues toutes semblables et d’une noirceur identique, son nom exact, et vous pouviez lire dans la salle d’exposition, Café Tortoni ou Kiosque aux cartes postales.

Avant les œuvres de Malevitch, de Rauschenberg, de Klein et de bien d’autres, l’idée du monochrome attisait déjà les sarcasmes autant qu’elle a inspiré les penseurs ou les humoristes, en témoigne, par exemple, l’Album Primo-Avrilesque d’Alphonse Allais[55].

Une autre mise en œuvre du schéma consiste à recueillir un non-avoir-lieu comme trace. Par exemple : une amie devait venir me rejoindre à la Philharmonie, mais sa place est restée inoccupée ; le fond sans trace est constitué par mon attente que mon amie assiste au concert et soit assise à sa place ; mais je constate – c’est le fond avec trace – que la place est demeurée inoccupée. Je ne peux guère imaginer quelque tracement ou effectuation, parce qu’il me faudrait accorder que ce soit un non-avoir-lieu qui ait effectué ce « demeurer inoccupée » de la place que je recueille comme trace (et ce n’est pas non plus un tracement suivi d’un effacement, comme si elle était venue quelques instants puis repartie aussitôt). C’est mon attente et mon interprétation qui déterminent le fond sans trace relativement auquel je peux constituer, par différence, ce qui fait trace dans le fond avec trace perçu : elle n’est pas venue. Dès lors qu’on n’associe pas une trace à l’accomplissement d’un tracement, mais plutôt à l’interprétation qui constitue la trace comme une différence à demi-perceptible, on franchit le pas qui ouvre la trace au non-avoir-lieu d’un tracement, c’est-à-dire à la possibilité de recueillir comme trace – en analogie avec une trace au sens étroit – ce qui n’a pas lieu, la trace de ce pas, et qui, au regard de la trace au sens étroit, ne serait rien de perceptible, rien d’autre, précisément, qu’un pas-de-trace.[56]

13. Réinterpréter (2)

Ce détour par l’imperceptible invite à faire retour sur la trace au sens étroit qui semble ne pas requérir d’interprétation, comme si l’interprétation était en quelque manière diluée dans l’évidente supposition d’un entour prolongé sous la trace de telle sorte que le contraste avec le fond soit suffisant pour que sa prégnance s’impose. On peut donc réinterpréter une trace au sens étroit en à-plat (fig. 2 ci-dessous, schéma 1, à gauche) dans l’approche différentielle : il suffit d’imaginer (schéma 2, à droite) un fond sans trace obtenu simplement par prolongement, au lieu de la trace, de l’entour de la trace tel qu’il apparaît dans le fond avec trace perçu :

Fig. 2 – Réinterprétation de la trace au sens étroit.

Certes, au quotidien, dans la plupart des cas, nos pratiques et nos habitudes, tant sociales que perceptives et cognitives, nous dispensent de ces exercices d’interprétation différentielle, et les merles noirs n’ont pas attendu d’avoir lu le texte que je suis en train d’écrire pour surveiller le cerisier et savoir ne picorer de leur bec jaune piquant que les cerises grenat à pleine maturité toutes gonflées de sucre. Grâce à cet exemple très simple, je voudrais attirer l’attention sur le fait qu’une réinterprétation fonctionne à double sens, de sorte que le comme si se laisse lui aussi comprendre en un double sens. On utilise ici le fond avec trace, tel qu’il est perçu, comme la médiation articulant les interprétations. Ces deux sens ne sont pas symétriques, car, dans le sens 1→2 (voir fig. 2), la réinterprétation dépasse, amplifie ou généralise en ce sens qu’on regarde une trace en à-plat (schéma 1, à gauche) comme si c’était seulement un cas particulier de trace différentielle (schéma 2, à droite) ; au contraire, dans le sens inverse 2→1, la réinterprétation réduit, appauvrit, simplifie, aplatit, etc., en ce sens qu’on regarde une trace produite par une interprétation différentielle (schéma 2) comme si c’était seulement une trace en à-plat (schéma 1). Corrélativement, les rôles s’échangent : dans le premier sens 1→2, c’est l’approche différentielle qui joue le rôle d’un effet fictionnel, et l’analyse en à-plat celui d’une contrepartie effective (c’est l’exemple des merles) ; dans le sens inverse 2→1, c’est la trace en à-plat qui joue le rôle de l’effet fictionnel, et c’est l’interprétation différentielle qui joue le rôle de la contrepartie effective (c’est l’exemple de Carré blanc sur fond blanc). On notera que les deux sens de basculement ne sont pas non plus équivalents, car si toute trace perceptible au sens étroit en à-plat peut être réinterprétée comme une trace différentielle, l’inverse ne se vérifie pas.[57]

14. Abîme

Dans cette étude de la trace différentielle, j’ai raisonné comme si le fond sans trace pouvait valoir en tant que terme premier pour la constitution de la différence. Ce fond sans trace est certes seulement hypothétique, mais il est clair que, quelle que soit l’hypothèse de ce fond, même s’il est supposé uniforme, rien n’empêche de l’interpréter, à son tour, comme s’il s’agissait d’un fond avec trace associé à une trace différentielle imperceptible relativement à un autre fond sans trace, et ainsi de suite, sans fin. Cette ouverture au sans fin est liée au fait que l’approche différentielle permet de réinterpréter des fonds quels qu’ils soient, quand bien même ils seraient sans trace perceptible au sens étroit des traces en à-plat, comme si c’était des fonds avec trace (c’est l’exemple du carré blanc sur fond coloré, fig. 1). C’est une problématique régressive qui ouvre l’abîme de l’impossibilité qu’il y ait un fond qui soit premier, ultimement sans trace ou absolument originaire, pas même « le vide papier que la blancheur défend »[58], pas même le secours de quelque infini qui le somme et l’accueille dans le repos lointain de son horizon. Il n’y a donc non plus aucune trace ultimement première ou absolument originaire qui pourrait venir dans le premier matin d’un fond absolument originaire qu’il n’y a pas.

Mais si le motif régressif est sans fin en son principe, on ne peut le mettre en œuvre et le rendre praticable, à des fins différentielles, par exemple, qu’à la condition de décider d’un arrêt, en l’occurrence d’une hypothèse de fond, arrêt toujours révocable par l’effet du motif régressif lui-même, et se tenant au milieu de l’abîme, en-deçà de quoi reste l’abîme inépuisable qui, en quelque manière, le porte. Si tout ce qui est appelé à faire office de fond n’assume son mandat qu’à voiler ou envelopper (et peut-être représenter) l’abîme qui l’y porte, c’est en tant qu’il tient lieu de ce fond qu’il n’y a pas. Et il ne peut en tenir lieu qu’à être regardé comme si c’était un fond sans trace, au sens étroit de la trace en à-plat, comme si c’était un fond qui soit premier, non révocable et délié de cet abîme différantiel. Incertain comme si : le leurre du fond – à défaut de certitude.

Il y a dans le cogito cartésien, certitude première (mais qui, pour Descartes, repose déjà sur l’existence de Dieu), un arrêt arbitraire, qui ne se justifie pas par lui-même. […] En réalité, dans le cogito, le sujet pensant qui nie ses évidences, aboutit à l’évidence de cette œuvre de négation, mais à un niveau différent de celui où il a nié. […] C’est un mouvement de descente vers un abîme toujours plus profond et que nous avons appelé ailleurs il y a, par-delà l’affirmation de la négation.[59]

III. Événement

15. Verticalité

Imaginer l’incoprésentabilité comme verticale, par opposition à l’à-plat horizontal des deux dimensions de la spatialité et de la temporalité, est une manière de suggérer que ce qui peut être déployé dans cette verticalité ne peut être réduit à cet à-plat horizontal sans s’y abolir en quelque manière, que ce soit en tant qu’il s’y manifeste, s’y projette, s’y condense ou s’y consume : traces énigmatiques ou imperceptibles. Ce que figure l’image de la verticalité, c’est cette une en plus, une dimension ajoutée en tant que soustraite, une dimension en plus de l’à-plat horizontal, quel que soit le nombre de dimensions déjà agglomérées dans cet à-plat. Dans une camera obscura, aussi bien que dans l’œil, seuls les rayons lumineux qui passent à travers l’unique point d’ouverture (ou la pupille) forment l’image obtenue, inversée, sur le fond opposé à ce point (ou sur la rétine), et plus l’ouverture sera petite, et plus l’image sera nette. L’effet de représentation d’une perspective comme celle d’Alberti s’apprécie dans la comparaison entre ce que notre perception visuelle perçoit (dans les trois dimensions ordinaires) et ce que propose l’image (sur les deux dimensions d’un plan)[60]. Si la perte d’une dimension conditionne la possibilité d’une réduction à l’à-plat d’une image, elle impose en contrepartie un effet de limitation : la représentation est liée à un point de vue, qui résonne ici en écho comme ce qui n’est point vu, car l’image obtenue ne recueille, de ce qui est situé devant la chambre noire (ou situé devant nous), que ce qui est tourné vers elle (ou vers nous).

L’analogie de la perspective permet déjà de suggérer ce que peut signifier la verticalité comprise comme une dimension en plus de l’à-plat horizontal (spatialité et temporalité) ; mais cette verticalité excède l’analogie en ce sens que cette dimension verticale est toujours en plus, et qu’on peut seulement la supposer soustraite ou évanouie dans l’à-plat horizontal, c’est-à-dire qu’on ne peut rien faire d’autre ni de mieux que de l’inventer, l’élaborer ou la découvrir en interprétant les traces – perceptibles ou non – que nous décidons de lui associer. On a reconnu, dans la figure d’une verticalité ajoutée comme soustraite, le motif du mouvement de l’interprétation déjà croisé dans l’étude des traces (voir fig. 1). Cette verticalité, qui correspond à l’incoprésentabilité, participe de ce qui empêche que tout soit donné tout d’un coup. Elle signifie ainsi que toute assignation d’à-plat est une manière de situer cette assignation relativement à cette verticalité, non pas comme une altitude qui serait mesurée absolument en référence à un sol lui-même absolument originaire (qu’il n’y a pas), mais de manière différentielle, comme l’aviateur sait que l’aiguille de l’altimètre indique la différence entre la pression de l’air observée dans l’avion et une pression servant de référence. Ce qu’il convient d’entendre ici : cette verticalité figure ce qui, indissociablement, intervient comme une condition de la possibilité de cet à-plat et s’impose à lui comme un effet de limitation.

16. Défaut

L’analogie de la perspective laisse apercevoir que la supposition d’une dimension en plus d’un à-plat est indissociable de la supposition d’un reste (reste à montrer, reste à enregistrer, reste à dire, etc.) se manifestant comme un défaut au niveau de l’à-plat, défaut qui, lui aussi, doit être ajouté en tant que soustrait dans cet à-plat, faute de quoi cette supposition d’une dimension excédentaire serait éliminable, puisque rien – du moins à l’égard de ce défaut – ne viendrait s’opposer à sa complète manifesteté ou résorption dans cet à-plat-là. La difficulté d’approcher ce qui fait défaut est donc double : d’une part, en tant qu’ajouté comme soustrait dans l’à-plat, il doit demeurer indécelable, imperceptible, etc., relativement à cet à-plat ; d’autre part, il joue deux rôles indissociables, articulés l’un à l’autre comme le recto et le verso d’une feuille de papier, le rôle d’une condition de possibilité à l’égard de la dimension excédentaire, pour la raison qu’il en empêche la résorption dans l’à-plat (et donc à cet égard s’en porte garant), mais aussi, exactement pour la même raison, celui d’un effet de limitation (ou de reste) qui se manifeste comme ce défaut, et qui participe de ce qui empêche que tout soit donné tout d’un coup, du moins dans cet à-plat.

Dans le cas de la perspective, seul celui qui veut voir un dessin ou une peinture comme une représentation en perspective (et non comme un à-plat de traits et de masses colorées) « voit » ce qui y fait défaut : l’autre côté des choses, celui qui n’est pas tourné vers nous ou vers le point de vue de la perspective. Dans l’interprétation verticale que j’ai proposée de Carré blanc sur fond blanc, il n’y a de retrait du fond blanc sous ou derrière le carré blanc que pour qui veut entendre l’invitation du sur comme si c’était une perspective. Dans le cas du cinématographe, où le mouvement joue le rôle de la dimension excédentaire, seul celui qui veut voir une inscription de mouvement dans une suite linéaire de photogrammes, peut « voir » que c’est précisément l’inscription du mouvement qui fait défaut dans l’à-plat médiateur de la pellicule ; et lors de la projection, c’est au spectateur qu’il revient de prendre en charge la contrepartie effective – processus neuro-perceptifs, cognitifs et d’interprétation – de ce qui n’est pas enregistré, ni a fortiori perceptible, pour synthétiser des effets de mouvement qu’il n’aura jamais perçu mais dont il s’affectera[61]. Dans le cas du langage, quelle que soit la modalité médiatrice de l’à-plat des traces asémiques (voisée, graphique, gestuelle, etc.), c’est la dimension sémique qui est excédentaire, de sorte que c’est à qui veut donner sens à ces traces de prendre en charge, en tant qu’interprétation produisant les effets de sémie dont il s’affecte, la contrepartie effective de ce qui fait défaut comme trace.

Ces quelques exemples suffisent pour souligner que ce qui fait défaut dans l’à-plat n’est pas imputable à la phénoménalité ou à la matérialité des milieux médiateurs – ce qu’on dira en bref, quoique métaphoriquement et improprement, les supports – mais au principe même du mouvement d’une interprétation qui, dans un premier moment, « remonte » en tant que décision ou volonté d’interprétation, ce qu’au second moment, elle « descend » comme manifestation, tracement ou représentation (comme dans la fig. 1). C’est lors de la « descente » que le reste est déterminé comme retenu en réserve dans le mouvement même de cette manifestation (tracement, représentation, etc.), et c’est ce reste qui, au plan de la médiation, se manifeste (se trace, se représente, etc.) comme ce qui fait défaut, et c’est en ce sens qu’on pourra dire que ce qui fait défaut est adossé à la manifestation (au tracement, à la représentation, etc.). Le subtil scalpel de la réinterprétation sépare ainsi la médiation (ce qui articule les interprétations et qui procure un avoir-lieu pour ce qui fait défaut en tant qu’il témoigne de la dimension excédentaire), et le milieu médiateur empirique (la consistance matérielle des traces de la médiation, ce qu’on dit un support pour faire bref : molécules d’air, papier de chiffon, signaux électroniques, etc.).

17. Introuvable

À l’égard d’un à-plat, la détermination majeure de la médiation est la corrélation entre ce qui fait défaut et la dimension excédentaire, tandis que les supports, potentiellement multiples, ne sont choisis que pour autant qu’ils conviennent aux autres caractéristiques de la médiation. Pourquoi seulement aux autres ? Pour la raison que ce qui fait défaut n’est tel qu’ajouté comme soustrait au plan de la médiation ! Le scalpel de la réinterprétation procède ainsi à une sorte d’incision fictionnelle qui sépare ce qui fait défaut, au plan de la médiation, et son corrélat, au plan empirique du support, comme non-avoir-lieu : c’est déjà (ou encore) le schéma d’une construction fictionnelle. De manière concise, on pourra dire : quant à ce qui fait défaut au plan de la médiation, rien ne manque au plan des supports. D’une part, ce qui fait défaut n’est pas imputable à l’empiricité du milieu médiateur. Ainsi, par exemple, le fait que l’autre côté des choses fasse défaut dans une perspective n’est évidemment pas imputable au support (papier, toile, ou autre) ; le défaut d’une inscription du mouvement n’est imputable ni à la photographie, ni aux pellicules, ni non plus aux dispositifs électroniques qui remplacent l’argentique ; le fait que le sens d’un dire voisé ne se trace pas comme tel n’est imputable ni aux molécules de l’air ambiant, ni aux téléphones ; de même le fait que le sens d’un écrire graphique ne s’inscrive pas comme tel n’est imputable ni à l’argile, ni au papyrus, ni au papier de chiffon, ni aux dispositifs électroniques habituels ; etc. D’autre part, ce qui fait défaut, au plan médiateur, a pour corrélat, au plan empirique, un non-avoir-lieu, et non pas un trou (un vide, une lacune, une béance, un gouffre, un abîme, etc.) qui serait manifeste, perceptible, objectivable, etc. Dire que rien ne manque au plan empirique des supports signifie : ce qui fait défaut [au plan médiateur] ne fait pas trou [au plan du milieu médiateur empirique des supports].

Dans le cas d’une perspective à la Alberti, le côté des choses opaques qui n’est pas tourné vers nous fait défaut en ce sens qu’il n’est pas peint. Pourtant, ce qui fait défaut ne fait pas trou dans la toile ou le dessin. Comment comprendre cela ? Parce que la place est déjà prise ! Par quoi ? Par la peinture du côté tourné vers nous des choses opaques, c’est-à-dire par ce grâce à quoi l’interprétation trouve prise pour décider d’une perspective, et ainsi « voir » ce qu’elle ne peut pas voir. On pourrait même aller jusqu’à remarquer que si ce qui fait défaut (au plan de la médiation) faisait trou (au plan du support), c’est le côté tourné vers nous des choses opaques qui ne serait pas peint (il « tomberait en trou »), de sorte qu’il n’y aurait pas non plus de prise pour une interprétation qui voudrait affirmer l’existence d’un côté non tourné vers nous pour des choses qui ne seraient même pas peintes, et il n’y aurait donc rien qui fasse défaut, ni non plus, par conséquent, rien qui doive faire trou. Dans le cas du dire ou de l’écrire, quelle qu’en soit la modalité (voisée, graphique, gestuelle, etc.), la place est déjà prise par les traces : une trace doit d’abord assumer sa manifesteté (une trace comme résultant de son tracement, ou éventuellement de sa constitution différentielle), ce qui occupe la même place que la trace prise dans un effet de sémie (la trace comme trace-de-cela). C’est peut-être dans le cas du signe que cette articulation est la plus nette : le côté du signifié est, au côté du signifiant, ce que l’autre côté non peint des choses (ce qui fait défaut sans faire trou) est au côté tourné vers nous et qui est peint[62].

Ces remarques permettent peut-être de mieux comprendre pour quelles raisons le recours à des vocables comme manque, vide ou rien, par exemple, peut devenir problématique dès qu’on les échange les uns avec autres et qu’on les laisse glisser aux différentes places dont j’ai proposé une possible mise en perspective, en particulier les places du reste, du défaut et du trou. Et peut-être parfois, dans certains usages, ces vocables sont aussi convoqués pour signifier l’articulation de ces trois places, la troublante articulation entre un reste (au plan de la dimension excédentaire) qui se manifeste comme ce qui fait défaut (au plan de la médiation) sans pour autant faire trou (un non-avoir-lieu au plan empirique des supports) : un manque qui ne manque pas, un vide qui n’est pas vide, un rien qui n’est pas rien, etc.[63]

18. Exister

Comme je l’ai déjà souligné, une réinterprétation implique un changement d’interprétation, ce qui suppose qu’on prenne appui sur une ambiguïté et qu’on en joue comme d’un pivot autour duquel articuler ces interprétations. La corrélation entre un défaut [au plan de la médiation] qui ne fait pas trou [dans l’empirie] et une dimension ajoutée en tant que soustraite [dans l’à-plat] peut jouer comme une telle ambiguïté quant aux positions d’acceptation ou de refus à l’égard de ce défaut et de cette dimension, puisqu’elle signifie en particulier que ce qui fait défaut est aussi ce qui pourrait en apporter un témoignage, une preuve ou une garantie. Autrement dit, relativement à l’à-plat où la discussion se joue, il ne peut y avoir ni preuve ni réfutation de la supposition qu’il y aurait ou qu’il n’y aurait pas un tel défaut, une telle dimension et leur corrélation. Il ne s’agit pas de viser, d’atteindre ou de dépeindre quelque structure ou entité métempirique, mais de proposer un schéma d’interprétation, qu’on décide ou non d’appliquer, qui se laisse apercevoir comme une construction fictionnelle dans laquelle le trou [introuvable] est en place de non-avoir-lieu, le défaut et la dimension excédentaire en place d’effet fictionnel, tandis que les contreparties effectives auront pour tâche de faire exister cette dimension, c’est-à-dire de faire comme si ce défaut et cette dimension « existaient ». Il faut aussitôt souligner que ce faire comme si n’est pas une manière de simulacre ou d’imitation qui viendrait en second à l’égard d’une « existence » qui serait déjà assurée de soi, car cet exister ne peut se voir attribuer d’autres détermination et effectivité que celles d’un faire comme si, c’est-à-dire un faire des contreparties effectives en tant qu’associées au comme si des effets fictionnels. Par conséquent, dans le cadre de ce schéma, un tel exister ne suppose ni n’implique aucune présence, extériorité, transcendance, métempirie, ni aucun dehors ; a fortiori, ce schéma ne sous-entend ni ne met en œuvre aucun accès, ni aucune proximité ou immédiateté à l’égard de telles résidences ou entités et, à cet égard, il s’accorde au principe de l’asémie des traces : il n’y a d’effets de sémie que comme effets d’interprétations effectives. Le recours au mode infinitif – exister – souligne que cet exister n’est rien d’autre ni rien de plus que l’effet fictionnel résultant du faire comme si de contreparties effectives.[64]

Une extrême prudence s’impose donc ici quant à l’exister et aux lectures qu’on peut donner à un tel schéma. Comme les exemples l’ont clairement montré, le schéma de la corrélation entre défaut de trace et dimension excédentaire peut être appliqué à des contextes très divers, aussi bien pratiques et théoriques que fondamentaux, transcendantaux et métaphysiques ; et en outre, il peut être appliqué aussi bien dans le sens d’une manifestation (aspect « descendant » du mouvement d’interprétation), que dans celui d’une élévation (aspect « montant » du mouvement d’interprétation). Dans le cas du cinématographe, par exemple, le mouvement (dimension excédentaire) ne s’inscrit pas comme tel sur la pellicule (côté manifestation, le mouvement fait défaut), mais lors de la projection, c’est quand même à partir de cette pellicule, via le dispositif de projection, que les spectateurs peuvent synthétiser un effet de mouvement (côté élévation, c’est grâce à ce qui fait défaut[65] que la pellicule peut être interprétée comme un effet de mouvement référé à la dimension excédentaire). Cette remarque se transpose au cas de la perspective où un dessin peut utiliser les principes de la perspective pour produire un effet de spatialisation sans qu’il doive résulter de la représentation d’une véritable scène en trois dimensions. Cette remarque se transpose aussi aux effets de sémie où le vouloir-dire d’un dire ne s’inscrit pas dans les traces asémiques (côté manifestation), quoique ce soit à partir de ces traces qu’il faille interpréter si on veut donner sens à ces traces en tant qu’effet de sémie (côté élévation).

Cependant, les divers exemples que j’ai mobilisés pour donner quelque chair au schéma sont à double tranchant et peuvent induire un effet trompeur quand ils nous donnent à imaginer que nous pourrions avoir d’abord un accès plus ou moins immédiat à des originaux dont les réalisations, les manifestations ou les représentations médiées seraient ensuite autant d’approximations dégradées, corrompues et parfois bricolées : l’exemple de la perspective d’Alberti suppose implicitement que chacun puisse se promener dans l’espace qui vient s’aplatir dans la représentation, et l’analogie de l’aveugle présente une difficulté comparable quand elle est mobilisée par ceux qui voient ou qui ont vu. Il s’agirait plutôt de renverser ces analogies pour faire valoir des « contre-perspectives » dans lesquelles on ne connaît qu’un à-plat de traces – perceptibles ou non – de sorte qu’on doit, à partir de ces traces et depuis cet à-plat, imaginer à la fois les « paysages » et les « procédés d’une perspective » grâce auxquels ces « paysages » pourraient être recueillis comme ces traces dans cet à-plat. L’insistance avec laquelle je souligne l’indication d’une dimension ajoutée en tant que soustraite renvoie à l’incoprésentabilité et à ce dont on n’a pas idée : nul n’a encore jamais « vu » ces « paysages » de la verticalité qui ne sont jamais que les « paysages » de ce dont on n’a pas idée. L’interprétation ne peut être ni une mimesis ni une anamnèse ; elle procède à partir de traces qui sont données (traces au sens étroit) ou qu’elle constitue ou contribue à constituer (traces différentielles) ; elle veut ajouter à l’à-plat de ces traces l’ampleur d’une verticalité qu’elle n’a jamais contemplé et qu’elle veut inventer, imaginer ou déchiffrer depuis la texture chiffonnée des traces. Faute de la décision d’affirmer un défaut qui ne fait pas trou, l’à-plat des traces pourrait à loisir abraser l’expansion d’une ampleur imaginaire par avance aplatie dans le trompe-l’œil d’une verticalité de pacotille[66].

19. Séparer

Donner l’accent majeur aux traces et aux interprétations dans le contexte de la supposition d’une dimension excédentaire conduit à prendre quelque distance par rapport aux constructions qui s’en remettent à la supposition d’une scission entre « empirie » et « métempirie » : toute la difficulté se reporte sur une relative porosité entre les deux termes de la scission, porosité inévitable, sauf à reconnaître que la scission a viré vers un pas-de-rapport. Les noms, les figures et les modalités de cette porosité structurale sont multiples : l’immédiateté, le signe, les anges, la grâce, l’inspiration, l’appel, la révélation, les voix, la représentation, etc. Décider – je souligne – de penser la supposition d’un dehors comme la supposition d’une dimension excédentaire corrélative d’un défaut qui ne fait pas trou, ce n’est pas trancher pour ou contre telle ou telle position de croyance relative à l’« existence » d’un dehors, car c’est seulement affirmer ou réaffirmer qu’il n’y a de liberté à l’égard de la thèse d’un tel dehors que comme le défaut de tout témoignage, de toute garantie, de toute certitude, de toute évidence, de toute preuve, et, plus généralement, de tout argument qui serait de nature à restreindre cette liberté dans un sens ou dans l’autre, aussi bien pour démontrer que pour récuser l’« existence » tout autant que la « non-existence » de ce dehors. En son principe, le schéma de la corrélation ne dit rien d’autre quand il propose de comprendre que la supposition, au niveau de l’à-plat, d’un défaut qui ne fait pas trou – une trace non perceptible – conditionne la possibilité d’une dimension excédentaire relativement à cet à-plat, comprise « verticalement », c’est-à-dire incoprésentable avec cet à-plat.

Mais dire cela, c’est dire que la triple supposition d’une dimension excédentaire, d’un défaut qui ne fait pas trou et de leur corrélation est déjà une construction fictionnelle qui procède d’une interprétation et qui requiert la contrepartie effective d’un faire comme si. Appliquer ce schéma d’interprétation est ainsi une manière de « traduire », par réinterprétation et différence de points de vue, ce qui, dans un point de vue, est compris en tant que croyance ou adhérence, comme des constructions fictionnelles associées à des contreparties effectives dans un autre point de vue. Évidemment, cette traductibilité n’est envisageable que pour autant que les éventuels dehors soient démunis de tout ce qui pourrait intervenir dans l’à-plat des traces pour prouver ou récuser leur « existence » aussi bien que leur « non-existence ». Autrement dit, la liberté à l’égard de ces dehors est une condition de la possibilité de cette « traductibilité ». On comprend que l’accent donné aux traces et à l’interprétation conduise à récuser l’efficience supposée du logos et du signe quant à leurs potentialités de communication avec les dehors, comme Derrida le souligne dans un passage déjà cité :

Ce logos absolu était dans la théologie médiévale une subjectivité créatrice infinie : la face intelligible du signe reste tournée du côté du verbe et de la face de Dieu. [DG 25]

La perspective de la trace déçoit tout espoir d’immédiateté ou de porosité à l’égard des dehors : depuis cette perspective, aucun logos ou signe, ni aucun autre procédé n’a jamais pu jouir d’une telle immédiateté ou porosité, quoi qu’on ait pu croire. C’est une séparation en un sens qui pourrait recroiser celle qui est impliquée dans l’idée de Levinas d’un être séparé :

On peut appeler athéisme cette séparation si complète que l’être séparé se maintient tout seul dans l’existence sans participer à l’Être dont il est séparé – capable éventuellement d’y adhérer par la croyance. La rupture avec la participation est impliquée dans cette capacité. On vit en dehors de Dieu, chez soi, on est moi, égoïsme. L’âme – la dimension du psychique – accomplissement de la séparation est naturellement athée. Par athéisme, nous comprenons ainsi une position antérieure à la négation comme à l’affirmation du divin, la rupture de la participation à partir de laquelle le moi se pose comme le même et comme moi. […] C’est certainement une grande gloire pour le créateur que d’avoir mis sur pied un être capable d’athéisme, un être qui, sans avoir été causa sui, a le regard et la parole indépendants et est chez soi.[67]

L’approche par la trace [telle que proposée ici] n’a rien à dire ni pour ni contre l’« existence » des dehors ; elle ne doit donc rien engager dans les débats selon les disjonctions en à-plat du pour et du contre, du vrai et du faux, de la croyance et de l’illusion, etc., mais au contraire tout tenter pour traduire et réinterpréter, depuis sa perspective, les points de vue qui sont différents du sien.

Interpréter, c’est forcément agir sur la destinée des individus et du monde ; c’est donner à cette destinée un cours nouveau, en prendre l’absolue responsabilité et être prêts à en subir les conséquences et à en payer le prix.

Aussi, interpréter le Livre c’est, d’abord, s’élever contre Dieu afin de soustraire voix et plume à Son pouvoir. Il faut nous défaire de la part divine qui est en nous, dans le but de rendre Dieu enfin à Lui-même et jouir souverainement de notre liberté d’homme.[68]

La séparation me fait libre maintenant, de sorte que c’est aussi et d’abord maintenant qu’elle me fait responsable. Ce n’est donc pas le moment de tourner la face vers les lointains dehors qu’aucune sensibilité ne peut effleurer, car seules les contreparties effectives que nous prenons en charge maintenant peuvent leur procurer l’efficience que nous pouvons envisager maintenant de leur reconnaître et de leur attribuer :

L’éthique se trouve ainsi exceptionnellement proche de cette théologie [du Nom], conformément au mot du prophète (Jérémie, 22, 10) : « Faire droit au pauvre et au malheureux – voilà certes ce qui s’appelle me connaître, dit l’Éternel ». L’éthique n’est pas le préalable ou le corollaire du religieux – il en est l’intimité ultime.[69]

Dans la perspective proposée ici, l’idée d’une séparation participe d’un schéma d’interprétation applicable de manière diverse à des contextes eux-mêmes divers, de sorte que c’est à chaque cas d’application qu’il appartient de préciser le sens des places et des articulations du schéma. Dans le champ de l’institutionnalité, aussi bien juridique qu’étatique, Pierre Legendre souligne à maintes reprises les enjeux de la construction d’un écart instituant une place vide :

Quelque chose, à quoi nous ne prêtons pas suffisamment attention et que toute mise en scène liturgique ou rituelle propose comme supposition première au sujet entrant dans son théâtre, se trouve, si j’ose dire, massivement notifié. Il s’agit de la condition sine qua non, condition sans laquelle le prodige ne serait pas ni ne produirait ses effets : la construction de l’infranchissable distance, de l’écart irréductible, d’un vide que rien ne saurait combler.[70]

En commentant le récit de sa visite à Jorge Luis Borges, Legendre laisse apercevoir de manière très synthétique l’enjeu des fictions et des représentations :

Rendant visite à Borges à Buenos Aires, nous en vînmes à mes écrits et j’eus à lui faire lecture d’un texte intitulé « Haute Mère ». L’aveugle alors me conduisit dans la chambre de sa mère morte, et près du Lit monumental eut lieu un échange insolite. Aujourd’hui, cette scène mythologique me revient toujours neuve à la mémoire, et je l’évoque ici pour montrer ce que veut dire le lieu de l’éblouissement, à la fois scène intérieure de l’homme et théâtre extérieur de la place vide, lieu où chacun vient, pour l’habiter, y adosser son être et commémorer l’absence et la négativité, si je puis dire en le peuplant d’objets-emblèmes qui nous parlent en silence. […] on peut concevoir qu’à l’échelle macroscopique d’une société fonctionne aussi, sur un mode public complexe mais structuralement homologue, la scène fantastique du lieu de l’éblouissement, appelant contes, narrations mythologiques, espaces d’écriture où se déplacent les signes qui sont des masques. Pour rendre possible la vie de la représentation, la vie tout court, l’humanité doit en passer par là, par la domestication du Rien et les célébrations de la place vide peuplée d’objets-emblèmes ou mise en scène comme forme emblématique pure ; de ce fantastique épuré, témoignent les architectures religieuses enserrant le vide.[71]

Le schéma de la corrélation entre une dimension excédentaire et un défaut qui ne fait pas trou permet peut-être de mieux apercevoir comment un espacement (un blanc, un vide, une place vide, etc.) peut tantôt signifier un dehors, quand on emprunte au signe [la supposition de] sa face intelligible, et tantôt figurer le défaut corrélatif d’un dehors, non en le présentant directement comme tel, ce qui est impossible puisque le défaut doit demeurer imperceptible en tant qu’il ne fait pas trou, mais en le figurant indirectement sous les traits d’un espacement, qui lui serait consacré, et qui tienne lieu d’un trou que, justement, il n’y a pas. Dans l’espace des écritures, cela ne change rien – ou presque[72] :

[…] le tout sans nouveauté qu’un espacement de la lecture. Les « blancs », en effet, assument l’importance […][73]

On pourrait transposer à vide et à rien ce que j’ai dit plus haut de manque quand on les laisse glisser aux différentes places du schéma. Mais l’ambigüité qui en résulte appartient peut-être à la mise en scène requise par ces célébrations.[74]

Rien derrière les rideaux. D’où la surprise ingénue du non-juif quand il ouvre, quand on le laisse ouvrir ou quand il viole le tabernacle, quand il entre dans la demeure ou dans le temple et qu’après tant de détours rituels pour accéder au centre secret, il ne découvre rien – que le rien.

Pas de centre, pas de cœur, un espace vide, rien.[75]

20. Qu’arrive-t-il ?

Introduite comme une dimension de l’espacement du « pas tout, tout d’un coup », l’incoprésentabilité participe d’une certaine temporalisation, qu’on pourrait dire oblique, en prolongement de l’articulation entre l’à-plat et la verticalité, pour suggérer le mouvement d’une temporalisation qui s’accomplit dans les trois dimensions d’espacement à la fois, et qui ne se laisse épuiser ni dans une chronologie linéaire (et plate), ni dans un « concept vulgaire » du temps [DG 105, O&G 33]. L’oblique de ce qui arrive déplace, modifie ou porte atteinte à ce dont on n’a pas idée, et donc déplace l’à-plat en provoquant un changement d’interprétation qui force un changement de niveau dans la verticalité. Sous cet aspect, ce qui arrive provoque – et/ou est provoqué par – la réinterprétation d’une sorte d’insouciance – adhérence, croyance, sommeil, etc. –, une « insouciance » entre guillemets et insoupçonnable, comme si c’était ce dont on n’avait pas eu idée, et qui se laisse maintenant apercevoir et peut-être concevoir, mais à un autre niveau, car incoprésentable avec cette « insouciance » – qui n’aura jamais eu lieu au présent (l’aveugle du voir est l’insouciant de l’idée).

Dès qu’il y a ou dans la mesure où il y a un horizon sur le fond duquel on voit venir quelque chose, rien ne vient, rien ne vient qui mérite le nom d’« événement » ; ce qui vient à l’horizontale, c’est-à-dire nous fait face et vient vers nous en s’avançant là où on le voit venir, cela n’arrive pas. […] On doit ne pas le voir venir et donc l’événement n’a pas d’horizon. […] L’événement, s’il y en a et qui soit pur et digne de ce nom, ne vient pas en face de nous, il vient verticalement : il peut venir du dessus, de côté, par derrière, par-dessous, là où les yeux n’ont pas de prise, justement, n’ont pas de prise anticipative ou préhensive ou appréhensive. [PANPV 61]

La verticalité de ce qui vient est à voir comme figurant tout ce qui se trouve soustrait au voir venir devant d’un tel champ de vision (compris ici comme à-plat), non en raison d’une hétérogénéité à la possibilité du voir, mais en contrepartie du voir venir devant qui se voit ainsi, indissociablement, conditionné quant à sa possibilité et limité quant à son extension : « Il faut voir au sens courant du terme pour déployer ces puissances d’aveuglement » [PANPV 77]. L’ampleur de cette verticalité est double, double abîme, double aveugle, double sans fin, etc. – « Le fond de l’eau est parsemé d’étoiles »[76] – et l’à-plat horizontal ne serait peut-être alors que leur médiation :

Qu’un événement digne de ce nom vienne de l’autre, de derrière ou de dessus, ça peut ouvrir les espaces de la théologie (le Très-Haut, la Révélation qui nous vient d’en-haut), mais aussi de l’inconscient (ça vient de derrière de dessous ou bien simplement de l’autre). [PANPV 62]

Mais peut-être les « puissances d’aveuglement » n’ont rien ni personne à aveugler si ce qui est « à voir » n’est d’aucune manière « visible ». Et ce serait alors en « pleine lumière » qu’on doive entrevoir « l’invisible ». Un défaut qui ne fait pas trou n’a besoin d’aucune trace perceptible pour s’adosser, car il faut concevoir qu’il ne sombre pas quand s’évanouissent les traces perceptibles. Même quand il n’y a déjà plus aucune trace perceptible, même quand il pourrait sembler qu’on ait atteint la contemplation d’un fond ultime et originaire, vierge, immaculé, délié de toute créance et de toute dette, inentamé et indemne de toute incise ou effraction, même quand une sorte de kénose ichnée a déjà dispersé toute cendre de trace, même quand il ne reste rien, le défaut y trouve encore son adossement, comme un « désert dans le désert »[77], dans les toiles noires du peintre Tafas, dans les plans noirs de L’Homme atlantique[78] ou dans le silence sur silence de la musique chez Jankélévitch[79], et aussi lorsque je me tais, ou lorsque ce dont je n’ai pas idée s’ajointe à des traces que je ne sais pas apercevoir ou constituer. Il faut qu’il soit dit qu’il y a ce qui fait défaut dans l’à-plat pour qu’il y ait ouverture à cette ampleur, car c’est ce défaut qui s’en porte garant, scellant le témoignage d’une « garantie » coïncidant avec le défaut lui-même, c’est-à-dire avec l’impossibilité d’aucune garantie.

Nul
ne témoigne pour le
témoin.
[80]

IV.

21.

Dans le regard de l’enfant, aucun effet fictionnel, aucune contrepartie effective, rien que « le Père Noël ». Qu’est-ce que cela aura signifié, sinon qu’il n’y a pas « le Père Noël » ? Rien que rien ?

La déconstruction n’est pas critique, n’est pas seulement une critique, parce qu’elle doute, elle met en question même la problématisation, la critique, le doute, le scepticisme, le nihilisme, etc. Elle est plus enfantine que chaque philosophe qui a prétendu repartir ab ovo, du début, n’est-ce pas ? Tous les philosophes commencent par le commencement.[81]

Ne pas commencer. Non pas : comment c’est ? Mais : comment c’était ? Alors, comment sais-tu comment c’était si commencer tait ? Comment c’est tu. Ou plutôt, comment c’était tu. Tenter de commencer par l’être, et la béance entre sensible et intelligible s’itère aussitôt en s’étirant dans l’éventail des questions qui la préservent : vérité, immédiateté, signification, représentation, adéquation… Comment traduire et réinterpréter cette béance et tout son cortège ?

Dès lors que cette opposition sensible/intelligible, passivité/activité se trouve non pas disqualifiée (rien n’est disqualifié dans tout cela) mais en tout cas limitée dans sa pertinence, il faudrait parler autrement, penser autrement, écrire autrement. Quand je dis trait ou espacement, je ne désigne pas seulement du visible ou de l’espace, mais une autre expérience de la différence. [PANPV 77]

Un être de fiction : éclaté entre un effet fictionnel – un non-avoir-lieu qui se laisse volontiers envelopper d’idéalité, d’identité, d’intemporalité, de transcendantalité… –, et une contrepartie effective à laquelle chacun est invité à apporter son écot pour lui tisser le vêtement de son exister.

Mais le mouvement du discours – et ce sera peut-être là le principe de son salut – est ici à l’image du mouvement des choses : la simplicité du simple ne se livre à nous que dans le mouvement par lequel elle se divise. […] Le simple se perd lorsqu’il se divise ; mais peut-être se retrouve-t-il dans le mouvement qui le perd.[82]

22.

Le principe d’un schéma d’interprétation permet de ne pas feindre l’hypothèse d’une simplicité inconditionnée (anhypothétique) et originaire qui ne déroberait l’abîme qu’à en [inter-]dire l’accès : tu [n’]interpréteras [pas]. Cependant, quand on imagine « commencer au milieu », quelque part dans l’inachevable, quelque part dans l’abîme des interprétations et des traces, la question devient : comment s’y tenir, comment y rester ? N’a-t-on pas d’abord tendance à espérer l’inconditionné, le principe au sujet duquel il est impossible de se tromper, le ferme et le constant, la certitude, etc. ? Or l’abîme n’accorde rien de tout cela. Où arrêter ? Où trouver, sinon un repère provisoire ou un appui révocable, du moins la respiration d’une attente ? C’est ce que j’ai voulu dessiner comme l’évanouissement d’un « certain “comme si” » dans l’à-plat horizontal, quand il ajointe, comme le fléau d’une balance de précision exactement en équilibre sur son couteau, un non-avoir-lieu (je n’ai pas l’idée de), et l’avoir-lieu de ce qui se manifeste à moi comme si cela n’avait pas lieu (ce qui me demeure imperceptible). Ce qui fait stase, repos, certitude, évidence, suspens, époque, etc., c’est lorsque ni la balance ni son équilibre ne sont soupçonnés, lorsqu’on n’a même pas le soupçon de ce dont on n’a pas idée. Mais cette parfaite « symétrie » est déjà une (dis)symétrie dont la brisure impondérable n’est pas détectée par la précision ultime de la balance : le défaut ne fait pas trou. Pour indiquer, à la manière d’une esquisse, quelques aspects du sillage oblique de cette (dis)symétrie, je voudrais risquer le rapprochement de quelques fragments. Le premier, de Heidegger :

L’Impensé, dans une pensée, n’est pas un manque qui appartienne au pensé. L’Im-pensé n’est chaque fois tel qu’en tant qu’il est Im-pensé. Plus une pensée est originelle, plus riche devient son Impensé. L’Impensé est le don le plus haut que puisse faire une pensée.[83]

Le deuxième, de Derrida :

Que veut dire dans ces conditions « hériter » d’une tradition, dès lors qu’on pense depuis elle, en son nom, certes, mais justement contre elle en son nom, contre cela même qu’elle aura cru devoir sauver pour survivre en se perdant ? Encore la possibilité de l’impossible : l’héritage ne serait possible que là où il devient im-possible. C’est une des définitions possibles de la déconstruction – justement comme héritage. [CSCP 507]

Contrer sans disqualifier tout en limitant, sauver tout en trahissant, ne pas renoncer aux concepts qui sont indispensables pour ébranler aujourd’hui l’héritage dont ils font partie, etc., autant de traits qu’on pourrait remarquer aussi dans d’autres traditions, scientifique et juridique, par exemple, où l’héritage joue un rôle majeur et qui sont, elles aussi, du moins quant à leurs aspects fondamentaux, des traditions d’interprètes. Le troisième, d’Einstein, synthétise l’enjeu des réinterprétations dans le contexte de la tradition scientifique, surtout quand il s’agit de dépasser des théories en procédant à un remaniement de principes fondamentaux :

C’est le plus beau destin d’une théorie physique, que de montrer elle-même le chemin pour la mise en place d’une théorie qui la contient et au sein de laquelle elle survit comme cas limite.[84]

Ainsi entendu, le destin superlatif d’une construction discursive, scientifique ou non[85], est de « se trahir », de laisser paraître son « secret » en laissant s’ouvrir la possibilité d’une réinterprétation au prix d’une survie comme cas limite – comme si c’était [devenu] une fiction (le soleil se lève-t-il moins à l’Est aujourd’hui qu’hier ?). Mais on comprend mieux où gît la difficulté de tels héritages quand on souligne que c’est d’abord la possibilité [de la réinterprétation] qui fait « héritage », de sorte qu’affirmer la possibilité [de la réinterprétation] c’est d’abord affirmer qu’il y a ce dont on n’avait pas idée, le « secret » – qui est aussi bien le fondement. Autrement dit, il n’y a d’héritier à cet égard que pour qui se déclare tel du fait de proposer lui-même une réinterprétation qui témoigne, au titre d’une contrepartie effective, de la possibilité de cette réinterprétation, possibilité qu’il aura constituée et dont il aura ainsi « hérité », comme si c’était possible. C’est une construction fictionnelle dans laquelle la réinterprétation intervient au titre des contreparties effectives à l’égard du non-avoir-lieu de ce dont on n’avait pas idée, enveloppé dans un effet fictionnel approprié (le fondement, le secret, le legs, le supposé savoir, le réel, l’abîme, le sans-fond, etc.). Ce qui fait médiation, et donc aussi articulation pour les interprétations, c’est l’autre côté du fléau, à savoir l’avoir-lieu de ce qui se manifeste comme si cela n’avait pas lieu (l’immobilité réelle de la terre qui devait tout porter s’est évaporée dans le non-avoir-lieu d’un effet fictionnel, tandis que nul n’avait idée d’une contrepartie effective qui puisse à la fois rendre compte de la sensation d’immobilité et « porter » effectivement ce qu’aucune fiction ne saurait jamais porter). Dans le contexte d’une tradition d’interprètes, un tel destin superlatif implique – et même exige – l’inachevabilité de la tradition où chaque construction discursive ne s’inscrit dans sa filiation que pour son rôle (qu’on pourrait presque dire « prophétique ») de « léguer » la possibilité de l’héritage comme ouverture aux réinterprétations, éventuellement multiples : sur aucune branche, il ne devra y avoir de construction dernière. Et, à la manière d’un arbre dont les racines nourricières se déploient en proportion des frondaisons, chaque réinterprétation devra aussi réinterpréter en retour toutes les constructions qui, directement ou indirectement, lui auront procuré quelque appui ; il ne devra donc pas y avoir non plus de construction première, ultime, originaire, et cette place doit rester libre, comme dans un jeu de taquin, car c’est elle qui est garante de l’ouverture : l’inachevabilité du déploiement est corrélative de l’inépuisabilité radicale d’une « origine », qu’il faut sans cesse évider, recreuser, réinterpréter et réinventer – l’abîme[86].

« Qui te soutient ? », demandait reb Asri à reb Debban.
« Le vide », lui avait répondu celui-ci.
Et il ajouta : « Ne soutient-il pas l’univers ? »[87]

Toute tradition d’interprètes n’a pas les mêmes contraintes que celles de la tradition scientifique, et ne vise pas nécessairement des filiations de théories ou de discours. Les héritages sont donc, eux aussi, divers. Cependant, le « mouvement oblique », que j’ai cru pouvoir rapprocher, au moins selon certains aspects, de l’incidence verticale de l’incoprésentabilité, invite à porter une attention particulière à l’application du schéma des fictions à la problématique des « héritages » par réinterprétation liés à une événementialité elle aussi « oblique » qui met en jeu ce dont nous n’avons pas idée. Ce nous, quelque ampleur qu’on lui donne, autour duquel s’enroule ce qui fait unité, confiance, communauté ou consensus, identité peut-être, se règle autant sur le su que sur le tu, effet d’insu qui noue d’autant plus sûrement ce nous qu’aucun d’eux ne l’attend, aussi longtemps du moins qu’il n’arrive pas – comme événement –, l’envers d’un décor soudain entr’aperçu où commence peut-être à se laisser déchiffrer l’envers d’un accord, ce qui vient à l’idée. La solidité qu’on attribue aux fondements, aux certitudes, aux croyances et aux évidences est elle-même une enveloppe fictionnelle pour la résistance farouche de ce dont nous n’avons pas idée ; et comme cette résistance aura dû céder pour que « ça » soit venu à l’idée, l’enveloppe de solidité aura dû se dissiper, comme une légère brume matinale d’été, laissant apercevoir que ce qu’on croyait si ferme et si constant n’était qu’un effet fictionnel corrélatif d’un non-avoir-lieu.

Paradoxalement, l’absence d’horizon conditionne l’avenir même. Le surgissement de l’événement doit trouer tout horizon d’attente. D’où l’appréhension d’un abîme en ces lieux, par exemple un désert dans le désert, là où l’on ne peut ni ne doit voir venir ce qui devrait ou pourrait – peut-être – venir. Ce qui reste à laisser venir.[88] [F&S 16]

23.

La perspective d’Alberti est d’abord une perspective de l’œil, de l’espace, de la géométrie, des architectures et des nombres ; c’est d’abord la cohérence de l’agencement des lignes, même si nombre de perspectives sont très tôt délibérément faussées ou construites autrement. C’est aussi, déjà, ce qu’elle garde en retrait, l’autre côté, celui qui ne donne pas sur le point de vue. Sur la ligne d’horizon, à l’endroit du pli qui répartit l’en-haut et l’en-bas dans l’à-plat, l’infini fait un dernier clin d’œil avant de s’ombrer dans le pli, tandis que l’horizon horizontal du lointain là-bas s’évanouit dans la ligne qui partage en deux l’à-plat de la représentation. Changer de perspective pour une perspective des espacements (et non plus seulement une perspective de l’espace, déjà comprise dans l’à-plat de la représentation), une perspective de la dimension verticale de l’incoprésentabilité, une perspective des strates et des niveaux, des vides et des abîmes, du sans fin. Ce qui y demeure en retrait n’est plus la conséquence d’une limitation s’imposant à la finitude d’une représentation, réduction d’une totalité panoramique infinie combattue par l’à-plat, car c’est une condition du tableau ou du dessin – son « sujet » –, pour autant que tu désires qu’il y ait ce retrait et que ton regard remarque ce retrait « dans » l’œuvre qui ne l’accueille que dans son abritement, comme le gardien qui se dresse devant la loi et interdit à l’homme venu de la campagne de franchir la porte de l’entrée qui lui était pourtant réservée[89].

24.

Avancer d’un pas, encore. Pas de voile. L’approche par la visibilité, par un « sur » ou un « devant » est encore dessinée dans les ombres de l’analogie de l’occultation ou du voilement. Mais ce n’était pas un voile, rien n’était caché ni dissimulé. Il n’y aura rien eu à dévoiler, il n’y aura donc rien eu à revoiler (la terre devrait-elle se dévoiler à chaque fois que quelqu’un prendrait conscience qu’elle n’est pas réellement immobile ?). « Penser à ne pas voir » : point de fuite et de (dé)construction, croisement et convergence de nombreuses lignes, cristal à multiples facettes. Qu’il scintille. L’essentiel est invisible pour les yeux[90]. Le jeu de la différence n’est pas le même suivant qu’il se situe dans un à-plat ou dans une verticalité de termes incoprésentables. Ce n’est pas seulement la différence du jour et de la nuit [PANPV 77]. C’est imprésenté, ni représenté, ni non représenté, mais aussi ni présent comme présenté, ni absent comme caché ou voilé. Imprésenté et invoilé. Feuilleter l’abîme, inventer une marche puis descendre cette marche, et descendre, des cendres encore ; à chaque pas, tu trouveras seulement l’appui d’une attente : ce qui porte est aussi ce qui cèdera. Penser à perte de vue. Veille à ne pas savoir, veille à ne savoir que sous réserve de ce qui s’y cèle. L’infini est peut-être une idée plus grande que ce que je peux concevoir, et la transcendance des perfections est au loin, là-bas ou là-haut, d’un tout autre ordre. Mais ce qui est incoprésentable avec ce que je peux savoir, c’est là, c’est tout proche, au plus intime, et cela ne laisse pas de trace, et je n’en ai même pas l’idée. Accord parfait, silencieux, indécelable, insoupçonnable. Question effacée d’une nescience essentielle à la conscience : comment pourrais-je jamais me délier de ce dont je n’ai pas idée ? Comment quelqu’un peut-il se cacher devant ce qui ne sombre jamais ?[91] Aucune parenthèse pour tracer au loin l’horizon de cette apnée blanche, aucune parenthèse non plus pour en suspendre l’insomnie superlative. Je se divise là, au lieu des traces. Et pourtant, à ne pas laisser de trace, c’est dans tout ce que tu traces que se trouve peu à peu ciselé cette fissure blanche se faufilant entre les traits, les lettres, les mots et les phrases qui en façonnent la forme. Aussi tout ce que tu dis ou écris, fais ou produis se laisse déchiffrer en noir sur fond blanc. Mais c’est aussi là que se sécrète en même temps cette trace qui reste en blanc, une trace en blanc sur fond blanc, une trace sans tracement, imprésentée autant qu’invoilée, un tracement qui n’a jamais eu lieu, auquel seul un autre regard, un regard d’héritier, l’égard d’une rencontre, pourra peut-être donner lieu comme trace[92]. Comme si c’était une trace. (Comment pourrais-tu vouloir tracer ou effacer ce dont tu n’as même pas idée ?)

Et il dit : « De quoi le livre peut-il se souvenir sinon des paroles essentielles qu’il n’a point su tirer de son silence : indicibles paroles du livre qui est dans le livre ? »[93]

25.

Cette aquarelle de la Sainte-Victoire vue des Lauves[94]. Là, l’été y a tout effacé sauf ce que Cézanne en a sauvé, quelques ombres mauves et mouillées, quelques traits obliques, à peine un ciel, le bruissement assourdi d’une torpeur végétale clairsemée, un horizon oublié sous l’immense masse rocheuse de la montagne, ses formes alourdies de sommeil dans le terrible ruissellement de la lumière méridienne, et son ventre de pierre blanche, éblouissant, sans rien de peint ou presque, ce vide central laissant venir à nous le support intact, blocs de rocs blancs sur la blancheur immaculée du vélin ; là, à l’endroit du sur, rien n’est peint, et c’est pourtant ce vide, ce rien-de-peint, que nous devons voir comme opaque si nous désirons la voir, la Sainte-Victoire, et comment pourrions-nous la voir sans voir ce que nous ne pouvons pas voir, l’autre côté de la montagne, celui qui n’est pas tourné vers nous et que cette opacité massive dérobe sous ce rien-de-peint qui ne nous dérobe rien. Pas de voile. Rien. Ostension étincelante, silencieuse. Blanche.

Où la face soustraite des choses se trouve restituée au travers même du volume qui nous la dérobe, ‘nous’ disparaissons…[95]

*

Ce qui se passe ensuite : le ciel, le même ciel, soudain ouvert, noir absolument et vide absolument, révélant (comme par la vitre brisée) une telle absence que s’y est depuis toujours et à jamais perdu, au point que s’y affirme et s’y dissipe le savoir vertigineux que rien est ce qu’il y a, et d’abord rien au-delà. L’inattendu de cette scène (son trait interminable), c’est le sentiment de bonheur qui aussitôt submerge l’enfant, la joie ravageante dont il ne pourra témoigner que par les larmes, un ruissellement sans fin de larmes. On croit à un chagrin d’enfant, on cherche à le consoler. Il ne dit plus rien. Il vivra désormais dans le secret. Il ne pleurera plus.[96]


[1]. Edmond Jabès, L’ineffaçable L’inaperçu, Paris, Gallimard, 1980, p. 18.

[2]. « Your paintings are like my films – they’re about nothing… with precision », cité dans Seymour Chatman, Antonioni : Or the Surface of the World, Berkeley, University of California Press, 1985, p. 54.

[3]. Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, 1978, p. 203.

[4]. « Ein Hauch um Nichts ». Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, I, 3.

[5]. Ce « dire enfin ce que c’était » n’est peut-être pas sans évoquer un autre « ce que c’était », certes dans le contexte d’une tout autre perspective, inversée en quelque manière, celle de la détermination de l’être sensible chez Aristote comme τὸ τί ἦν εἶναι (to ti èn einai), ce que, dans Le problème de l’être chez Aristote (1962, Paris, PUF, 1994, en particulier p. 456-484), Pierre Aubenque propose de rendre comme « ce que la chose est, c’est-à-dire était » (473) où l’imparfait « ne corrige, en la figeant, la contingence du présent, que parce qu’il est l’image et le substitut d’un impossible parfait » (472). Dans le cours de cette discussion, Aubenque rappelle « cette idée, si profondément grecque, selon laquelle tout coup d’œil essentiel est rétrospectif, qui nous parait justifier le ἦν [l’imparfait était] du τί ἦν εἶναι » (469) ; il rappelle aussi la « fonction révélante de la mort » (470), et ainsi « retrouvons-nous, mais sous une forme cette fois démythifiée, le lien que Platon avait reconnu, à la suite des Pythagoriciens et des Orphiques, entre la philosophie et la mort. La mort ne libère plus l’essence des choses, mais, en la supprimant, elle la révèle » (472). Perspective inversée, du moins réorientée, disais-je à l’instant : que signifient encore ces imparfaits dans l’éventualité ou dans les contextes dans lesquels l’antécédence de l’être sur le discours n’est pas accordée ?

[6]. Jacques Derrida, L’Université sans condition, Paris, Galilée, 2001 (dorénavant USC), p. 28.

[7]. Jacques Derrida, « Comme si c’était possible, “within such limits”… », Revue Internationale de Philosophie, 1998, 205/3, p. 497-529 (dorénavant CSCP).

[8]. Jacques Derrida, « Scènes des différences. Où la philosophie, la poétique, indissociables, font événement d’écriture » (entretien avec Mireille Calle-Gruber), Littératures, 2006/2, n° 142, p. 27 (en ligne).

[9]. On entrevoit ici incidemment, dans ce cas particulier du concept de signe, comment du non-avoir-lieu peut intervenir dans la constitution de l’« objet » d’une théorie.

[10]. Jacques Derrida, « Signature, événement, contexte » (1971), in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972 (dorénavant SEC).

[11]. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967 (dorénavant DG), p. 25.

[12]. Pour une étude des effets d’insu liés à je n’ai pas l’idée de, voir mon texte « Dialectique des effets d’insu », Eikasia, n° 78, 2017 (en ligne).

[13]. Je vais revenir sur ce raccourci de structure. Au plan fondamental des théories, voir « Dialectique des effets d’insu », op. cit.

[14]. William Wyler, Ben-Hur, USA, Metro-Goldwyn-Mayer, 1959, avec Charlton Heston (Judah Ben-Hur), Stephen Boyd (Messala), Jack Hawkins (Quintus Arius), Haya Harareet (Esther). La plus grande partie du film, dont la course de chars, a été tournée à Cinecittà en 1958.

[15]. Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas, au sens où je l’introduis ici, de fiction manifeste là où règne la supposition de l’immédiateté. La réserve concernant la manifesteté est requise par l’éventualité que [la supposition de] l’immédiateté soit elle-même [(ré)interprétée comme] une construction fictionnelle.

[16]. Voir Gérard Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004. Voir aussi, de Sylvie Thorel, La fiction du sens, Mont-de-Marsan, Éditions InterUniversitaires, 1994, et Duras ou les fantômes d’Anne-Marie Stretter, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022.

[17]Je sais bien… mais quand même : voir Octave Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Partis, Seuil, 1969, p. 9-33.

[18]. Barbara Cassin et Michel Narcy, La décision du sens, Paris, Vrin, 1989, p. 31.

[19]. Jacques Derrida, « La double séance » (dorénavant LDS), in La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 239.

[20]. Voir, en particulier, Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967, concernant, dans le contexte de la phénoménologie husserlienne, cette question d’un signifié antérieur à toute expulsion dans l’extériorité mondaine de l’ici-bas sensible.

[21]. Je ne re-déplie pas ici la problématique de l’effectivité, liée à celle de la mise en œuvre des régressions sans fin, que j’ai étudiée dans « Un acheminement vers la question de l’écriture », Intentio, 2019, n° 1, en particulier p. 263-272 (en ligne).

[22]. L’idée d’enveloppe, en particulier pour l’enveloppement d’un non-avoir-lieu, est empruntée aux travaux de François Baudry sur l’objet en psychanalyse. Voir en particulier, François Baudry, « L’enveloppe de l’objet (et la compacité du vide) » (1993), in Éclats de l’objet, Paris, Campagne-Première, 2000, p. 163-172.

[23]. Gérard Cornu (dir.) et Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, 6e éd., Paris, PUF, 2004, p. 402.

[24]. Bien au-delà des fictions de droit, au sens d’une technique juridique, voir l’ensemble des recherches de Pierre Legendre sur l’enjeu des fictions dans l’institutionnalité (juridique aussi bien qu’étatique, par exemple) et au plan anthropologique. Voir, par exemple, Le désir politique de Dieu (Étude sur les montages de l’État et du Droit, Leçons VII), Paris, Fayard, 1988. L’une des sources de l’approche proposée ici des fictions, en tant que constructions à effets fictionnels associées à des contreparties effectives, se trouve dans les « montages » de Legendre. Une autre source provient des « dimensions » [dites] du réel, de l’imaginaire et du symbolique, introduites par Jacques Lacan et articulées via un nœud borroméen (par exemple : Encore, Séminaire XX, Paris, Seuil, 1975, p. 107 sq.), mais avec au moins deux différences majeures : d’une part, je prends appui sur des traces (et non sur une figuration géométrique, topologique ou empruntant ses traits à une mathématicité) et, d’autre part, je mets l’accent sur l’effectivité des interprétations et des contreparties effectives (pour une étude sur l’articulation entre le nœud borroméen, l’objet a et le vide, voir François Baudry, « Le nœud borroméen et l’objet a », in Éclats de l’objet, op. cit.).

[25]. Si la marionnette à gaine Guignol a été crée par Laurent Mourguet au début du XIXe siècle à Lyon, l’Antiquité connaissait déjà des marionnettes, ainsi que divers usages métaphoriques qui peuvent en être faits, chez Platon, (allégorie de la caverne) et chez Philon d’Alexandrie, par exemple.

[26]. C’est le psychanalyste Serge Hajlblum qui a initialement attiré mon attention sur je n’ai pas l’idée de

[27]. Je ne peux certes pas le dire, quoique rien ne m’empêche de le dire, et même aussi de l’écrire, comme on le voit. Je suis, j’existe, cela est certain. Mais combien de temps ? Peut-être aussi longtemps que je trouverai une Toinette qui voudra bien me donner la réplique : « Ah ! ah ! le défunt n’est pas mort ! » (Molière, Le Malade imaginaire, 1673, acte III, scène 13).

[28]. Jacques Derrida, « Penser à ne pas voir » (2002), in Penser à ne pas voir, Paris, La Différence, 2013 (dorénavant PANPV), p. 76.

[29]. C’est ce trait de l’incoprésentabilité qui est visé, sinon à l’œuvre, dès la confection des premiers mensonges, où le mensonge, pour réussir, doit être tout entier replié dans le cône de l’ombre portée de ce dont l’autre n’a pas idée.

[30]. Cette formule est proche d’une « structure d’après-coup » (Nachtraglichkeit) au sens freudien, accentuée ici comme réinterprétation d’un non-avoir-lieu. En tant qu’il requiert des traces et l’interprétation (voire la constitution) de ces traces, l’après-coup est d’abord, à mon sens, à envisager comme un fait d’interprétation extrêmement général, et moins à regarder comme une modalité de temporalisation – une « chronie », dia-chronie ou syn-chronie – qui serait plutôt un effet de l’interprétation. Ce n’est pas seulement le cela, mais d’abord le c’était, qui vient après comme si (voir supra la note n° 5).

[31]. Jacques Derrida, « La différance » (1968), in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972 (dorénavant DIF), p. 22.

[32]. ῾Ομοίους ἡμῖν (homoious hèmin), semblables à nous, comme les prisonniers, dans l’allégorie de la caverne, qui ne voient ni les manipulateurs produisant les ombres merveilleuses, ni le soleil. Platon, La République, Livre VII, 515a.

[33]. Henri Bergson, La pensée et le mouvant (1938), Paris, PUF, coll. Quadrige, 1990, p. 102.

[34]. Edmond Jabès, • El, ou le dernier livre, Paris, Gallimard, 1973, p. 9.

[35]. Alexandre Koyré, « Les étapes de la cosmologie scientifique » (1948), in Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1973, p. 90.

[36]. Alexandre Koyré, « Galilée et la révolution scientifique du XVIIe siècle » (1955), in Études d’histoire de la pensée scientifique, op. cit., p. 203.

[37]. Concernant l’histoire des différentes étapes de ces réinterprétations, voir, par exemple, Françoise Balibar, Galilée, Newton lus par Einstein, Paris, PUF, 1984 ; Jean-Jacques Szczeciniarz, Copernic et la révolution copernicienne, Paris, Flammarion, 1998.

[38]. Emmanuel Levinas, Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971, coll. Le livre de poche, p. 144.

[39]. Dans le contexte scientifique, j’ai choisi cet exemple de l’immobilité de la terre parce qu’il est très largement partagé, et que chacun peut éprouver la sensation d’immobilité. Mais il s’agit d’un schéma récurrent, en particulier dès qu’il faut envisager de remanier le cadre fondamental en vigueur.

[40]. Jacques Derrida, « Ousia et grammè, note sur une note de Sein und Zeit » (1968), in Marges de la philosophie, op. cit. (dorénavant O&G), p. 76.

[41]. Jacques Derrida, Feu la cendre, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 1987 (dorénavant FLC), p. 27.

[42]. Cette formule appellerait une discussion précise concernant les articulations entre information, interaction et trace, surtout si on accorde que la trace (tout autant que l’écriture) n’est rien d’étant.

[43]. Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2004, p. 147.

[44]. Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, 1978, p. 231.

[45]. Je ne développe pas plus avant la problématique des articulations entre discret et continu qui affleure ici, et qui ne cesse de hanter les enchevêtrements entre trace, trait, écriture, entre-deux, information, etc., et sans doute le développement des technologies de l’information contribue-t-il à accentuer cette problématique, non sans la renouveler. Dans « De l’information à l’écriture », Revue d’intelligibilité du numérique, n° 2, 2021 (en ligne), j’analyse certains aspects de la fiction selon laquelle tout (ou presque) se passe comme si les dispositifs de traitement de l’information discrète étaient [réductibles à] des écritures et [à] des opérations appliquées à ces écritures.

[46]. Évanouissant, inassignable, infinitésimal, etc., autant de thèmes et de vocables qui renvoient à Leibniz, dont on sait qu’il a abordé les infinitésimaux – les quantités évanouissantes – par un procédé discret, le calcul différentiel, initialement nommé le calcul des incréments. L’intervention des fictions est explicitement conçue : « En parlant philosophiquement, je n’admets pas plus les grandeurs infiniment petites que les grandeurs infiniment grandes, c’est-à-dire pas plus les infinitésimaux que les infinituples. Je les considère en effet toutes deux comme des façons commodes de parler, des fictions de l’esprit, bonnes pour le calcul, qui sont de même nature que les racines imaginaires en Algèbre. Cependant, j’ai démontré que ces expressions sont d’un grand secours pour faciliter la réflexion et même l’invention » (Gottfried Wilhelm Leibniz, À Des Bosses (11 mars 1706), GII, p. 305, reproduit dans Leibniz, les deux labyrinthes (textes choisis par Alain Chauve), Paris, PUF, 1973, p. 47). Je souligne pour ma part que ces « manières commodes de parler », ces « fictions de l’esprit » sont « bonnes pour le calcul », c’est-à-dire que c’est le calcul (au sens large d’opérations formelles réglées avec des lettres) qui joue le rôle des contreparties effectives permettant de faire comme si. Dans le cas des racines imaginaires, les racines qu’il n’y a pas au niveau des nombres réels (non-avoir-lieu) peuvent être saisies comme des fictions grâce au fait que la formalité algébrique fournit la contrepartie effective qui confère efficience à cette fiction. L’incorporation apaisée de ces « objets » comme nombres complexes au sein de l’à-plat des nombres, a motivé l’introduction en 1777 par Euler du symbole i (dont le carré est, par définition, −1).

[47]. Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, Paris, Seuil, 1983, p. 175.

[48]. Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Gallimard, 2004, p. 47.

[49]. Kasimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc (1918). Le titre original est Супрематическая композиция – Белое на белом [Белый квадрат] (Souprematitcheskaïa kompozitsia – Beloïé na belom [Bely kvadrat]), mot à mot : Composition suprématiste – blanc sur blanc [Carré blanc]. Cette toile est exposée au MoMA à New York sous le titre Suprematist Composition : White on White.

[50]. « Cartouches donne à remarquer que tout titre est lui-même un cartouche, pris dans la structure (parergonale) d’un cartouche », Jacques Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 272.

[51]. On pourra se reporter aux nombreux ouvrages spécialisés, par exemple : Denys Riout, La peinture monochrome (1996), Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2006.

[52]. Samuel Beckett, Nouvelles et Textes pour rien, Paris, Minuit, 1958, p. 186.

[53]. La figure s’inverse quand on situe métaphoriquement les provenances supposées « en-dessous » de l’à-plat : le mouvement de l’interprétation « descend » ce que la manifestation « remonte ».

[54]. Adolfo Bioy Casares et Jorge Luis Borges, « Notre grand peintre : Tafas », Chroniques de Bustos Domecq (1967), tr. F.-M. Rosset, Paris, Robert Laffont, 2011, p. 107-110.

[55]. Alphonse Allais, Album Primo-Avrilesque, Paris, Ollendorf, 1897 (en ligne sur Gallica). Voir aussi Raphaël Rosenberg, « De la blague monochrome à la caricature de l’art abstrait », in Ségolène Le Men (dir.), L’art de la caricature, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2011 (en ligne). Dans un tout autre domaine, on peut aussi évoquer les procédés de camouflage et de leurre mimétique, par exemple, les étonnantes possibilités de la seiche pour se fondre dans la couleur et la texture du fond environnant.

[56]. Je remercie Lucien Massaert de m’avoir incité à préciser et à développer cette approche différentielle de la trace dont il a remarqué une ébauche dans un de mes textes (« L’œil de la structure », in Jean-Pierre Marcos (dir.), La lettre et le lieu. Présence du modèle et action de la structure en psychanalyse (Freud et Lacan), Paris, Kimé, 2006) et dont il a su apercevoir le lien avec les problématiques du trait et du dessin (en particulier dans « L’impropriété du dessin », Appareil, n° 17, 2016 (en ligne)).

[57]. La même remarque s’applique à l’exemple de l’immobilité de la terre : ce qui vaut comme « croyance » ou « évidence » (entre guillemets) dans le point de vue de l’insouciant est seulement un effet fictionnel dans le point de vue du physicien.

[58]. Stéphane Mallarmé, Brise marine. Œuvres complètes (éd. B. Marchal), t. I, Paris, Gallimard, 1998, p. 15.

[59]. Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 93.

[60]. Comme en témoigne, en 1415, l’expérience de Filippo Brunelleschi devant le baptistère de la cathédrale de Florence.

[61]. Plus précisément, le cinématographe n’est possible que parce que c’est d’abord le mouvement qui n’est pas visuellement perceptible « comme tel », au moins aux yeux des humains, ce qui s’accorde avec le fait qu’il ne s’inscrive pas « comme tel » (sur une pellicule ou ailleurs). Voir, par exemple, Lionel Naccache, Le Cinéma intérieur, Paris, Odile Jacob, 2020. Que ce soit ou non au cinéma, c’est à chacun de prendre en charge la synthèse effective des effets de mouvement dont il s’affecte, de sorte qu’on « voit » entre guillemets le mouvement, tout comme l’enfant « voit » entre guillemets le Père Noël.

[62]. Cette analogie n’est pas sans évoquer un autre trait caractéristique de la fiction du signe, à savoir l’indissociabilité de ses deux faces, quand on comprend ici que le côté du signifiant s’entend comme une condition de possibilité de l’impossibilité de présenter médiatement le côté du signifié comme tel : « Le signifié y fonctionne toujours déjà comme un signifiant ». [DG 16]

[63]. Dans le domaine des arts graphiques, voir l’étude de Lucien Massaert sur l’articulation entre vide, blanc et rien dans « D’une surface vacante, d’un discours déjà-là », La Part de l’Œil, n° 17-18, 2002, p. 143-157. Il me semble en outre, à lire ce texte, qu’il serait possible, au moins à certains égards, de rapprocher l’articulation entre support et surface de l’articulation avancée ici entre milieu médiateur (support empirique) et médiation (lieu du défaut) : « Si cette surface est à construire, cela indique forcément qu’elle manque, qu’à un moment, elle est venue à manquer à la peinture – et pas seulement à la peinture, à l’épistémè en général – en tant que surface d’inscription, en tant qu’origine qui puisse supporter toute l’opération d’élaboration de l’espace imaginaire. » (p. 144).

[64]. Cet aspect des contreparties effectives n’est pas sans évoquer l’insistance de Heidegger sur la verbalité de être, aussi bien que l’essance, dans l’orthographe suggérée par Levinas, pour souligner l’esse et dire l’acte d’être (Autrement qu’être, Dordrecht, Kluwer Academic, 1978, coll. Biblio essais, p. 9). Relativement au schéma d’interprétation proposé ici, l’usage courant du substantif existence et du verbe exister s’entend entre guillemets, comme lorsqu’on dit que le Père Noël « existe ».

[65]. C’est aussi grâce au fait que le mouvement ne s’inscrit pas comme tel qu’il est possible de produire des dessins animés ou des films réalisés au moyen de d’images de synthèses, tout autant que des trucages ou des effets spéciaux.

[66]. Dans La 901e conclusion (Étude sur le théâtre de la Raison, Leçons I), Paris, Fayard, 1998, p. 150 sq., Pierre Legendre interprète certains aspects des délires du Président Schreber comme l’effet d’une fausse altérité.

[67]. Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 52.

[68]. Edmond Jabès, Elya, Paris, Gallimard, 1969, p. 44.

[69]. Emmanuel Levinas, « Le Nom de Dieu, d’après quelques textes talmudiques », in L’intrigue de l’infini, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1994, p. 220-221.

[70]. Pierre Legendre, Dieu au Miroir. Étude sur l’institution des images (Leçons III), Paris, Fayard, 1994, p. 59.

[71]. Pierre Legendre, De la Société comme Texte. Linéaments d’une Anthropologie dogmatique, Paris, Fayard, 2001, p. 130.

[72]. Ce ou presque ouvre une difficile (et abyssale) question quant aux blancs. En effet, comme je l’ai montré, ce défaut – celui qui ne fait pas trou – n’a aucunement besoin du secours de traces perceptibles « en noir » pour se procurer un adossement, de sorte qu’à l’égard d’un tel défaut, les blancs, les vides, etc., ne font que de la figuration et ne peuvent d’aucune manière être regardés comme une sorte de lieu d’hébergement spécialisé consacré à l’accueil d’un tel défaut (« […] il n’y aura jamais de Blanc majuscule ou de théologie du Texte » [LDS 290]), lequel n’est jamais qu’un effet fictionnel résultant d’une interprétation. À cet égard, de tels « blancs » ne devraient-ils pas être considérés, eux aussi, comme [des traces perceptibles] « en noir » ?

[73]. Stéphane Mallarmé, Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, Préface à l’édition Cosmopolitis, Œuvres complètes, op. cit., p. 191.

[74]. On pourra évoquer ici les espacements dans divers textes de Derrida, les passages de 52 signes incinérés dans La Carte postale (Paris, Flammarion, 1980), les rectangles blancs dans « Parergon » (La vérité en peinture, op. cit., p. 19-168), par exemple, mais aussi, parmi les auteurs cités ici, les espacements dans les textes d’Edmond Jabès et d’André du Bouchet. Concernant l’approche du dessin et de la peinture sous l’angle de la réserve, de l’épargne et du blanc, ainsi que les lacunes dans les dernières œuvres de Cézanne, voir le texte déjà cité de Lucien Massaert « L’impropriété du dessin », ainsi que le texte de Jean Clay, auquel il y est fait référence, « La peinture en charpie » (Macula 3-4, 1978, p. 167-185) : « C’est une réécriture de l’histoire de l’art du XXe siècle que Jean Clay propose en démontrant que la modernité s’énonce “de Cézanne à Ryman, art de transposer dans le champ de la peinture les propriétés du dessin” ».

[75]. Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974, p. 59.

[76]. Edmond Jabès, Le petit livre de la subversion hors du soupçon, Paris, Gallimard, 1982, p. 41.

[77]. Jacques Derrida, Foi et savoir, Paris, Seuil, 2001 (dorénavant F&S), p. 16.

[78]. Marguerite Duras, L’Homme atlantique, 1981. Film, 45 mn.

[79]. « […] le silence est le désert où fleurit la musique, et la musique, cette fleur du désert, est elle-même une sorte de mystérieux silence », La Musique et l’Ineffable, op. cit., p. 184. Évoquant Pelléas et Mélisande quelques pages avant, Jankélévitch note : « Dieu arrive sur la pointe des pieds, furtivement, pianissimo, ainsi que la mort au cinquième acte » (p. 184).

[80]. « Niemand / zeugt für den / Zeugen », Paul Celan, « Aschenglorie », in Strette, tr. J. Daive, Paris, Mercure de France, 1990.

[81]. Jacques Derrida, « Bâtons rompus », dialogue avec Hélène Cixous, in T. Dutoit et P. Romanski (dir.), Derrida d’ici, Derrida de là, Paris, Galilée, 2009. Sur le caractère childlike de la déconstruction, voir René Major, « L’enfance (sans origine) de la déconstruction », Les Temps Modernes, n° 669-670, 2012/3, p. 202 à 216 (en ligne).

[82]. Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, op. cit., p. 484.

[83]. Martin Heidegger, Was heiβt Denken ? (1954), tr. fr. Qu’appelle-t-on penser ? par G. Granel, Paris, PUF, 1999, p. 118 (traduction modifiée).

[84]. Albert Einstein, Über die spezielle und die allgemeine Relativitätstheorie (1917), Brunswick, Friedrich Vieweg & Sohn, 1920, p. 52. Le texte allemand original est : « Es ist das schönste Los einer physikalischen Theorie, wenn sie selbst zur Aufstellung einer umfassenden Theorie den Weg weist, in welcher sie als Grenzfall weiterlebt ». La traduction de ce passage est celle qui figure dans Gerald Holton, L’imagination scientifique, tr. J.-F. Roberts, Paris, Gallimard, 1981, p. 221.

[85]. Il n’y a pas de raison de limiter la portée de cette remarque fondamentale aux seules théories physiques, ni même scientifiques.

[86]. Je propose une analyse de l’entrelacement qui articule « le plus beau destin », les effets d’insu et l’héritage (comme déconstruction) dans « Relativité de niveau dans les théories », Intentio n° 5, 2024 (en ligne).

[87]. Edmond Jabès, L’ineffaçable L’inaperçu, op. cit., p. 99.

[88]. Les italiques appartiennent au texte original.

[89]. Franz Kafka, Le Procès (1915).

[90]. Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, Paris, Gallimard, 1946, p. 72.

[91]. Τὸ μὴ δῦνόν ποτε πῶς ἄν τις λάθοι; (to mè dunon pote, pôs an tis lathoi ?) Héraclite, fragment DK 16. Traduction et analyse du fragment : Martin Heidegger, « Alèthéia », in Essais et conférences (1958), tr. A. Préau, coll. Tel, Paris, Gallimard, 1988, p. 311-341.

[92]. « […] cet effacement de la trace doit s’être tracé dans le texte métaphysique […] la présence alors est la trace de la trace, la trace de l’effacement de la trace. » [O&G 76].

[93]. Edmond Jabès, L’ineffaçable L’inaperçu, op. cit., p. 35.

[94]. Paul Cézanne, La montagne Sainte-Victoire vue des Lauves, 1901-1906 (Rewald W583). Crayon et aquarelle sur vélin, 29.8 x 46.2 cm. Collection Jean Planque, musée Granet, Aix-en-Provence. Photo L. Chessex.

[95]. André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous (Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti), Paris, Mercure de France, 1972, p. 46.

[96]. Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 117 (tout le passage est en italiques dans le texte original).

MICHEL LISSE – Quasi, le fantôme

Michel LISSE, Quasi, le fantôme, revue ITER Nº3, 2024.

Il s’agira, cette fois, d’une différence qui s’entend, mais ne se lit pas. Elle affecte un adverbe, quasi, que Jacques Derrida prononçait souvent (toujours ? qui peut le dire ?) [kwazi] alors que la prononciation en français « standard » est [kazi]. Pourquoi ? On pourrait risquer une double hypothèse, liée à la signification de l’adverbe, « presque », « à peu près », et à sa provenance latine. Quasi, quand Jacques Derrida le prononce [kwazi], est marqué par l’effet « quasi », il est prononcé quasiment à la française, il est quasiment « bien » prononcé. Il opère performativement pour se signifier comme quasi. Mais cette prononciation de Jacques Derrida rappelle aussi l’origine latine de cet adverbe et inscrit le latin à même le français dans ses textes.

Ouvrons L’écriture et la différence. Dans « Violence et métaphysique », le premier des textes que Jacques Derrida consacrera à Emmanuel Levinas, Maître Eckhart sera cité pour différencier la théologie négative de la pensée de l’être de Heidegger. L’objectif de Jacques Derrida est alors de démarquer l’onto-théologie négative de l’ontologie. Maître Echkart souhaite « libérer et […] reconnaître la transcendance ineffable d’un étant infini, “être au-dessus de l’être et négation superessentielle”. »[1] La lecture de Derrida s’appuie sur une affirmation du mystique allemand tirée d’un de ses sermons : ce dernier veut penser Dieu comme un « être plus élevé » ; Derrida se réfère à ce passage des Sermons :

« Quand j’ai dit que Dieu n’était pas un être et était au-dessus de l’être, je ne lui ai pas par là contesté l’être, au contraire je lui ai attribué un être plus élevé. »[2]

Négation de l’être, mouvement vers un au-delà de l’être, tout cela serait très proche de la pensée de Georges Bataille, à la différence près que c’est une « super-essentialité » qui est recherchée. Le même passage du même sermon de Maître Eckhart sera à nouveau cité en note, cette fois, pour étayer l’hypothèse de cette super-essentialité. Derrida écrit à propos de Bataille :

« Même dans son discours, qu’il faut déjà distinguer de l’affirmation souveraine, cette athéologie ne procède pourtant pas selon les voies de la théologie négative; voies qui ne pouvaient manquer de fasciner Bataille mais qui réservaient peut-être encore, au-delà de tous les prédicats refusés, et même “au-delà de l’être”, une “super-essentialité” au-delà des catégories de l’étant, un étant suprême et un sens indestructible. Peut-être : car nous touchons ici à des limites et aux plus grandes audaces du discours dans la pensée occidentale. »[3]

Entre les deux textes, celui consacré à Levinas et celui consacré à Bataille, une nuance a déjà été introduite par un autre adverbe, peut-être, comme si la différence entre la théologie négative et l’athéologie (qui est aussi a-théologie) de Bataille était tremblante, peu assurée, déjà hantée par quasi qui, dans ce livre, L’écriture et la différence, ne connaît que deux occurrences, celles du titre du sermon deux fois cité. Quasi apparaît donc deux fois seulement, et en latin dans ce livre de 1967 dont la note citée plus haut programme d’autres textes, « Comment ne pas parler ? » et « Nombre de oui » (publiés dans Psyché. Inventions de l’autre), Sauf le nom

Avant de nous tourner vers Psyché, consultons le sermon de Maître Eckhart dont le titre est :

Quasi stella matutina in medio nebulae

Et quasi luna plena in diebus suis lucet

Et quasi sol refulgens,

Sic iste refulsit in templo Dei.

Il s’agit d’une citation de la Vulgate (Ecclesiasticus 50:6-7), traduite en français par « Comme une étoile du matin au milieu de la nuée et comme une pleine lune en ses jours et comme un soleil rayonnant, ainsi celui-ci a-t-il brillé dans le temple de Dieu » (Siracide, 50:6-7).

Dans son sermon, Maître Eckhart s’arrête sur le mot quasi : « Je vise le petit mot quasi, qui signifie “comme”, ce que les enfants à l’école appellent un adverbe. » Il voit dans cet adverbe la position de l’humain par rapport à Dieu. Dieu, en tant que Verbe, est accompagné par l’homme, son adverbe. Et, comme le signalera Jacques Derrida quand il commentera ce passage dans « Comment ne pas parler ? », cette position d’adverbialité vaut également pour le sermon lui-même. Il ne s’agit de suppléer le Verbe, mais bien l’incapacité des humains de se lire et à se lire comme adverbes de Dieu :

« […] le sermon supplée non pas tant le Verbe qui n’en a nul besoin, mais l’incapacité de lire dans le “livre” authentique que nous sommes, en tant que créatures, et l’adverbialité que nous devrions être par là même. »[4]

L’adverbe quasi désigne donc une place : à côté du Verbe, à côté de la transcendance, serait-on tenté de dire. Et puisque nous cédons à la tentation, laissons-la œuvrer un peu plus et risquons que cette topologie du quasi est celle de la déconstruction : elle est un adverbe à la métaphysique, elle est à côté de la transcendance, dans ses marges, elle est quasi transcendantale. Pour le dire autrement, quasi introduit la spectralité dans la transcendance.

Le dernier paragraphe de « Comment ne pas parler ? » concerne d’abord Heidegger qui n’aura pas pu éviter ce qu’il voulait éviter, à savoir d’écrire une théologie :

« Il a écrit, avec et sans (without) le mot “être”, une théologie avec et sans Dieu. Il a fait ce dont il a dit qu’il faudrait éviter de faire. Il a dit, écrit, laissé s’écrire cela même qu’il a dit vouloir éviter. Il n’a pas été sans laisser une trace de tous ces plis. Il n’a pas été sans en laisser paraître une trace qui n’est peut-être plus la sienne, mais qui reste quasiment la sienne. »[5]

L’adverbe quasiment permet à Jacques Derrida de glisser de l’écriture de Heidegger, de ce « pas d’écriture », à la sienne en repérant dans les phrases qu’il vient de rédiger la présence de trois adverbes :

« Pas, sans, quasiment, voilà trois adverbes. Quasiment. Fiction ou fable, tout se passe comme si j’avais voulu, au seuil de cette conférence, demander ce qu’ils veulent dire, ces trois adverbes, et d’où ils viennent encore. »[6]

Le dernier texte de Psyché, « Nombre de oui », va préciser le rôle d’un quatrième adverbe, convoqué et étudié dans Ulysse gramophone, l’adverbe oui. Dans son étude sur Joyce, Derrida voyait le oui comme « l’adverbialité transcendantale » :

« Dès lors que oui ne dit, ne montre, ne nomme rien qui soit hors marque, certains seraient tentés d’en conclure que oui ne dit rien : un mot vide, à peine un adverbe, puisque tout adverbe, selon la catégorie grammaticale sous laquelle on situe le oui dans nos langues, a une charge sémantique plus riche, plus déterminée que le oui, même s’il le suppose toujours. En somme le oui serait 1’adverbialité transcendantale, le supplément ineffaçable de tout verbe : au commencement 1’adverbe, oui, mais comme une interjection, encore tout près du cri inarticulé, une vocalisation préconceptuelle, le parfum d’un discours. »[7]

La dimension fabuleuse ou fictionnelle est déjà mise en évidence par l’expression « au commencement 1’adverbe, oui, » ; autrement dit, il n’y aurait d’origine que fabuleuse, il n’y aurait qu’une quasi-origine. C’est là un des enjeux de « Nombre de oui ».

Reprenant et précisant la leçon d’Ulysse gramophone, Derrida avance que toute parole, tout langue supposent un oui, même pour ce qui concerne la négation ou la négativité (ce qui, soit dit entre parenthèses, réinscrirait la thèse de Freud sur l’importance de la négation sous la coupe du oui) :

« Qu’un oui soit chaque fois présupposé, non seulement par tout énoncé au sujet du oui mais par toute négation et par toute opposition, dialectique ou non, entre le oui et le non, voilà peut-être ce qui donne d’emblée son infinité irréductible et essentielle à l’affirmation. »[8]

D’où le projet « d’esquisser une sorte d’analytique quasi transcendantale ou ontologique de oui »[9] . Et Derrida de bien préciser la portée de ce quasi :

« Mais est-ce que l’“identité entre le ‘oui christique’ et le ‘Je suis (l’Autre)’ du Buisson ardent” [citation de Michel de Certeau par Jacques Derrida] n’ouvre pas, là encore, sur un événement ou un avènementdu oui qui ne serait ni juif ni chrétien, pas encore ou déjà plus seulement l’un ou l’autre, ce ni-ni ne nous renvoyant pas à la structure abstraite de quelque condition de possibilité ontologique ou transcendantale, mais à ce “quasi” que j’insinue depuis tout à l’heure (“quasi transcendantal” ou “quasi ontologique”) et qui accorderait l’événementialité originaire de l’événement au récit fabuleux ou à la fable inscrite dans le oui comme origine de toute parole (fari) ? »[10]

Pour penser l’événementalité comme originaire ou, dans une perspective heideggérienne la révélabilité avant la Révélation, il faudrait parier sur « la structure abstraite de quelque condition de possibilité ontologique ou transcendantale », ce que Derrida se refuse à faire, eu égard au rôle du oui comme « supplément ineffaçable de tout verbe ». Il importe alors de soustraire le oui au temps des horloges, à l’histoire des religions ou celle des métaphysiques et supposer l’événement ou l’avènement « du oui qui ne serait ni juif ni chrétien, pas encore ou déjà plus seulement l’un ou l’autre »[11], du oui dont la temporalité serait celle de la différance (« pas encore ou déjà plus »). Celui d’un récit fabuleux ou d’une fable, celui d’un « au commencement » ou d’un « il était une fois », marqué par le quasi.

Un tel oui, explique Jacques Derrida, ne peut pas être le thème, le propos d’un discours ontologique (puisqu’il excède la présence en étant « pas encore ou déjà plus ») ou d’un discours transcendantal qui voudrait traiter de sa possibilité (puisqu’il est lui-même rendu possible par ce « oui ») :

« Dès lors, l’analytique d’un “oui” imprononçable qui n’est ni présent, ni objet, ni sujet, ne saurait pas plus être ontologique (discours sur l’être d’une présence) que transcendantale (discours sur les conditions d’un objet – théorique, pratique, esthétique – pour un sujet). Tout énoncé ontologique ou transcendantal suppose le oui ou la Zusage. Il ne peut ainsi qu’échouer à en faire son thème. »[12]

Néanmoins, cela n’autorise en rien un simple rejet de « l’exigence ontologico-transcendantale » pour valoriser une immanence :

« Et pourtant, il faut – oui – maintenir l’exigence ontologico-transcendantale pour dégager la dimension d’un oui qui n’est pas plus empirique ou ontique qu’il ne relève d’une science, d’une ontologie ou d’une phénoménologie régionale, et finalement d’aucun discours prédicatif. Présupposé par toute proposition, il ne se confond avec la position, thèse ou thème, d’aucun langage, Il est de part en part cette fable qui, quasiment avant l’acte et avant le logos, reste quasiment au commencement : “Par le mot par commence donc ce texte…” (Fable, de Ponge) »[13]

Pour le dire en d’autres termes, il faut transformer la phénoménologie en phénoménologie de l’inapparent, l’ontologie en hantologie comme le donne à penser Spectres de Marx lorsque Derrida affirme la nécessité d’accueillir le fantôme :

« […] il faut introduire la hantise dans la construction même d’un concept. De tout concept, à commencer par les concepts d’être et de temps. Voilà ce que nous appellerions, ici, une hantologie. »[14]

Comme on le sait l’Idéologie allemande énumère les fantômes. Jacques Derrida va décompter les fantômes que compte Max. Nous n’allons pas nous arrêter à chacune de ces stations, mais plutôt en privilégier une : Gespenst Nr. 7. Une station de choix, puisqu’elle est marquée du chiffre de Jacques Derrida, mais aussi une station de croix, car elle concerne l’homme-Dieu (der Gottmensch). La lecture qu’en propose Derrida est particulière parce qu’elle va assez bien se détacher du texte, même s’il terminera par une citation.

Dans un premier moment Derrida va insister sur la charnière que constitue ce fantôme. Une charnière à la fois topologique et temporelle :

« Au fond, dans cette hiérarchie descendante, voici le moment de conversion ou de réversibilité (descente et ascension). C’est aussi la catégorie du tiers, le milieu ou la médiation pour la synthèse de l’idéalisme spéculatif, la charnière de cette onto-théologie comme anthropo-théologie du fantôme. L’homme-Dieu ne joue-t-il pas le même rôle dans la Phénoménologie de l’esprit ? »[15]

Le mouvement du commentaire de Marx allait du haut vers le bas, il élaborait une hiérarchie descendante (on allait du plus grand fantôme au plus petit), mais, avec le fantôme n° 7, le mouvement devient réversible, il est à la fois descente et ascension, une conversion (pour préparer la suite, j’insiste sur la dimension religieuse que peut comporter chacun de ces termes). Le surgissement du fantôme n° 7 permet également d’inscrire le commentaire de Marx dans une histoire, celle de l’idéalisme allemand, il vient après Hegel, et sa Phénoménologie de l’esprit qui a déjà conjoint onto-théologie et anthopo-théologie.

Nous allons ensuite passer de la charnière à la chair, à la chairnière, oserais-je dire, qui va voir s’associer Marx et Max (Stirner) :

« Cette jointure articulatoire situe aussi le lieu du devenir-chair, le moment privilégié de l’incarnation ou de l’incorporation spectrale. Rien d’étonnant à ce que Marx, à la suite de Max, y consacre le commentaire le plus long, le plus acharné, justement, le plus captivé. Le moment christique […]. »[16]

À nouveau, la jointure est à la fois un lieu et un moment. L’homme-Dieu, le fantôme n° 7, c’est bien sûr le Christ : « der Gottmensch, Christus ». Dieu incarné, Dieu pourvu d’une chair d’homme. Moment privilégié, dit Derrida, moment qui n’est pas un moment parmi d’autres, mais le moment de l’incarnation. Incarnation spectrale (faut-il considérer que l’incarnation est spectrale dès l’entame ?) qui suscite l’acharnement de Max et de Marx, le désir de s’en prendre à la chair du Christ. Ce moment privilégié est aussi celui de l’incorporation spectrale, du se-donner-un-corps, comme on peut l’entendre si on pense au corps du Christ. Cependant l’incorporation pourrait également concerner Max et Marx qui auraient incorporé le spectre, comme si s’acharner voulait aussi dire manger. Au risque de m’acharner moi aussi, il y a là une véritable conversion de Max et de Marx au dogme de l’Eucharistie :

« Le moment christique, et en lui l’instant eucharistique, n’est-ce pas l’hyperbole de l’acharnement même ? »[17]

Autrement dit, dans le moment christique, dans ce moment privilégié de l’incarnation, il y a un instant encore plus privilégié (il faudrait ici lire tout ce qui concerne l’instant dans Demeure), celui où le corps et le sang du Christ sont présents (réellement, matériellement ou spirituellement) dans le pain et le vin. Max et Marx se seraient acharnés sur cette hyperbole de l’acharnement. Le geste de lecture de Derrida dépasse, semble-t-il, la lettre des textes de Stirner et Marx, mais la question de l’apparence, du « semble-t-il », est l’enjeu même de ce passage du fantôme n° 7 :

« Le moment christique, et en lui l’instant eucharistique, n’est-ce pas l’hyperbole de l’acharnement même ? Si tout spectre, nous l’avons assez vu, se distingue de l’esprit par une incorporation, par la forme phénoménale d’une quasi-incarnation, le Christ est alors le plus spectral des spectres. Il nous dit quelque chose de la spectralité absolue. »[18]

Le spectre doit s’être donné un corps à l’inverse de l’esprit, ce qui lui permet d’apparaître. Le fantôme a à voir avec la phénoménologie, il dispose de « la forme phénoménale d’une quasi-incarnation ». Le Christ, avance alors Derrida, est le plus spectral des spectres. Il est le fantôme exemplaire, celui sur qui il faut se régler pour penser la spectralité absolue (séparée, singulière ou universelle ?). Peut-être est-ce lors de l’instant eucharistique que le Christ est le plus spectral des spectres, comme le donne à penser, selon moi, cet extrait de « Surtout pas de journalistes ! » :« […] l’eucharistie, c’est, en même temps qu’une spiritualisation, une spectralisation du corps mort du Christ […] »[19].

La citation qui clôt le moment consacré au fantôme n° 7 se voit pourvue d’une note de bas de page où Derrida montre que Max et Marx veulent, en chassant ce fantôme, conserver et préserver, je cite :

« […] le principe hyper-phénoménologique de la présence en chair et en os de la personne vivante, de l’étant lui-même, de sa présence effective et non fantomatique, de sa présence de chair et d’os. »[20]

Max et Marx souhaiteraient tous deux une matérialisation corporelle de la phénoménologie, passer de la phénoménologie du spectre, de l’esprit à la phénoménologie « réelle », de la présence à soi sans fantôme. Et ce, même si Marx aura reproché à Max de faire de l’incorporation du fantôme la base de son cogito ; « es spukt in deinem Kopfe ! », « ça spectre dans ta tête ! », cette formule de Stirner, se demande Derrida, ne serait-elle pas également valable pour d’autres variétés du cogito :

« Le mode essentiel de la présence à soi du cogito, ce serait la hantise de ce “es spukt. […] Ne peut-on étendre cette hypothèse à tout cogito ? Le cogito cartésien, le “je pense” kantien, l’ego cogito phénoménologique ? Une présence réelle se promet ici à un Narcisse eucharistique. »[21]

On retrouve ici le schème eucharistique. Une sorte de mise entre parenthèses narcissique aura été nécessaire pour tout rapport au monde et toute constitution du sujet :

« Le vivant stirnerien, son Moi unique, serait en somme visité par sa propre apparition. L’individu se donne lui-même à lui-même son “ceci est mon corps”. »[22]

Le moi serait donc la combinaison des figures de Narcisse et du Christ, ce qui ferait dire à Marx, vocalisé (faudrait-il écrire hanté ?) par Derrida, que « toute phénoménologie est phénoménologie de l’esprit (traduisons ici : phénoménologie du spectre) et que, comme telle, elle ne peut cacher sa vocation chrétienne. »[23] Dès lors, pense Derrida, deux conclusions s’imposent :

« 1. La forme phénoménale du monde même est spectrale. 2. L’ego phénoménologique (Moi, Toi, etc.) est un spectre. »[24]

Qu’en est-il de l’immanence, de l’empirique ? Même si, à ma connaissance, l’expression « quasi-empirique » ne figure pas dans les textes de Jacques Derrida, on pourrait néanmoins se risquer à affirmer qu’il y a aussi une prise en considération de la singularité qui excède le purement empirique, qui serait plus qu’empirique. Une singularité qui serait quasi empirique. ou quasi transcendantale. Ce que j’ai nommé par facilité le schème eucharistique a généré dans les textes de Jacques Derrida la notion d’exemple exemplaire. Si « le Christ est […] le plus spectral des spectres », cela signifie qu’il est l’exemple du spectre. Non pas un exemple parmi d’autres, non pas un exemple pris dans une sérialité d’exemples, mais l’exemple exemplaire, l’exemple unique, singulier, qui permet de penser la généralité dont il est l’exemple (dans ce cas, la spectralité). Une lecture du Monolinguisme de l’autre permettrait de constater que Jacques Derrida adopte cette position du Narcisse eucharistique pour théoriser le fait que « la langue n’appartient pas »[25]. Expérience singulière à portée universelle. Pour le dire de manière trop brève et trop elliptique, on évite de la sorte d’en rester à une position empirique sans pour autant adopter une position transcendantale.

Quand Jacques Derrida affirme qu’il tient à la vérité, celle-ci n’est pas une vérité métaphysique, ni même une vérité au sens heideggérien. Il affirme clairement :

« […] je suis fatigué de la vérité comme révélation, voile, levée du voile, au sens de Heidegger. »[26]

Là où Heidegger pose un geste de retour aux Grecs et à une pensée de la vérité comme aletheia, antérieure à sa transformation en doctrine par Platon, Derrida tente d’approcher la vérité comme une expérience, un événement :

« […] je tiens à quelque chose qui ressemble à la vérité et qui pour moi se donnerait dans l’expérience de ce qui arrive, une expérience intraduisible, peut-être intransmissible […] pour laquelle je ne veux pas me servir des mots de “lumière” […], de “lucidité”, de “révélation”, d’“éclaircissement”, […] ni même du “comme tel”. En général et chez Heidegger en particulier, c’est quand la chose apparaît “comme telle” que la vérité est possible. »[27]

Intraduisible, peut-être intransmissible, dit Derrida. L’intraductibilité est due à la singularité de l’expérience et à la langue dans laquelle ou par laquelle cette expérience est écrite. La possible intransmissibilité relève du statut même de cette expérience pour laquelle Derrida refuse de se servir des mots traditionnellement associés au concept de vérité et des mots du « langage ordinaire ». Ce qui implique d’écrire autrement.

Ce refus est également celui du « comme tel » de « l’en tant que tel », de la logique du propre (appropriation…), de la phénoménologie de l’apparent :

« Moi, j’essaie au contraire de penser une expérience de vérité qui n’apparaisse même pas “comme telle”, parce que dès que cela apparait “comme tel” cela peut être capté et donc transmis par le langage ordinaire, par le langage au sens courant. »[28]

Dès lors, la vérité ne peut être que poétique, comme l’ont, d’une certaine façon, déjà donné à penser Les confessions d’Augustin en associant la vérité au faire et à l’écriture :

« ecce enim veritatem dilexisti, quoniam qui facit eam, venit ad lucem. Volo eam facere in corde meo coram te in confessione, in stilo autem meo coram multis testibus. » (X.1)

« Et voici que tu as chéri la vérité, car celui qui la fait parvient à la lumière. Je veux donc faire la vérité, dans mon cœur, devant toi, par ma confession, mais aussi dans mon livre, pour de nombreux témoins. »[29]

« Et sous ma plume devant de nombreux témoins »[30], dit une autre traduction.

Il s’agit de faire la vérité dans mon cœur et sous ma plume, par ma plume. Autrement dit, faire la vérité, c’est toujours un geste d’écrivain, qui consiste à laisser surgir une vérité singulière, unique, marquée par une signature qui marque également la langue dans laquelle et par laquelle le texte est écrit.


Souce image : Sandro Borricelli – Saint Augustin dans son cabinet de travail (1480)


[1] Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », in L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 217.

[2] Maître Eckart, Quasi Stella matutina, cité par Derrida, ibid. Lire aussi : « Le mouvement négatif du discours sur Dieu n’est qu’une phase de l’onto-théologie positive. “Dieu est sans nom… Si je dis Dieu est un être, ce n’est pas vrai ; il est un être au-dessus de l’être et une négation superessentielle” (Renovamini spiritu mentis vestrae). Ce n’était qu’un tour ou un détour de langage pour l’onto-théologie : “Quand j’ai dit que Dieu n’était pas un être et était au-dessus de l’être, je ne lui ai pas par là contesté l’être, au contraire je lui ai attribué un être plus élevé” (Quasi stella matutina). Même mouvement chez le Pseudo-Denys l’Aréopagite. » Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale. Un hégélianisme sans réserve », in L’Écriture et la différence, op. cit., p. 398, note 1.

[3] Ibid., p. 398-399.

[4] Jacques Derrida, « Comment ne pas parler – Dénégations », in Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 578.

[5] Ibid., p. 592. Derrida souligne.

[6] Ibid. Derrida souligne.

[7] Jacques Derrida, Ulysse gramophone. Deux mots pour Joyce, Paris, Galilée, 1987, p. 124-125. Derrida souligne.

[8] Jacques Derrida, « Nombre de oui », in Psyché. Inventions de l’autre, op.cit., p. 640. Derrida souligne.

[9] Ibid., p. 641. Lire plus loin : « […] une analytique transcendantale ou ontologique du oui ne peut être que fictive ou fabuleuse, tout entière vouée à la dimension adverbiale d’un quasi. »Ibid., p. 647.

[10] Ibid., p. 643.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p.648.

[13] Ibid.

[14] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 255.

[15] Ibid., p. 229. Derrida souligne.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] Jacques Derrida, « Surtout pas de journalistes ! », in Jacques Derrida. Cahiers de l’Herne n. 83, dir. Marie-Louise Maillet et Ginette Michaud, Paris, Éditions de l’Herne, 2004, p. 38.

[20] Id. Spectres de Marx, op. cit., p. 230, note 1.

[21] Ibid., p. 212.

[22] Ibid., p. 212.

[23] Ibid., p. 213.

[24] Ibid., p. 215.

[25] Jacques Derrida, « L’une des pires oppressions : l’interdiction d’une langue », entretien avec Aïssa, Algérie Littérature / Action, mars 1997, n° 9, pp. 105-116.

[26] Jacques Derrida « La vérité blessante. Ou le corps à corps des langues », entretien avec Évelyne Grossman, Europe, mai 2004, n° 901, p. 19.

[27] Ibid., p. 19.

[28] Ibid., p. 20.

[29] Saint Augustin, Les Confessions, précédées de Dialogues philosophiques. Œuvres, 1, édition publiée sous la direction de Lucien Jerphagnon, traduction par Patrice Cambrone, Paris, Gallimard, 1998, « Bibliothèque de La Pléiade », p. 981, je souligne.

[30] Saint Augustin, Confessions, traduction par Louis de Mondadon, Paris, Édition du Seuil, 1982, « Points Sagesse », p. 249.

MIREILLE CALLE-GRUBER – Comme une cartographie de l’aporie

Mireille CALLE-GRUBER, Comme une cartographie de l’aporie, revue ITER Nº3, 2024.

Carte postale de Jacques Derrida à Mireille Calle-Gruber, 1996
Avec l’aimable autorisation de Jean Derrida.
© Mireille Calle-Gruber

C’était à la Maison des Arts de Créteil, le 17 février 1996. Il y avait eu la représentation de Bérénice dans une bouleversante mise en scène de Daniel Mesguich – bouleversant l’alexandrin aux pieds tremblants, le souffle de la diction au plus intime, et la gestuelle des comédiens rendus intempestivement à la poussière des sols. A l’issue du spectacle, sur la scène, face aux spectateurs, j’avais ouvert la discussion avec Jacques Derrida et Daniel Mesguich : Derrida insista sur « l’antinomie entre deux lois toutes deux inconditionnelles », la loi de l’amour, la loi de l’État, ajoutant qu’il y va toujours « d’une transaction entre deux impératifs également inconciliables »[1]. Peu après, il me retourna la transcription relue de notre dialogue, en joignant une carte postale : elle montre l’image canonique du portrait d’Immanuel Kant, sur lequel Derrida a écrit, de son stylo à encre bleue, avec le tremblé bleu sur noir des jambages manuscrits dont le support photographique réduit par endroits la lisibilité, cette dernière phrase. Il a pris soin, après avoir noté sur le bord en haut du cadre … une transaction entre deux, de répartir les termes de l’antinomie : au front impératifs également, sur les lèvres inconciliables.

Ludique, la carte postale de Derrida n’en est pas moins puissamment questionnante. La triple scansion démultiplie la portée de la phrase : l’injonction pointe l’incontournable « entre deux » qui borde et déborde l’antinomie ; cependant qu’entre le front des impératifs et la bouche dont les inconciliables à la fois disjoignent et scellent les lèvres, le regard du philosophe offre une médiation méditative capable d’endurer l’antinomie. La carte postale de Derrida présente comme une cartographie de l’aporie. Laquelle impose de reprendre et « tourner les mots »[2].

Parmi les mots que Derrida fait tourner et retourne, il y a le « als ob » « comme si » kantien dont le processus analogique spéculatif, lorsqu’il dissémine systématiquement, tourne à l’interrogation derridienne : « Comment ne pas trembler ? » Où la faculté de juger tourne à faculté de trembler.

« Or si », « et si », « et si ? », « comme si », « comme si », « comme si j’étais vivant », « comme si – » :  le tremblé qui travaille l’écriture de Derrida, procède à la tentative  d’une « détotalisation » de la langue philosophique. Une tentative qui, dès lors, opère la spectrographie des concepts, prend les mots au mot et par la racine, s’efforce d’« amadouer »  la langue c’est-à-dire  de l’enflammer comme de l’amadou, et de lui « en faire voir de toutes les couleurs » (Le monolinguisme de l’autre). Elle pratique la greffe d’un « tympan » poiétique – par exemple, la prosodie de Michel Leiris dans Perséphone[3] – pour faire rendre tant réson que raison aux marges de la philosophie[4]. Ou encore, elle entame une transaction entre les deux textes de la bipartition de Glas, avec « ses circoncisions, guillotines, incisions, tatouages encore illisibles » tissant les écrits de Hegel et de Jean Genet, et se demande : « comment le langage vient-il à la colonne ? D’un soleil intérieur »[5].  

Rien n’est politique comme cette poièse de la pensée, laquelle cependant n’oublie pas le rythme cardiaque d’un écrire avec cœur ; plus exactement, écrire avec « la bouche du cœur » (Herzmund), tel le poème de Paul Celan IN EINS (TOUT EN UN) :

IN EINS                                                                      

Dreizehnter Feber. Im Herzmund                          

erwachtes Schibboleth. Mit dir                              

Peuple                                                                        

de Paris. No pasarán.   

                                           

TOUT EN UN

Treize février. Dans la bouche du cœur

s’éveille un schibboleth. Avec toi,

Peuple

de Paris. No pasarán.[6]

Le poème est « une bouche parlante » dont « les lèvres ne s’ajointent plus jamais » car elles sont à la fois celles d’une blessure qui ne se ferme plus et celles d’un appel qui, même lorsqu’il garde le silence, « appelle l’autre sans condition, dans la langue d’une hospitalité dont on ne décide même plus. »[7] L’analyse de Derrida dans Béliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème, se tient – se retient ? – « sur le seuil des cryptes » du poème, tient à ses indécisions, au « processus infini » de « la césure, le hiatus, l’ellipse, autant d’interruptions qui à la fois ouvrent et ferment »[8] sa lecture.

Schibboleth, c’est la question du mot de passe, autrement dit la question du passage des mots – ou non. Ce qu’enseigne la langue du poème, c’est que chaque mot est chiffré, qu’il est plus d’un et lui-même divisible en une multitude. Chaque mot est un schibboleth. Derrida l’éprouve, à l’écoute de GROSSE, GLÜHENDE WÖLBUNG, de sa matière langagière sonore et rythmique, lettre après lettre « murmurées, soufflées, essoufflées, soupirantes ou sifflantes » dont la puissance séminale produit, dit-il, « la mise en onde d’un syllabaire » : ainsi « entre les sch– entre (zwischen) schwa– et schwi– (Schwarzgestirn, Schwarm, zwischen, schwillt) –, les w (Wölbung, Weg, wühlenden, Welt), et, de façon encore plus déterminée, les wi (Widders, Windungen, schwillt). »[9] Dans la coulée de cette dissémination que laissent passer, diminuendo à l’infini, les lèvres de la langue, vient la chance de l’accueil, indécidable et sans condition.

Il y a davantage. Poussant à toute extrémité l’infiniment impossible transaction, Derrida pose l’exorbitante question que le poème adresse au langage du philosophe : « Comment devenir cœur ? »[10] L’expression reprend les mots de Celan – « wie Herzgewordenes » dans Niemandsrose (La rose de personne) :

Auf-                                                             

Gelesene                                                     

kleine, klaffende                                        

Buchecker : schwärtzliches                   

Offen, von                                                   

Fingergedanken befragt                          

nach – –                                                      

wonach ?                                                    

Nach                                                             

dem Unwiederholbaren, nach              

ihm, nach                                                     

allem. 

                                                          

Blubbernde Wege dorthin.

                     

Etwas, das gehn kann, grusslos            

wie Herzgewordenes,                                

kommt.                                                         

É-

lue,

petite fêne, béante,

qu’on ramasse : chose ouverte

et noirâtre

qu’interrogent des doigts-pensées

sur – –

vers quoi ?

Sur

le non-répétable, vers

lui, vers

tout.

             

Chemins qui gargouillent, vers là-bas.

             

Quelque chose, qui peut marcher, sans saluts,

non plus qu’un devenu-cœur,

vient.[11]

Et Derrida de multiplier les inter-rogations : « Chemins (Wege) : quelque chose vient, qui peut aller (Etwas, das gehen kann, (…) kommt). Qu’est-ce qu’aller, venir, aller venir, aller et venir ? Et devenir cœur ? De quelle venue, de quel événement singulier s’agit-il ? De quelle impossible répétition (Nach/ dem Unwiederholbaren, nach/ ihm…) ? »[12]

Avant de rapporter le « devenir cœur » au « cœur circoncis » des Ecritures et à la circoncision du mot CIRCONCIS, auquel Derrida, en vertu de l’homophonie (« un mot en aime un autre ») et au côté du mot milah (aimer), donne l’orthographe du SI : CIR-CON-SI[13], avant tout cela, peut-être faut-il évoquer un « devenir une lettre d’amour » – par les yeux de la langue, la main du poème, les lèvres du cœur. C’est ainsi que Derrida affirme, après Jean-Luc Godard : « Je suis comme lui persuadé que Le Capital est une lettre d’amour (…). Je crois que tout texte est d’une certaine manière une lettre d’amour. »[14] Loin de tout sentimentalisme, l’affirmation de Derrida pend acte de ce que l’écrire en langues est travaillé sans cesse par des énergies et des résistances différentielles, et que, toujours en instance de pouvoir-ne-pas – ne pas arriver, ne pas aller, venir, devenir –, il invite au désir d’apprendre à « lire l’interruption qui de toute façon décidera de la figure même »[15].

Ou à lire, si minime soit-elle, ici, l’espace d’un envoi et d’une image, l’interruption d’une carte-postale-schibboleth.


[1] Jacques Derrida, « A propos de Bérénice », Rencontre-dialogue avec Jacques Derrida, Daniel Mesguich et Mireille Calle-Gruber, Maison des Arts de Créteil, 17 février 1996 (texte inédit).

[2] Voir Jacques Derrida et Safaa Fathy, Tourner les mots, Paris, Galilée, 2000.

[3] Michel Leiris, Biffures. La Règle du jeu I, Paris, Gallimard, 1948. Derrida cite dans leur continuité les pages 85 à 88.

[4] Jacques Derrida, « Tympan », Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, 1972. L’incipit : « Tympaniser la philosophie ».

[5] Jacques Derrida, Glas, Paris, Gallimard, 1974, p. 283.

[6] Jacques Derrida, Schibboleth, pour Paul Celan, Paris, Galilée, 1986, p. 42. Italiques dans le texte.

[7] Jacques Derrida, Béliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, 2003, p.54-55.

[8] Ibid., p. 66.

[9] Jacques Derrida, Béliers, op. cit.,p. 53. Italiques et soulignements sont dans le texte.

[10] Jacques Derrida, Schibboleth, op.cit., p. 15. Italiques dans le texte.

[11] Paul Celan, La rose de personne, tr. Martine Broda, Paris Le nouveau commerce, 1979, p. 82-85.

[12] Jacques Derrida, Schibboleth, op.cit., p. 15.

[13] Jacques Derrida, Circonfession, dans Id. et Geoffrey Bennington, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, période 14.

[14] Jacques Derrida, dans Trace et archive, image et art : rencontre avec Jacques Derrida, sous la direction de Marie-José Mondzain, Cahiers du Collège iconique, communications et débats, 2002, éditions de l’INA, vol. XV, 2003, p. 138.

[15] Jacques Derrida, Circonfession, op.cit., période 10, p. 53.

EVELYNE GROSSMAN – Comme si j’étais un autre (la scène conceptuelle chez Jacques Derrida)

Évelyne GROSSMAN, Comme si j’étais un autre (la scene conceptuelle chez Jacques Derrida), revue ITER Nº3, 2024.

« … tout se passe comme si […] le concept d’écriture commençait à déborder l’extension du langage. A tous les sens de ce mot, l’écriture comprendrait le langage. »
Jacques Derrida, De la grammatologie, p. 16

Comme si… Artaud, Blanchot et d’autres

Partons d’une hypothèse pour tenter d’apprivoiser chez Derrida la fuyante question du comme si, question apparemment si enfantine dans ses ressorts imaginaires, si vertigineuse pourtant, pour peu qu’on la prenne au sérieux, tant il est vrai qu’elle ouvre dans la pensée de brusques déséquilibres qui perturbent l’agencement ordonné du discours philosophique.

On connaît chez Derrida ces envolées d’une étourdissante inventivité, cette jubilante virtuosité dans laquelle il nous emporte, écrivant non pas comme s’il était Artaud (ou, au choix : Blanchot, Sollers, Genet, Joyce, Ponge…), mais dans l’élan d’une proximité quasi fusionnelle à leurs écritures. Il s’en dissocie pourtant, les analysant, analysé par elles, tissant son écriture vocale dans la leur, se réappropriant-désappropriant leur voix à distance savante. Ainsi par exemple, dans Forcener le subjectile, ce texte où apparemment il mimique, mimétise littéralement l’écriture d’Artaud, se coulant dans ses élans, retrouvant la puissance d’ébranlement de cette poésie en acte, renouant avec sa physique désarticulatoire des corps et des mots.

À l’orée de cet essai, Forcener le subjectile, c’est d’abord l’habituelle question préalable de tout commentateur d’Artaud que pose Derrida : comment écrire sur Artaud, après lui ? Et dans quelle langue ? Y a-t-il d’ailleurs une langue propre à Artaud ? Comment la qualifier ? En outre, l’essai de Derrida doit être traduit et publié d’abord en allemand avant de paraître chez Gallimard du fait de la censure exercée par l’héritier d’Artaud sur la publication du catalogue de l’œuvre peint du poète établi par son éditrice, Paule Thévenin. Comment alors, se demande à plusieurs reprises Derrida, les traducteurs allemands vont-ils traduire (doublement traduire) mon texte commentant les dessins d’Artaud ? Instabilité redoublée du texte et questions en série, donc :

« Je suis sûr que ce que j’écris ne sera pas traduisible sans reste en allemand. Ni dans la langue d’Artaud. Faudrait-il écrire comme Artaud ? J’en suis incapable et quiconque d’ailleurs tenterait d’écrire comme lui, sous prétexte d’écrire vers lui, le manquerait encore plus sûrement, perdrait la moindre chance de le croiser jamais dans le dérisoire de cette contorsion mimétique. »[1]

Comment Artaud a-t-il pu écrire sur la peinture de Van Gogh des textes aussi bouleversants, au sens d’un véritable déracinement du regard, demande en substance Derrida. Il faut en effet se garder de céder au cliché trop simple d’un rapport d’identification d’Artaud à son double en miroir : écrivant sur Van Gogh, il parlerait en fait de lui-même, etc. Bien plutôt, le miroir est troublé, à moins qu’il n’ait volé en éclats. Artaud n’a pu entrer dans ce rapport avec Van Gogh « qu’en se livrant lui-même à l’expérience qu’il décrit au moment où il renonce précisément à décrire la stabilité d’un tableau. »[2] Je résume le parcours interprétatif de Derrida : écrivant sur Van Gogh, Artaud n’est plus un sujet mais un jet, une jetée, un projectile se jetant à corps perdu sur la peinture de Van Gogh, à même la toile sur laquelle il écrit. Dans le même mouvement d’ébranlement, se dissolvent le sujet regardant et l’objet regardé ; ce qui déstabilise la toile fait voler en éclats l’assise du sujet lui-même. Artaud n’écrit pas comme s’il était Van Gogh (identification), il écrit en se déportant vers Van Gogh, le traversant dans le trajet d’un transfert (projection). Cette expérience, Derrida la nomme traversée d’une jetée :

 « J’appelle ici jetée le mouvement qui, sans être jamais lui-même à l’origine, se modalise et se disperse dans les trajectoires de l’objectif, du subjectif, du projectile, de l’introjection, de l’interjection, de l’objection, de la déjection et de l’abjection, etc. »[3]

Derrida écrit donc à son tour cette relation instable, inspirée, d’Artaud à Van Gogh dans laquelle Artaud n’imite pas mais met en mouvement des forces, une lancée sans cesse rejouée vers l’autre qui déséquilibre toute ressemblance en miroir. J’ouvre d’ailleurs ici une parenthèse : on sait à quel point en effet Artaud le parano hait les imitateurs comme Lewis Carroll, ce plagiaire qui prétend avoir écrit avant lui, Artaud, l’histoire d’Alice et sa Traversée du Miroir, ou encore comme le comte de Lautréamont, ce faussaire qui a assassiné Isidore Ducasse pour écrire comme lui à sa place, sans parler de Dieu, ce prétendu créateur, copiste suprême qui vole mes mots avant que j’aie eu le temps de les penser, lui qui déjà « lisait mes vers dans ma tête de mort-né ». Et Derrida lui-même n’imite pas l’écriture d’Artaud, il ne reproduit pas un modèle de lecture ou de regard distordu à travers l’autre en miroir – ce qu’Artaud nomme un « regard de traviole ». Notons simplement ceci avant d’y revenir : le comme si chez Derrida déséquilibre toute position d’écriture ; il inscrit dans son élan une autre modalité de la « différance ».

Autre exemple, presque au hasard, ce passage dans Parages où Derrida commente ce titre d’un récit de Blanchot, L’arrêt de mort. Voici ce qu’écrit Derrida :

« Arrête, avec deux r,c’est donc bien ce qui ordonne l’arrêt, mais l’ar(r)ête, c’est aussi, comme nom, cette limite aiguisée, cet angle d’instabilité sur lequel il est impossible, précisément, de s’installer, de s’arrêter. Cette limite joue donc aussi dans le mot et y dessine une ligne de vacillation. »[4]

Prêtons-y attention, c’est précisément sur cette « ligne de vacillation », cette ligne d’instabilité que Derrida écrit ici, à travers Blanchot, dans les failles mêmes d’un texte ouvert en miroir du sien et qu’il répète en écho déformé, le disloquant à son tour au point de rendre leurs écritures quasi indissociables.

Je le formulerais ainsi : cette ligne où toute identité vacille, ligne d’arrête ou de crête, est aussi le fil sur lequel Derrida, un instant funambule, traverse ce déséquilibre ouvert par Blanchot. Si le syntagme « arrêt de mort » les fascine en effet à ce point l’un et l’autre, ce n’est pas seulement en raison des jeux polysémiques qu’il suggère mais d’abord pour les positions discursives précaires, quasi acrobatiques qu’il exige de penser : retournements et distorsions syntaxiques, rétablissements provisoires sous d’autres angles sonores, nouvelles perspectives ouvertes à la pensée – l’ensemble n’allant pas sans une certaine agressivité joyeuse. Comme ici, dans cette phrase de Derrida :

« Il n’y a pas seulement deux sens ou deux syntaxes de l’arrêt, il y a, au-delà d’une mobilité ludique, l’antagonie d’un arrêt à l’autre. L’antagonie dure de l’un à l’autre, l’un relevant l’autre sans répit. L’arrêt arrête l’arrêt. Dans les deux sens. L’arrêt s’arrête. […] [C]omme la mort, l’arrêt reste (s’arrête, s’arreste) indécidable. »[5]

Que veut dire « antagonie », le mot que forge ici Derrida ? Il joue certes sur l’agonie interminable, vraie ou fausse, de tel ou tel « personnage » (protagoniste) du récit de Blanchot mais il évoque aussi à mes yeux l’antagonisme (l’agôn grec) qui marque l’inévitable défilé des rivalités mimétiques entre moi et cet autre qui me ressemble, chez lui comme chez Blanchot : aliénation, dépendance du désir au désir de l’autre, transitivisme, agressivité. Cette aliénation imaginaire au fondement de toute relation au semblable que décrit entre autres Lacan à propos de la construction narcissique du sujet, cette « libido “négative” qui fait luire à nouveau la notion héraclitéenne de la Discorde »[6], rejoint dans sa forme extrême ce que Hegelavait repéré comme lutte à mort des consciences se traduisant dans l’alternative mortifère : c’est lui ou moi. Ici : lutte symbolique des interprétations antagonistes dans l’équilibre précaire de l’arrêt de mort.

De façon plus policée mais non moins résolument agonistique, on pourrait renvoyer ici sans y insister aux controverses diverses, tantôt vives tantôt feutrées, qui opposèrent Derrida à quelques-uns de ceux qui étaient sans conteste les plus proches de lui (à divers points de vue), comme Foucault, Ricœur, Lévinas ou Lévi-Strauss… pour ne rien dire de Lacan. Cette « pulsion de vérité »[7] en lui que Derrida évoqua un jour, n’est sans doute pas étrangère à cette concurrence agonistique en miroir, cette « furieuse passion » (Lacan, à nouveau) que la psychanalyse réfère au moment narcissique structurant le sujet humain. Le rapport « passionnel » à la vérité et à l’interprétation que Derrida défendait n’allait pas sans agressivité.

Troubles dans l’image

Plutôt que la définition kantienne du comme si, je préfère donc évoquer ici la description que quelques psychanalystes comme Hélène Deutsch ou Joyce McDougall ont proposée après Freud. Le « comme si » (als ob, as if), chez elles, décrit un rapport troublé à l’image de soi : mon reflet dans le miroir fait apparaître un autre que je ne parviens jamais tout à fait à prendre pour moi, réactivant ainsi à chaque fois la discordance initiale ou le retard de perception dans lequel mon image la première fois m’est parvenue. D’où ce mimétisme désespéré par lequel certains tentent de rejoindre en lui ressemblant la forme qu’ils imaginent être attendue d’eux[8].

Dans une version plus inquiétante, le retour de ce comme si j’étais un autre, inspire l’image du Doppelgänger, ce Double qui a hanté la littérature romantique ou fantastique, voire l’univers moderne de la fantasy ou des jeux vidéo. Ce qui est déstabilisé dans les structures comme si que décrit la psychanalyse, c’est donc la scène inaugurale du « stade du miroir » dans l’apologue lacanien, ce moment où se joue la première identification subjective, lorsque l’enfant se reconnaît dans l’image unifiée de son corps reflété. Dans ces structures comme si pourtant, quelque chose demeure non unifié et l’image demeure obstinément floue, dédoublée, comme dans une impossible mise au point.

Or – et c’est précisément ceci qui me semble rapprocher paradoxalement Lacan et Derrida, en dépit de tous leurs différends – ce qu’ils repèrent l’un et l’autre au cœur de ce qu’on croit être l’Un originaire, c’est précisément le discord et le retard, la faille et la discontinuité. Ainsi Lacan souligne-t-il la discordance première entre l’animation joyeuse du corps reflété dans le miroir et la réalité de l’infans, son insécurité, son impuissance encore à coordonner ses mouvements. La jubilation qu’il éprouve face au miroir repose donc sur une anticipation imaginaire qui devance le réel corporel, autant dire un leurre où prendra désormais sa source l’instabilité de tout rapport à soi[9]. Et de même, me semble-t-il, le comme si chez Derrida est une ressemblance instable qu’il s’agit de déjouer et rejouer en écrivant précisément sur cette ligne de faille interne au miroir où vacille toute identité.

Alors, le comme si est un fondamental opérateur d’instabilité qui permet de penser et d’écrire en différant indéfiniment, et d’abord de soi-même, ce sujet psychologique que Derrida nomme volontiers unitaire, intentionnel et conscient. Tout se passe comme s’il s’agissait au fond de rejouer à l’envers la scène du miroir. Ce qui est déjoué est justement l’adhérence sans différence, l’illusion de la coïncidence à soi dans le « s’entendre-parler » ou le « se voir-écrire ». Ne nous hâtons pas toutefois d’y entendre un enjeu simplement psychologique ou psychanalytique même si la définition de l’identité y est explicitement soulevée.

Derrida a plus d’une fois désigné le moment husserlien de ses débuts comme un mouvement déclenchant de son écriture après sa longue dépression de la fin des années cinquante[10]. Dès la fin de son Introduction à L’Origine de la géométrie de Husserl, il met en scène dans un vaste mouvement rhétorique les prémices conceptuelles de sa pensée à venir, celle du retard originaire,« l’altérité de l’origine absolue apparaissant structuralement dans mon Présent Vivant ». À l’origine, il y a donc de la faille et du retard, un « Présent vivant » « toujours autre dans son identité à soi-même » et qui « n’est présent qu’en se différant sans relâche. »[11] Le miroir sonore se fissure donc comme le miroir visuel. Derrida reprendra dans La Voix et le Phénomène sa critique du « s’entendre-parler » chez Husserl censé incarner l’auto-affection pure, la proximité de l’être comme présence. Au contraire, souligne-t-il, le « s’entendre-parler » est « ouverture irréductible » et l’auto-affection « produit le même comme rapport à soi dans la différence d’avec soi, le même comme le non-identique. »[12] On voit comment s’ouvre chez Derrida la scène conceptuelle de l’écriture : de cette faille déstabilisant les fondements narcissiques du moi (le double miroir), il fait une arme (dislocation, dissémination, jubilation).

Ce processus permettant de prendre la parole non plus « en son nom » mais au nom de ce qui n’est plus un Je stable en son identité, il s’y réfère sous bien des vocables : la différance, le supplément d’origine, l’écart, l’espacement, la trace. Je diffère de moi dans tous les sens du terme et de là aussi la possibilité d’une jouissance projetée à travers l’écriture.

Dislocation, dissémination, jouissance

J’ai rappelé ailleurs[13] ce que Derrida confia un jour de cette angoisse éprouvée à l’adolescence de n’avoir pas de voix en propre, de voix à lui, alors qu’il était tourmenté par le désir d’écrire. Il se sentait alors « protéiforme », disait-il, comme affligé d’un mimétisme lui faisant recouvrir toutes les apparences et toutes les voix sans jamais réussir à trouver la sienne propre :

« Je me disais : je peux tout écrire et donc je ne peux rien écrire. C’est là que se creusait ce vide que je croyais reconnaître chez Artaud. Comme si je me disais : au fond je ne suis rien, je peux être n’importe qui, je peux prendre telle ou telle posture et donc quelle est ma voie (ma voix) ? »[14]

En clin d’œil à ce que raconte Beckett de l’illumination soudaine qui lui permit enfin d’écrire, on pourrait nommer « illumination husserlienne » ce qui advint à Derrida au tournant des années cinquante : la révélation d’une différance inhérente à soi, d’un espacement qui non seulement permette d’écrire mais en façonne la jouissance secrète. Car ce qu’il découvre dans le s’entendre parler de Husserl, c’est aussi la possibilité d’une écriture où s’érotise l’écart à soi : jouissance d’une pensée écrite sur la ligne vibrante des cordes vocales. La jouissance d’écriture si spécifique à Derrida – et la séduction qu’elle opère – est liée en effet à son oralisation, sa pulsation sonore, sa répétition rythmée, théâtralisée, dans laquelle on entend ce qu’il reconnaîtra immédiatement chez Artaud : une « force pulsive » une pensée de la pulsion. On aurait tort de croire que cela ne s’applique qu’aux textes d’Artaud. Barthes le dit aussi, quoique différemment : écrire, comme lire, engage le corps tout entier.

Plus d’une fois la scène se répète : un écart imperceptible, une dissociation légère, un hiatus… alors l’écriture se déplace et se théâtralise. Question d’oreille ? De regard ? Entre les deux. La scène philosophique chez Derrida (« la scène de l’écriture » comme il la nomme chez Freud) naît de cette faille qui déstabilise toute prétention à affirmer simplement ; elle ouvre un jeu indissociablement conceptuel et érotique. On sait l’importance qu’il a toujours accordée à ce qui dans l’écriture est trace de la voix, et inversement ce qui, dans la voix, est empreint d’écriture. Dans le renvoi de l’un à l’autre, il privilégie l’indécidable de dispositifs d’écriture, ce qu’il appelle parfois des scénographies, gramophonies (chez Joyce, aussi bien), pictographies (chez Artaud). Il déclare ceci par exemple dans un entretien :

« Ce qui m’intéresse, c’est l’écriture dans la voix, la voix en tant que vibration différentielle, c’est-à-dire la trace. […] [J]e n’aime pas tellement écrire pour publier, j’aimerais plutôt parler en position d’écrivain ; ce que j’aime faire, c’est, par exemple, […] donner à entendre dans ce que j’écris une certaine position de la voix, quand la voix et le corps ne se distinguent plus ; et ça passe par la bouche évidemment ; je n’ai de goût que pour ce goût-là, enfin surtout pour ce qui s’écrit par des langues, de bouche à oreille, de bouche à bouche, ou de bouche à lèvres… »[15]

Indécidable vérité : éloge de l’insécurité

La question du comme si interroge ainsi chez Derrida le lien paradoxal qui unit philosophie, exigence éthique et érotisation du concept dans l’écriture. Qu’est-ce qu’un texte, demande-t-il – reprenant la question posée au moins depuis La dissémination – qui ne serait plus un corpus fini d’écriture, un corps bordé en ses limites « mais un réseau différentiel, un tissu de traces renvoyant indéfiniment à de l’autre, référées à d’autres traces différentielles ? »[16] Si tout texte en effet est mis en mouvement, déséquilibré, que reste-t-il de la question même de la vérité, supposée relever d’une définition stable et assurée voire rassurante. Imagine-t-on une vérité indécidable à jamais, en déséquilibre ? Il n’est guère lieu ici de rappeler le lien chez Derrida entre vérité et événement, voire vérité et poésie, sur lequel il revint plus d’une fois. Je me bornerai à suggérer ceci pour finir : la vérité est aussi une question littéraire et la déconstruction s’écrit. Mieux même, comme il le précise dans l’un de ses derniers grands textes politiques, la déconstruction n’a jamais pris la forme objectivante d’un savoir : « inscrite, prise et comprise qu’elle aura toujours été, et toujours reconnu être, dans l’élément même du langage qu’elle met en cause »[17].

En d’autres termes, il n’y eut jamais de séparation chez Derrida entre un premier mouvement « littéraire » ou « linguistique » de sa philosophie où il commenta Mallarmé, Artaud ou Sollers et un « tournant » politique (political turn, ethical turn) dans les années 1980 ou 1990. Comme il le dit lui-même plus d’une fois, « la pensée de la politique a toujours été une pensée de la différance et la pensée de la différance toujours aussi une pensée du politique, du contour et des limites du politique »[18]. La question est donc moins de chercher les traces des prises de parti politiques, de « contenus » politiques dans sa pensée que de montrer que la scénographie derridienne est aussi et de bout en bout politique.

Je n’en prendrai qu’un exemple, celui de sa critique virtuose du cercle où la démocratie se referme lorsqu’elle se rassemble en son « propre » (ipsocentrisme), décrivant le « cycle de la théologie politique à la fois paternaliste et patriarcale ». De son étourdissant développement « en roue libre » (comme il le formule lui-même drôlement), je ne retiendrai qu’un extrait, morceau de bravoure littéraire et poétique, analyse aiguë s’il en fut des dévoiements inhérents à la roue démocratique :

« Quand je dis “roue”, je ne me réfère pas davantage, ou du moins pas encore, à la figure purement géométrique du cercle ou de la sphère. […] Il paraît difficile de penser le désir ou la nomination de quelque espace démocratique sans ce qu’on appelait en latin une rota, sans la rotation ou le roulement, sans la rondeur ou la rotondité giratoire du rond qui tourne en rond, sans la circulation, fût-elle pré-technique, pré-machinique et pré-géométrique, de quelque tour ou plutôt de quelque retour automobile et autonomique à soi, vers soi et sur soi, à soi et sur soi de l’origine, qu’il s’agisse de l’auto-détermination souveraine, de l’auto-nomie du soi, de l’ipse, à savoir du soi-même qui se donne à lui-même sa loi, de toute auto-finalité, auto-télie, du rapport à soi comme être en vue de soi, à commencer par soi à fin de soi, autant de figures et de mouvements que j’appellerai désormais, pour gagner du temps et parler vite, rondement, l’ipséité en général. Par “ipséité”, je sous-entends donc quelque “je peux” ou à tout le moins le pouvoir qui se donne à lui-même sa loi, sa force de loi, sa représentation de soi, le rassemblement souverain et réappropriant de soi dans la simultanéité de l’assemblage ou de l’assemblée, de l’être-ensemble, du “vivre ensemble” comme on dit aussi. »[19]

On l’aura entendu, ce que met en scène ici Jacques Derrida c’est la critique d’un certain narcissisme collectif qui, comme le paon, fait la roue ; retour sphérique à soi sans différance, lien insidieux du cercle et du tout de la totalité, pour ne pas dire du totalitarisme : « Le tout fait un tout avec lui-même, il consiste à totaliser, donc à se rassembler en tendant vers la simultanéité ; et c’est là que le tout, comme tout, est un avec soi, ensemble avec lui-même »[20].

Dans l’effusion lyrique que mime ici l’écriture inspirée de Derrida, se fait entendre la force d’entraînement des dérives funestes qui toujours menacent la démocratie, cette « topologie auto-immunitaire » comme il la nomme, excluant au-dehors les « ennemis domestiques » de la démocratie. Car précisément, et il l’affirme aussi d’autre part, ce qui définit la démocratie c’est justement qu’elle n’est jamais « proprement ce qu’elle est, jamais elle-même »[21]. Comme tout sujet, la démocratie se diffère, elle renvoie à un autre qu’elle-même. Par où l’on retrouve la même frontière incertaine, le même angle d’instabilité, le même renvoi à un autre que soi qui marque depuis le début la vacillation incertaine du sujet pour Derrida, son indécidable « arrêt de mort ».

Alors le trouble inaugural – « quelle est ma voie (ma voix) ? » – devient mode de penser. C’est sans doute ici l’un des mouvements fondamentaux auquel invite Jacques Derrida : transformer sa propre insécurité vitale en style de vie : philosophique, politique et poétique.


Source image : photographie, Alexandra Grossman


[1] Jacques Derrida, Forcener le subjectile, in Id. et Paule Thévenin, Antonin Artaud. Dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986, p. 60. Derrida souligne.

[2] Ibid. p. 63. Je souligne.

[3] Ibid. Derrida souligne.

[4] Jacques Derrida, Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 154.

[5] Ibid. p. 159

[6] Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 116

[7] À propos de ce qu’il appelle ses « textes de contestation un peu provocante dans certains milieux », il confia un jour ceci : « Il m’est arrivé quelquefois d’écrire des textes dont je savais qu’ils allaient heurter. Ils étaient par exemple critiques à l’égard de Lévi-Strauss ou de Lacan – je connais tout de même assez bien le milieu pour savoir que cela allait faire des histoires – eh bien, il m’était impossible de garder cela pour moi. Cela, c’est une loi, c’est comme une pulsion et une loi : je ne peux pas ne pas le dire. » Jacques Derrida, « La vérité blessante ou le corps à corps des langues », entretien avec Evelyne Grossman, revue Europe, n. 901, mai 2004, p. 20-21. Voir aussi Lacan, « L’agressivité en psychanalyse » [1948], in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

[8] Sur ces notions de « structure as if » ou de « faux self » voir par exemple : Helen Deutsch, La Psychanalyse des névroses, Paris, Payot, 1970 ; Joyce McDougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978. Également D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.

[9] À propos de la discordance, voir Lacan, Écrits, op. cit. p. 94-95

[10] Sur tout ceci, voir la biographie de Benoît Peters, Derrida, Paris, Flammarion, 2010.

[11] Jacques Derrida, Introduction à L’origine de la géométrie de Husserl, Paris, P.U.F.,1962, p. 170-171.

[12] Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, P.U.F., 1967, p. 92.

[13] Evelyne Grossman, L’Angoisse de penser, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008, p. 43-45.

[14] Jacques Derrida, « Les voix d’Artaud (la force, la forme, la forge) », entretien avec Evelyne Grossman, Le Magazine littéraire, n. 434, septembre 2004, p. 35.

[15] Jacques Derrida, « Dialangues » [1983], repris dans Points de suspension, Paris, Galilée, 1992,p. 150. Un exemple encore, de cette jouissance de l’indécidable ? « […] et le voici qui plie sous le fardeau, il l’assume sans l’assumer, nerveux, inquiet, traqué, cadavérisé comme la bête qui fait la morte et se confond avec le feuillage, la littérature en somme, pour échapper aux assassins ou à leur meute, cadavre qui se porte lui-même, lourd comme une chose mais léger si léger, il court il vole si jeune et léger futile subtil agile délivrant au monde le discours même de ce simulacre imprenable immangeable, la théorie du virus parasite, du dedans/dehors, du pharmakos impeccable, terrorisant les autres par l’instabilité qu’il porte partout, un livre ouvert dans l’autre, une cicatrice au fond de l’autre, comme s’il creusait le puits d’une escarre dans la chair […] », « Circonfession » Jacques Derrida par Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, p. 282-83.

[16] Jacques Derrida, Parages, op. cit. p. 127.

[17] Jacques Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 206, n. 2.

[18] Ibid. p. 64. Derrida souligne.

[19] Ibid. p. 30. Derrida souligne.

[20] Ibid., p. 32.

[21] « La démocratie est différantielle, elle est différance, renvoi et espacement. […] La démocratie n’est ce qu’elle est que dans la différance par laquelle elle se diffère et diffère d’elle-même. », ibid. p. 63.

SANTIAGO CANEDA LOWRY – Glôture de la métaphysique IV : Comme si tout était entre guillemets

Santiago CANEDA LOWRY, Glôture de la métaphysique IV : Comme si tout était entre guillemets, revue ITER Nº3, 2024.

Si l’ailleurs était ailleurs, ce ne serait pas un ailleurs.
D’ailleurs, Derrida

Comment peut-on encore penser et écrire, quand nous savons que les mots sont vieux, inexacts, violents, injustes, etc. ? Telle est la difficulté qui inspire mon texte.Chaque mot « présent », autrement dit, chaque mot qui est « là », dans le texte, est insuffisant. Il trahit cela même que nous tentons de dire ou de relever. C’est alors que nous avons recours aux guillemets (entre maints autres procédés, comme les ratures ou les mots cochés, les italiques, les avertissements aux lecteurs, etc.). Nous savons très bien qu’il n’est plus possible aujourd’hui d’employer dans un texte philosophique, par exemple, le mot « présent » sans guillemets, sans ces petits gardiens qui sont, à la fois, une façon de dire « comme si » (« comme si c’était possible que quelque chose, n’importe quoi, soit présent, ici et maintenant »), et aussi une façon de marquer ou de pré-marquer le contexte dans lequel nous nous trouvons, en renvoyant ce mot à son propre contexte. Ce petit geste dans le texte, ces quatre marques qui flottent en l’air et veillent sur le mot, ce signe de la main, non seulement décramponne, comme dit Derrida, mais semble aussi citer un texte impossible, localisé ailleurs, dans une sorte de postérité métaphysique où son sens sera enfin libéré de tout ce qui nous oblige à entourer ce mot de guillemets.

Nous devrions tout écrire entre guillemets, déplacer complètement l’événement qui a lieu dans le texte, le rendre absolument indécidable. Ou bien accepter que tout ce qui a lieu dans le texte, chaque mot, chaque lettre, se trouve déjà entre guillemets, mais nous nous serions lassés de les mettre au fur et à mesure. Lire et penser à l’époque de la clôture consisterait, donc, à couvrir chaque mot de guillemets pour les (re-)dé-couvrir. Mais il y a tellement de mots que le travail serait interminable. Nous pourrions, par conséquent, choisir de commencer « quelque part où nous sommes »[1].

Pour autant, le mot qui est « présent » dans le texte, quel qu’il soit, n’y suffit pas. Dire cela n’implique aucune nouveauté, mais nous persévérons dans ce désir, celui de dire des choses originales, voire révolutionnaires, avec des mots qui, d’après nous, sont périmés. Il ne s’agit pas seulement, ici, d’un « comment ne pas parler/écrire ». Au contraire, ce qui m’intéresse, c’est justement : comment parler ? Comment parlons-nous et comment écrivons-nous « malgré » tout ? Quelle est la langue d’une époque, celle de la clôture de la métaphysique, à partir de laquelle nous croyons distinguer, au-delà de l’horizon, des images que nous sommes pourtant incapables de décrire sans faire appel aux vieux mots que nous déplaçons ? Les guillemets ont cet effet (entre autres) : ils déplacent notre texte, comme si ce que nous cherchions à dire était écrit ailleurs. Or, ceci n’a-t-il pas lieu sans arrêt ?

Derrida s’est toujours montré très attentif aux guillemets, s’il y a quelque chose comme une « question des guillemets ». Depuis De l’esprit à Le toucher, Jean-Luc Nancy, mais aussi dans certains entretiens ou dans des textes moins connus, cette lecture attentive de Derrida pourrait constituer une sorte de « théorie » des guillemets, de leur usage en philosophie et de leurs effets. Mon but, ici, consiste à ébaucher, ne serait-ce que sommairement, cette problématique qui pourrait nous aider à mieux comprendre comment nous parlons à l’époque de la clôture de la métaphysique, mais aussi, comment nous nous y prenons avec la « difficulté », voire même l’incapacité, de nous libérer des mots-de-la-tradition. C’est cette même « difficulté » qui nous amène à chercher une façon de parler, de penser, d’écrire qui puisse nous sortir de la métaphysique, malgré l’inéluctable réappropriation qu’elle opère, quels que soient nos efforts, condamnés que nous sommes à vivre sous son signe. Comment parler, penser, écrire sans nous lasser de vivre cette défaite, ce « malgré tout » que nous assumons dès l’origine de notre projet ? Ajouté à ces questions, j’espère que mes développements permettront également d’exposer les usages et les significations des guillemets dans les textes de Derrida, sa façon de « mettre entre guillemets » dans les lectures et réflexions qu’il mène au sujet de la clôture et de ses frontières.

Cramponnement

Le plus souvent, pour Derrida, les guillemets sont synonyme de précaution : c’est un geste de prévoyance et d’isolement face à la contamination toujours possible d’un mot. Ces guillemets de précaution jouent un double rôle. D’une part, l’isolement implique une distance historico-théorique par rapport à ce mot : nous le mentionnons, mais nous ne l’utilisons pas (c’est ce que Derrida emprunte à la speech act theory avec sa différenciation entre les notions de mention et use). D’autre part, ce geste implique déjà une dénonciation, une dénaturalisation du contexte, lequel se met à l’abri en isolant le mot sous la protection immunitaire des guillemets, ce qui n’est pas sans nous rappeler l’épochè husserlienne : « En général les guillemets opèrent comme des pincettes ou des pinces à linge destinées à tenir à distance […] [ils] signifient un geste de méfiance à l’égard d’un concept pur de toute contamination »[2]. Précisons que, même si nous les séparons ici eu égard à une certaine contrainte pour ainsi dire pédagogique en vue de les mettre à nu, ces deux cas se co-impliquent. Derrida explicite cette séparation entre mention et usage, par exemple, dans La Bête et le souverain : « Quand nous mentionnons ou citons un mot entre guillemets, nous en suspendons l’usage. Notre référent est le mot lui-même et non la chose qu’il est supposé désigner »[3].

Lorsque nous mettons des guillemets, nous passons le texte au crible[4]. Le mot reste ainsi enfermé, confiné, telle une bête que l’on peut dès lors exposer sans risque à la vue du public. Ensuite vient l’exercice paléonymique propre à chacun selon ses cheminements, lors duquel nous parcourons l’histoire et les significations du mot en question, ce que celui-ci cherchait à dire à un moment donné, mais aussi par lequel nous allons clarifier la consistance logique ou hiérarchique de l’un de ses usages précis. N’oublions pas, cependant, que s’il nous faut prendre ces précautions, c’est parce que nous ne disposons pas d’un autre mot qui puisse dire la même chose de la « même » façon, et que nous ne pouvons pas laisser loin derrière nous l’usage désuet de ce mot que nous avons capturé. Or, cette façon de nous servir d’un mot, de garder, de conserver le vocabulaire traditionnel, préserve en même temps le contexte que pourtant nous dénonçons par nos précautions. C’est ainsi que Derrida l’explique lors d’un entretien, en mettant en pratique la force performative des guillemets : « Les noms de “femme” ou d’“homme”, au sens courant qui garde son autorité entre les guillemets, continuent de désigner tout ce que commande le “destin anatomique”. »[5]

Cette distinction entre mention et usage déplace déjà le lecteur qui, par conséquent, peut constater que c’est justement l’usage de ces mots qui devient problématique. Il s’agit, en somme, d’une stratégie qui déstabilise le sens « traditionnel » d’un mot (tout ce qui pourrait se ranger sous cette notion d’« usage ») qu’elle fixe et cramponne à la fois, moyennant cette distinction que les guillemets mettent en œuvre. C’est ainsi que Derrida l’expose dans De l’esprit, qu’il consacre ‒ c’est bien connu ‒ à une révision approfondie de l’usage des guillemets qui apparaissent et disparaissent d’un texte à l’autre de Heidegger[6]. Il montre de la sorte que celui-ci « assume [le mot « esprit »] ainsi sans l’assumer, [qu’]il l’évite en ne l’évitant plus. »[7]

Attrapé dans ce double bind, le mot serait, donc, sous contrôle. Et en décrivant comment Heidegger use des guillemets avec le mot « esprit », Derrida semble esquisser une démarche qui libérerait le mot « esprit » de son fardeau, de sa contamination par la métaphysique. Comme si, de lui-même et après un séjour entre guillemets, l’esprit pouvait revenir propre, voire déconstruit. C’est en suivant la trace de ces guillemets qu’il trouve également la stratégie permettant de faire la distinction entre mention et use, encore que, en 1926-1927, Heidegger continue à laisser l’esprit entre guillemets :

« L’hospitalité offerte [au mot « esprit »], en tout cas, ne va pas sans réserve. Même quand on l’accueille, le mot se trouve contenu sur le pas de la porte ou retenu à la frontière, flanqué de signes discriminants, tenu à distance par la procédure des guillemets. »[8]

Je pense, néanmoins, que c’est là que se trouve l’une des clés les plus intéressantes de toute cette question, puisque, du moment qu’il est entre guillemets, le mot est capable de faire ‒ ou d’être ‒ deux choses à la fois, aussi contradictoires qu’elles soient : « À travers ces artifices d’écriture, c’est le même mot, certes, mais aussi un autre »[9]. Vient ensuite une description de la « loi des guillemets ». Avant de poursuivre, je me permets de citer en détail le parcours de Heidegger que Derrida retrace, car je considère que c’est un excellent exemple des démarches ou des procédures que nous entreprenons lorsque nous essayons de parler, de penser, et d’écrire à l’époque de la clôture :

« Heidegger a commencé par utiliser le mot “esprit”. Plus précisément, il l’a d’abord utilisé négativement, il l’a mentionné comme ce mot dont il ne fallait plus se servir. Il a mentionné son usage possible comme ce qu’il fallait exclure. Puis, deuxième temps, il s’en est servi à son compte mais avec des guillemets, comme s’il mentionnait encore le discours de l’autre, comme s’il citait ou empruntait un mot dont il tenait à faire un autre usage. Ce qui compte le plus, c’est la phrase dans laquelle s’opère cet entrelacement subtil, en vérité inextricable, d’“usage” et de “mention”. La phrase transforme et déplace le concept. De ses guillemets, comme du contexte discursif qui les détermine, elle appelle un autre mot, une autre appellation, à moins qu’elle n’altère le même mot, la même appellation, et ne rappelle à l’autre sous le même. »[10]

Dans cet emploi des guillemets, en tant que précaution ou mesure de sauvegarde face à la contamination d’un mot, afin que l’usage « vulgaire » de celui-ci n’infecte pas ce que nous cherchons à dire, on peut distinguer, au moins, deux étapes : une première étape au cours de laquelle nous dénonçons, nous criblons le contexte qui se rapporte à cet « usage » dans le but ‒ deuxième étape ‒ de conserver le même mot pour qu’il devienne un autre mot qui, tout en étant le « même », se mette à dire autre chose. Par conséquent, dénonciation et conservation se co-impliquent. Ou mieux encore, on pourrait dire que le fait même de conserver le mot entre guillemets provoque la dénonciation du contexte, et par cet exercice, le mot, tout en étant le même, en va à se comporter autrement. Dans le cas de Heidegger lu par Derrida, ces marques laissent des traces, et c’est pourquoi l’« esprit » revient, et revient même déchaîné dans le Discours du rectorat. Mais il s’agit là d’une autre histoire qu’on peut suivre dans le texte de Derrida auquel je renvoie, pour revenir, quant à moi, à l’énoncé qui définirait la loi des guillemets :

« C’est la loi des guillemets. Deux par deux ils montent la garde : à la frontière ou devant la porte, préposés au seuil en tout cas et ces lieux sont toujours dramatiques. Le dispositif se prête à la théâtralisation, à l’hallucination aussi d’une scène et de sa machinerie : deux paires de pinces tiennent en suspension une sorte de tenture, un voile ou un rideau. Non pas fermé, légèrement entrouvert. »[11]

Toujours entrouvert, pourrions-nous dire, au-delà du rideau de l’amphithéâtre heideggérien. En tout cas, la précaution consistant à mettre entre guillemets, surtout si l’on tient compte de l’exemple de l’« esprit » chez Heidegger, montre qu’une fois le mot enfermé, il n’est pas pour autant maîtrisable : les significations que nous voulions éviter à l’aide des guillemets sont toujours possibles, contaminantes et inexorables ; les mots de la tradition ne peuvent être purifiés, ni domestiqués. Ils appartiennent, en effet, à la tradition métaphysique. Bien entendu, nous pouvons dénaturaliser les notions qui se réfèrent à leur emploi traditionnel, mais nous ne pouvons pas éviter la hantise de leurs différents sens, pas plus que leur invasion. On aura beau retrancher des sens à l’« esprit», celui-ci pourra toujours re-devenir une fois de plus ce qu’il était auparavant.

Mais les guillemets retranchent-ils ou rajoutent-ils ? Seraient-ils une technique de conservation d’un reste ? Nous ne ferions que simplifier si nous proposions ici un parallélisme ou une identification avec la description que fait Derrida du « X sans X » blanchotien, bien que les résonances semblent nous inviter à le faire :

« Le même mot et la même chose paraissent enlevés à eux-mêmes, soustraits à leur référence et à leur identité, tout en continuant de se laisser traverser, dans leur vieux corps, vers un tout autre en eux dissimulé. »[12]

Le « X sans X » partage avec les guillemets de précaution ce désir de « purification » (mais, bien entendu, comment écrire aujourd’hui ce mot si ce n’est entre guillemets ?) et fait, comme on dit, de nécessité vertu, en cherchant à ôter à un mot ce qui le cloue à la tradition tout en le conservant, malgré tout, en tant que vieux mot. C’est ce « malgré tout » qui m’intéresse ici, car c’est lui qui, du même, va tirer autre chose :

« Il remarque le même X (X sans X), sans l’annuler, du tout autre qui l’écarte de lui-même. Absolument, jusqu’à lui faire perdre toute mémoire de soi, tout rapport à soi […] [et il] laisse tout intact (sauf, indemne) en apparence, la langue, le discours, la conscience, le corps, etc., à l’instant même où il a laissé s’opérer en silence un ravage absolu, un rapt, une rature instantanée. »[13]

Ce « malgré tout » continue à habiter ces mots sans leur nuire, sans aller à leur encontre, « toujours écrit pour eux, mais sans eux, au-delà d’eux »[14], de façon à ce que le mot soit deux choses à la fois, comme si c’était possible.

Ce qui intéresse ici Derrida, c’est cette paléonymie instantanée que produit le sans blanchotien. Mais comment savoir ce que ce sans va retirer au mot, et jusqu’où peut-on le savoir ? Voici deux réponses provisoires.

D’une part, le « X sans X » ressemble plutôt à un point d’arrivée, au moment où il n’est plus possible de poursuivre l’« analyse », quand nous croyons avoir dépouillé le mot de toute sa vieillesse et nous le (re)présentons à côté de son double purifié dont la seule garantie est le sans servant de médiation entre lui et ce double. D’autre part, au moment où nous mettons en pratique un savoir et, plus précisément, un savoir limitatif, douanier, nous rentrons et retombons dans le jeu de la tradition (métaphysique). Bien entendu, lorsque je parle ici du « X sans X », il n’est pas dans mes intentions d’avoir raison de lui en lui opposant une soi-disant meilleure stratégie qui serait celle des guillemets. Il ne s’agit surtout pas de simplifier les choses. Au moment de réfléchir à ce « comment parler à l’époque de la clôture de la métaphysique », nous constatons que les guillemets ne se comportent pas de la même façon dans le texte, surtout dans le texte derridien dans lequel ils finiront par avoir de tout autres « effets ».

Dans ce cas, c’est en suspendant l’usage d’un mot que celui-ci va commencer à dire autre chose. Quelque chose de différent, et en différée, bien qu’il soit toujours le même. Il serait tentant ici de mettre au même niveau les effets des guillemets et la stratégie de la différance (un texte peuplé de guillemets) mais, dans ce cas, c’est justement parce que les mots qui sont « là » ne peuvent plus nous aider. Quand un mot considéré comme « originaire » se trouve entre guillemets dans un texte, il fait déjà beaucoup plus que montrer son insuffisance ou son débordement : il met également en question tout ce qui lui sert de support de sens. Les guillemets peuvent provoquer ce double effet, sans pour autant s’identifier à la différance comme telle, ni au « concept » de différance qu’ils mettent aussi en suspens. Surtout parce que nous ne pouvons plus parler de l’« être » sans les ajouter ; pour pouvoir en parler à l’époque de la clôture, il faut faire comme si tout était entre guillemets, comme si tout « être » était entre guillemets. Les guillemets sont, en ce sens, une trace de plus, une autre façon de mettre en œuvre la stratégie de déstabilisation que Derrida nous décrit lorsqu’il parle de la différance :

« [C]’est ce qui fait que le mouvement de la signification n’est possible que si chaque élément dit “présent”, apparaissant sur la scène de la présence, se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé et se laissant déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur, la trace ne se rapportant pas moins à ce qu’on appelle le futur qu’à ce qu’on appelle le passé, et constituant ce qu’on appelle le présent par ce rapport même à ce qui n’est pas lui : absolument pas lui, c’est-à-dire pas même un passé ou un futur comme présents modifiés. »[15]

Les guillemets constitueraient donc, dans le texte derridien, une sorte d’intervalle, de temporalisation et d’espacement qui suspendraient momentanément le temps continu de la métaphysique. La précaution des guillemets devient, par conséquent, autre chose. On pourrait dire : se maintenir entre guillemets fait que tout change. D’une part, le mot reste cramponné à notre texte, certes, indemne et intouchable, mais, d’autre part, c’est grâce à ce cramponnement, que nous déplaçons et faisons glisser, ne serait-ce qu’un instant, le sens du mot hors de sa continuité « naturelle » et de son usage. Il n’est plus question du mot en tant que tel (des mots en tant que tels), mais du déplacement du sens en général que son cramponnement provoque par l’usage des guillemets.

La tâche du cramponnement ne cesse jamais, et c’est au moment où nous croyons que nous en avons fini, que l’animal enfermé a été domestiqué, que le mot revient en portant avec lui tout ce que nous avions cherché à supprimer pour le purifier. C’est ce que Derrida décrit, en somme, au sujet de l’« esprit » heideggérien : « La métaphysique revient toujours »[16]. Ce qui est inscrit à même le mot, rien ne peut l’effacer de façon définitive.

Que se passe-t-il lorsque nous mettons un mot entre guillemets ? « Ça décramponne. Comme des crampons qui décramponnent. […] Mais les crochets d’écriture – les tirets, les “parenthèses” (les guillemets) – cramponnent aussi[17]. Une écriture double, redoublée par ce petit geste des guillemets qui, à la fois, lâche et cramponne le mot. C’est par précaution qu’on veut cramponner le mot en se limitant à le mentionner pour que son usage ne contamine pas le texte, et c’est cette précaution qui produit son double : l’un hante l’autre, et réciproquement. Une relation qui n’en finit pas et, lors de laquelle, rien ne reste à sa place. Les mots sont problématiques et, évidemment, il faut les changer, les éviter ou les abandonner. Ce que les guillemets de précaution nous montrent, c’est que les mots ne constituent pas plus le problème comme tel que sa solution. Ces guillemets sont bien plutôt le signe du processus interminable de réappropriation de la métaphysique.

Nous misons tout sur les mots, nous leur faisons confiance, afin qu’ils en finissent une fois pour toutes avec cette clôture interminable, comme si les mots pouvaient perdre, ou effacer, leur mémoire. On peut toujours rêver d’un vocabulaire entièrement neuf, inventé ou réinventé, capable de faire dire aux mots autre chose. Derrida parle d’inventer un nouveau langage afin qu’un mot puisse nous affecter tout autrement, et aussi afin de rendre possible cette perte de mémoire. Permettez-moi de spoiler : c’est la méfiance qui l’emportera. Mais, pour le moment, revenons à ce glissement qui a lieu au moment même du cramponnement.

Glissement

« Mais il faut parler ». C’est ainsi que commence l’une des sections de l’article « De l’économie restreinte à l’économie générale » dans laquelle surgit cette question de l’inadéquation des mots, selon Bataille, mais aussi de la possibilité et de la façon de dire cette inadéquation, ainsi que d’un certain devoir de la dire. Le silence, dire le silence, se manifeste comme le paradoxe qui donne à voir ladite inadéquation. Car, en effet, il faut parler, il faut employer le langage même pour lui faire dire son insuffisance, son reste. Ici, Derrida va encore ébaucher la formulation de ce qui pourrait être notre rapport à ces vieux mots, ainsi que notre crainte quant au risque de leur contamination inévitable : « Nécessité de l’impossible : dire dans le langage – de la servilité – ce qui n’est pas servile »[18]. Le mot silence serait capable d’une telle impossibilité : il dit que le sens fait défaut mais, en faisant taire le sens, « il glisse et s’efface lui-même »[19]. Un double geste, encore, sinon capable de mettre le sens en échec, de faire, du moins, la preuve d’une certaine stratégie afin que le langage dise sa propre indigence, et qu’à la fois, il devienne lui-même le lieu de sa présence aussi bien que de son absence. Derrida décrit cette opération comme un glissement, qui est risqué, précise-t-il, puisqu’elle met en jeu le sens tout en s’exposant à le perdre. Mais aussi parce que ce risque peut également fournir, donner un sens à cette opération. Donner raison à la raison. Et Derrida mise cette fois sur ce risque :

« Pour courir ce risque dans le langage, pour sauver ce qui ne veut pas être sauvé – la possibilité du jeu et du risque absolus – il faut redoubler le langage, recourir aux ruses, aux stratagèmes, aux simulacres. »[20]

Ce qui nous intéresse avec les guillemets, c’est cette conjonction du glissement et du risque, compte tenu, justement, du rapport qu’ils entretiennent avec l’impossibilité de lâcher les vieux mots, malgré le penchant de ces mots à retourner à la métaphysique : ce glissement qui produit la répétition du même. Ce n’est que maintenant que nous comprenons les risques qui accompagnent l’usage des guillemets. Un risque, d’ailleurs, affirmé, qui caractérise parfaitement le travail de Derrida. Nous avons également noté ci-dessus que ce qui a « le plus de prix » dans cette stratégie n’est pas tant le changement qui se produit dans le mot lui-même, lequel peut devenir un autre tout en restant le même, mais bien plutôt la restance et la résistance du mot. Une autre façon de dire le risque. À savoir, nous pouvons faire dire au mot tout autre chose, moyennant nos précautions, ratures, guillemets, mais ledit mot ne cessera pas pour autant de dire ce qu’il dit. On peut toujours le mettre en suspens, mais on ne pourra jamais l’effacer. C’est, donc, ce stratagème, son « effet » qui met tout sens dessus dessous : d’un côté, en suspendant la continuité de l’usage d’un mot pour lui faire dire autre chose, voire pour lui faire dire au plus juste l’impossible (lequel n’est pas nécessairement son contraire absolu, comme s’il s’agissait là d’une somme sans reste) ; de l’autre côté, en greffant le mot autre part et à un autre moment, autrement dit, en greffant l’altérité à même le mot. En dénonçant le contexte qui explicite l’usage d’un mot, on le dénaturalise sans doute, mais la précaution nous conduit encore plus loin, en un point où le « cramponnement » du mot finira par signifier aussi « glissement » :

« Comme il s’agit […] d’un certain glissement, ce qu’il faut bien trouver, c’est, non moins que le mot, le point, le lieu dans un tracé où un mot puisé dans la vielle langue, se mettra, d’être mis là et de recevoir telle motion, à glisser et à faire glisser tout le discours. Il faudra imprimer au langage un certain tour stratégique qui, d’un mouvement violent et glissant, furtif, en infléchisse le vieux corps pour en rapporter la syntaxe et le lexique au silence majeur. »[21]

Ce sont les guillemets qui fixent ce mot-point, par leur aptitude à cramponner le vieux mot, à le transformer en tout autre chose, à déplacer son sens et, de la sorte, à le faire glisser. Sans, pour autant, ôter à ce mot quoi que ce soit.

Si le cas de Heidegger dont nous avons parlé plus haut nous a montré que le cramponnement prudent des guillemets était incapable de domestiquer l’« esprit », nous allons suivre maintenant l’exemple du « toucher ». Dans sa lecture de Jean-Luc Nancy, Derrida signale un certain manque de précaution dans l’insistance nancyenne du toucher. Précaution de Derrida accompagnée d’un scepticisme (que Nancy qualifiera de rabbinique dans sa réponse au livre de son ami), doute derridien quant à ce que ce « toucher » puisse être différent de tout autre toucher le précédant. Que ce toucher soit, par exemple, capable de se libérer de ce « mégalovirus » du toucher où tout se touche, et de dire cette libération avec les mots d’aujourd’hui. Pour exprimer ce doute ou cette suspicion, Derrida commence par pointer dans le livre de Nancy certains guillemets qui touchent sans trop toucher au mot « toucher », et qui, à un autre moment, constituent aussi une (solli)citation de ce mot, « peut-être parce que ladite chose ne répondait pas généralement ni proprement (apte) à son nom commun. »[22] L’inadéquation que provoque le toucher est telle qu’« il fallait changer tout le langage, tout récrire, tout ex-crire, pour qu’on pût proprement (apte) parler et penser le toucher »[23]. Double jeu, encore, d’une précaution qui finit par en ébranler le sens. Il fallait changer le langage, c’est entendu, pour que ce toucher rende touchable la liberté, comme dans le texte de Nancy. Mais aussi pour que ce toucher touche sans « trop » y toucher, ce « trop » ne signifiant, en vérité, que le fait de toucher sans y toucher. Il semble que les guillemets sont toujours là quand un mot cherche à faire l’impossible.

Au fil de l’ouvrage, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Derrida relève les guillemets qui, tous, disent justement cette inadéquation. Par exemple, chez Didier Franck, qui parle d’un temps qui « précède » le temps[24], ou chez Husserl où l’on retrouve une « Leibhaften » qui ne signifie pas proprement « incarnée »[25]. Derrida a lui-même recours aux guillemets, aux italiques, au « comme si », dès qu’il s’agit de plonger dans une question minée, bourrée de pièges et qui, par conséquent, fait constamment courir le risque d’une contamination. Il avance à tâtons pour savoir de quelle façon s’y prendre avec le toucher, le sens et ses sens, afin d’éviter que tout cela se retourne contre lui, cherchant à toucher avec tact, sans trop y toucher. Derrida manque en quelque sorte de compréhension à l’égard de cette insistance de son ami au sujet de ce mot, « toucher », voire d’un toucher sans guillemets. Il se méfie que ce mot puisse faire autre chose que ce qu’il a toujours fait, de sorte que le toucher ne touche pas d’une seule manière. Pour qu’il n’y ait donc pas « le » toucher, il faudrait que le tact, geste par excellence de la (ré)appropriation, n’y touche pas trop. La commotion est telle que le corps lui-même ne nous permet plus d’imaginer, de soigner ou de penser cet autre tact.

Le toucher… serait aussi une représentation de cette façon de laisser en suspens le toucher. Une sorte d’intuition conduit Derrida à se demander s’il n’est pas en train de courir à son tour le risque de trop y toucher, de conditionner quelque arrivant caché dans ce Corpus ébauché par Nancy, et que lui s’efforce de « toucher mais ne pas toucher, surtout pas, toucher sans toucher, toucher mais en veillant à éviter le contact. […] [C]e toucher qui touche à peine, ce n’est pas un toucher comme un autre, là même où il ne touche qu’à l’autre »[26]. Surtout, ne pas « toucher » le toucher. Le livre finira par esquisser ce que l’on pourrait appeler une hapstinence, un tact qui se risque à toucher sans toucher. Cette difficulté requiert « un langage aussi paradoxal, plus que contradictoire et hyperdialectique (x sans x, x=non-x, x=conjonction et/ou disjonction de x + et-x, etc.) »[27].

Nancy ne prend même pas cette précaution avec le mot, avec le toucher. Il sait parfaitement que c’est un des mots les plus contaminants et contaminés, un mot indomptable en ce qui concerne aussi bien son inévitable réappropriation métaphysique que son pouvoir de commotionner tout ce qui y « touche ». Quoique le corps et le tact font pour ainsi dire partie du patrimoine de ce qui est naturel, l’un comme l’autre finissent toujours par échapper à leur naturalisation ou à leur dénaturalisation. Ils échappent surtout à leur unification, à leur mise en unité : s’il y a tact ou s’il y a corps, tous les deux doivent toujours être pluriels. C’est alors une nouvelle manière d’écrire en pleine clôture, et les guillemets en font partie. C’est pourquoi Nancy dira qu’il n’y a pas « le » tact ou « le » corps, mettant en suspens leur usage habituel. Il dépouille même le tact de l’une de ses plus fortes racines, à savoir, qu’il y aurait une certaine unité de ce qu’il est, comme une certaine originarité. Les guillemets suspendent l’unité du tact. C’est ce que Derrida entend comme le geste déconstructif de Nancy, un geste dangereux qui « risquerait de le priver de toute détermination conceptuelle et à la limite de tout discours – ou de livrer celui-ci à l’empirisme le plus irresponsable »[28]. Ici, à cette toute petite place, Derrida va souligner la différence entre son écriture et celle de Nancy : à partir de la formule d’un « s’il y en a », quoiqu’il n’enlève rien à ce qu’il y a et qu’il ne dise pas ce qu’il n’y a pas. Et si Derrida la préfère, c’est parce qu’« il n’y a là rien qui puisse donner lieu à une preuve, à un savoir, à une détermination constative ou théorique »[29]. Il s’agit d’une autre manière de décliner, sous la forme d’un conditionnel plutôt que d’une négation, ce « le » (du) toucher qu’il n’y a pas, de même que cette unicité ou cette originarité du tact, du corps ou de « la » « déconstruction ».

Bien que nous ayons signalé les effets potentiels de la répétition du même, ce n’est pas ici le cas. Derrida marque donc la différence entre ces deux gestes : « Ce n’est pas la même [forme de décliner le « le »], justement, et voilà deux gestes “déconstructifs” irréductiblement différents. Il reste que cette multiplicité s’annonce comme “déconstructive” »[30]. Ici, c’est Derrida qui met ou qui ôte les guillemets pour laisser en suspens tout savoir, toute conceptualisation de ce qui serait « déconstructif ». Surtout ne pas mettre la main sur la déconstruction, ni lui forcer la main. Éviter, à tout prix, cet humainisme, cette conceptualisation (Begrifflichkeit) qui porte à son tour le signe de la main.

Suivons ce mouvement des guillemets. D’abord, Derrida met entre guillemets le terme « déconstructifs » pour caractériser ces deux gestes, le sien comme celui de Nancy. Cela a un sens, car qualifier ces gestes sans plus pourrait les faire passer pour une méthodologie, un savoir théorique, ou leur donner une définition indubitable, là où il est justement question, lorsqu’il s’agit de déconstruction, d’effacer toute condition à son arrivée. Il répètera ces guillemets plus tard pour qualifier cette « multiplicité déconstructive », c’est-à-dire, en insistant sur le fait que, s’il y a déconstruction, ce sera toujours au pluriel, toujours des déconstructions. Dans la phrase suivante les guillemets ont disparu de façon à insister de nouveau sur le fait que chaque fois que nous disons « la » déconstruction, il nous faut l’entendre au pluriel. Dans Le toucher…, les guillemets sont une sorte d’avertissement au lecteur pour indiquer à celui-ci à quel moment Derrida entreprend un discours « affirmatif » sur la déconstruction[31] ; ou à quel moment il en sort, comme s’il était possible d’en parler depuis un lieu que j’appellerai, faute de mieux, méta-déconstructif. Même sans guillemets, quelle que soit l’affirmation, au sens fort, que nous pouvons attendre ici de Derrida concernant ces deux gestes déconstructifs, celle-ci reste suspendue dans un chiasme : « Sûrement pas, pas sûrement »[32]. Reste ainsi ouverte une discussion que j’ai l’intention de reprendre ici en partie en cherchant à penser comment écrire à l’époque de la clôture. Au-delà des nombreuses occasions au cours desquelles Derrida aura traité la question de la clôture – ce travail de deuil interminable –, dans Le toucher…,nous allons le suivre se mesurer aux défis que lance Nancy par son travail écrit sur le bord même de la métaphysique.

Le geste n’est donc pas si minuscule s’il est capable de marquer une différence qualifiée d’irréductible. Je voudrais reprendre ici cette différence tout en y introduisant une autre distinction, toute petite, elle aussi, entre deux positions, l’une « conditionnelle », celle de Derrida, et l’autre, « négative », de Nancy. J’assume, donc, le risque de simplifier, de m’écarter un instant de ce que Michel Lisse appelle des « règles douces », afin de mieux comprendre comment écrire, penser et parler à l’époque de la clôture. Cette petite distinction consisterait, donc, ou bien à maintenir entre guillemets un vieux mot, ou bien à traiter avec lui directement, quitte également à ne pas le marquer dans le texte[33]. Cette distinction s’avère, pour autant, impossible : même si ces deux positions, « négative » et « conditionnelle », sont irréductibles entre elles, elles se co-impliquent de façon toute aussi implacable ; toutes deux sont « déconstructives ». Ce postulat impossible ne pourrait se donner, à proprement parler, que dans le cadre, le parergon, de la clôture de la métaphysique, parce que, si leurs différences sont tout simplement irréductibles, une solution toute simple n’y suffira pas. C’est pourquoi nous avons recours à cette notion de co-implication ou co-appartenance, à ce postulat qui relève d’un double bind. Tout cela explique d’autant mieux que « la » déconstruction est plurielle, qu’elle ne peut pas être associée de façon privilégiée à une signature. Ce que Derrida montre dans Le toucher…, c’est aussi qu’il n’y va plus de signatures quand on parle de déconstruction.

Quelle différence entre garder un vieux mot avec ou sans guillemets ? Finalement, nous cherchons à préserver la mémoire de ce mot, même s’il continue à contaminer le texte, exposé aussi à ce glissement déjà évoqué. En suivant cette voie, on pourrait dire que les guillemets, dans l’approche « conditionnelle », vont manifester cette suspension, tandis que la voie « négative » coupe court à l’unicité ou à l’originarité qu’un mot peut évoquer. Par conséquent, cette seconde voie est moins problématique que la première ou, du moins, elle se débarrasse de son élément problématique moyennant la négation du mot déterminé. Dans quelle mesure sommes-nous capables de faire la différence entre, par exemple, écrire « toucher » et « il n’y a pas “le” toucher » ? Est-ce la même chose ? Les implications sont-elles les mêmes ? Sommes-nous capables de répondre à ces questions sans transformer les déconstructions en méthodologies disponibles ou programmables ? Il est important de comprendre qu’il n’y a pas de « degré », ni d’intensité mesurable, lorsqu’il s’agit de « déconstruction ». C’est pourquoi nous ne pouvons pas dire non plus qu’une position est plus ou moins « déconstructive » que l’autre, ou que l’une est meilleure ou plus originaire que l’autre. C’est peut-être aussi pourquoi, chaque fois que nous écrivons « ça, c’est une déconstruction » ou bien « cette lecture déconstruit telle chose », nous finissons par l’écrire entre guillemets, car nous savons parfaitement que quel que soit l’énoncé susceptible de conditionner l’avenir de ce qui, peut-être, « a lieu », « arrive » lors de la déconstruction ou des déconstructions, ledit énoncé « doit » rester en suspens. Question qui se situe doublement à la limite : à la clôture de la métaphysique, mais aussi à la limite de la déconstruction et sur la manière dont on l’entend. Est-il possible d’affirmer quelque chose de la déconstruction ? Ici, nous ne pouvons ‒ et c’est encore ce qu’il y a de plus juste ‒ que prendre des risques.

À mon tour de courir un risque en reprenant la question de Derrida au sujet de cette « différence irréductible » : dans quelle mesure ce geste négatif et, paradoxalement, affirmatif de tout ce qu’il ne nie pas explicitement, n’imposerait-il pas de conditions à l’avenir ? Par exemple, en donnant lieu à une sorte de différenciation ou de sélection qui conserverait l’empreinte d’un intérêt bien déterminé ? Il serait facile de répondre que nier une certaine caractéristique associée à un mot, par exemple, son unicité ou son originarité, ne dit rien sur ce qu’il en serait de ce mot sans cette caractéristique. De même que nous ne lui ajoutons rien du tout. Et, pourtant, l’unicité, l’originarité, par exemple, du tact, font partie de celui-ci. Bien entendu, nous pouvons, et même nous devons problématiser ces questions, mais nous ne pouvons pas les soustraire à ce mot du toucher, comme s’il lui était possible de s’en défaire. Comme si nous dévoilions une toute nouvelle histoire du tact au cours de laquelle il y aurait quelque originarité tout autre, « antérieure » à la vieille ou traditionnelle originarité, et lors de laquelle le tact n’aurait jamais eu ces caractéristiques essentielles, à savoir, l’unicité ou l’originarité. Le fait de mettre le tact en question nous oblige ‒ c’est incontestable ‒ à solliciter ces composantes. Mais si nous les éliminons ou si nous les nions, nous ferons du tact autre chose, plutôt l’expression d’un désir ‒ peut-être le plus juste ‒ qu’une commotion, qu’un glissement effectif.

J’insiste une fois de plus. Il est « légitime », voire désirable, qu’il n’y ait pas un seul tact, que le tact puisse être, ou devenir multiple, mais il doit à la fois aussi être unique. Ce qui nous conduit à la limite. Il faudrait dire ici que la seule chance pour que le tact soit multiple consisterait à laisser en suspens ce qu’il pourrait être si, parmi tout ce qu’il « fait », il y avait une chose en mesure de répondre à ce nom, à ce mot, vieux ou neuf. Voilà la « seule », l’« unique » façon de le faire[34].

À la limite de cette question ouverte, Derrida va formuler un paradoxe entre la déconstruction en général et la déconstruction du christianisme en particulier, ainsi que sur les possibles effets de l’une et l’autre manière d’écrire ces questions.

« Bien des conséquences de la discussion ainsi esquissée restent à tirer, par exemple si, pour toutes ces raisons, on disait : “oui, mais il n’y a pas la déconstruction du christianisme” parce qu’il n’y a pas et il n’y aura jamais “la” déconstruction et parce qu’il n’y aura pas et il n’y a jamais eu “le” christianisme. »[35]

Risque de trop y toucher, de dépasser les bornes, que Derrida va assumer avec ce paradoxe qu’il laissera en suspens, sans vouloir y toucher davantage. À tel point qu’il sautera à une autre question à l’aide d’une petite phrase, puis encore à une autre question, à la façon de quelqu’un qui zappe devant sa télé[36]. Au bord de ce paradoxe, Derrida semble marquer les limitations de la position « négative », visant directement Nancy dans son projet de déconstruction du christianisme, « cette folie de perdition », comme l’appelle Derrida lorsque, à la fin de Le toucher…, il affirme : « Nous ne sommes pas “chrétiens” ou “non chrétiens”, entre guillemets, de la même façon »[37]. En tout cas, s’il y a une explication pour que Derrida table sur cette position « conditionnelle », ce serait, justement, qu’il ne nie pas la possibilité du singulier, et si celle-ci l’intéresse c’est, précisément, parce que c’est là qu’il y a du risque : « Sans savoir qui tienne, il faut peut-être essayer, voilà la singularité du singulier. Mais le singulier n’est pas et ne doit pas être plus assuré. Il doit être couru comme une chance ou un risque. »[38]

Mon texte a déjà trop glissé, peut-être en cherchant à côtoyer la limite. La limite de l’écriture, de la parole ou de la pensée à l’époque de la clôture. Nous venons de quitter un livre sur les limites pour essayer de mieux comprendre comment nous nous y prenons pour demeurer au sein de cette clôture, tout en évitant surtout de s’y enfermer. Quel paradoxe que de développer justement à cette époque, une pensée sur une ouverture si « grande » que même le mot d’« ouverture » semble déjà conditionner, voire beaucoup trop limiter, cet imprévisible avenir. À la limite de cette partie de mon texte se confrontent deux façons d’écrire à la limite : l’une n’en comporte aucune, et dans l’autre, en revanche, la limite est toujours « présente », bien qu’on ne puisse plus l’affirmer avec la même conviction. Cette « présence » découlerait d’un geste d’écriture qui nous rappelle toujours que, pour déstabiliser la limite, il faut tenir compte de la limitation, voire, il faut l’aimer. Finalement, tout cela revient à un conditionnel qui, loin d’hésiter, se veut le geste d’une ouverture inconditionnelle sur l’avenir. Reprenons, une fois de plus, et entretenons de ce petit geste d’écriture. L’invention fera le reste.

Écrire la clôture

Comment parler des « déconstructions » ? Comment en parler surtout si cela échappe à tout savoir ? Comment dire quoi que ce soit à leur sujet sans commencer à marquer des limites, des méthodologies, des analyses ? Voici le soin avec lequel Michal Ben-Naftali pose les termes de son dialogue avec Derrida en 2004, quelques mois avant sa mort :

« La déconstruction des “concepts” est double : à la fois thématique et performative. […] Ces “concepts” se voient ainsi rigoureusement “thématisés” et donc définis. […] Et, en même temps, ces mêmes “concepts” constituent des “thématiques” qui ne cessent de produire de puissantes “dynamiques affectives” toujours déjà animées par leur écriture même. »[39]

Moyennant tout ce soin, Ben-Naftali sait parfaitement qu’il y a des mots qui, du moment qu’il s’agit de la déconstruction, « appellent » les guillemets. Mais combien d’autres encore aurions-nous pu ajouter ? À commencer autour du mot « déconstruction », puis de « produire », d’« animées » et, bien entendu, d’« écriture ». Je ne vais pas citer ‒ ce serait trop long ‒ le reste de la question par laquelle Ben-Naftali pose les termes de son dialogue avec Derrida qui devait porter sur le thème « Droit et amour ». Pourtant, la réponse de celui-ci contient, peut-être, l’une des meilleures et des plus claires explications de la « paléonymie », de même qu’elle nous fournit quelques indices sur la façon dont il s’y prend pour écrire, penser et parler à la limite de la clôture :

« [V]ous avez raison de rappeler que la démarche déconstructrice, telle du moins que j’essaie de la pratiquer, est un traitement thématique, c’est-à-dire l’étude de certains “objets”, de certains “concepts” […]. [C]ette analyse, donc, théorique de type constatif s’accompagne, fait un et un même corps avec ce que vous avez appelé fort justement une “écriture performative”, c’est-à-dire qu’en analysant […] je fais quelque chose, je fais des gestes à travers l’écriture, des gestes d’écriture, qui sont eux-mêmes performatifs, qui posent et transforment les “concepts” en question. […] Et il est évident qu’en parlant d’“amour” ou d’“amitié” en mon nom, je présuppose leur déconstruction déjà engagée de telle sorte que ce n’est plus la même – disons, c’est le même mot mais ce n’est plus le même mot. […] comme s’ils étaient homonymes sans être synonymiques. C’est ce que j’ai appelé la “paléonymie”. […] c’est le fait de se servir d’un vieux mot – un paléo, un mot très ancien –, de conserver un vieux mot, là où la signification de ce même mot s’est éveillée ou réveillée à autre chose. […] Et écrire de cette façon, avec des performatifs transformateurs, c’est aussi accepter ou réaffirmer l’héritage d’une langue. »[40]

Écrire en acceptant l’héritage d’une langue et, à la fois, à l’aide de celle-ci, tâcher de transformer ses mots. Un geste d’écriture qui fait que le même mot puisse signifier autre chose. Cela pourrait être une réponse à notre question quant à la façon d’écrire à l’époque de la clôture. Si les guillemets sont capables de nous aider à parler à cette époque, c’est parce qu’ils ne sont pas définitifs et qu’ils laissent en suspens la décision ; c’est aussi pourquoi ils sont dangereux, comme n’importe quel supplément. Le « projet », si quelque chose de tel existe, consisterait donc à essayer de préserver un certain nombre de « conditions »[41] pour l’avenir. Pour un avenir dans lequel l’invention de l’autre, cet impossible, « est » possible. Mais cet « autre » ne peut signifier « autre que la métaphysique », comme s’il s’agissait tout simplement d’un remplaçant, d’un substitut. Continuer à parler de « clôture », même si l’on entend que rien n’a été fermé, classé d’une fois pour toutes, c’est, peut-être, un geste, un performatif ‒ ou un perverformatif ‒ de plus à l’aide duquel on cherche à réaffirmer un héritage[42].

À quel point serions-nous prêts, d’autre part, à rejeter, voire à laisser tomber définitivement certains mots[43] ? Quels seraient ces mots et les raisons pour le faire ? Quels en seraient les effets à l’intérieur de la clôture ? C’est-à-dire, à quel point voulons-nous nous risquer à un minimum de fermeture, de décision et d’institution ? Au nom de quelle « éthique » le ferions-nous ? C’est peut-être l’urgence qui nous fait éprouver une sensation de facilité au moment de préciser les raisons pour lesquelles nous évitons, rejetons ou changeons certains mots ‒ raisons que, sans doute, nous pouvons regrouper sous un désir de justice, de non-violence, etc. Les guillemets ‒ c’est ce que j’ai essayé de montrer ‒ pourraient nous aider, même si nous cédons à l’appel de l’urgence de justice, à ne pas perdre trop rapidement notre mémoire, voire à prendre notre temps, un peu plus de temps, avant de décider d’une quelconque fermeture. Les guillemets, surtout, en tant que geste transitoire.

À quel moment mettre les guillemets ? Je me permets de citer ici une réponse de Derrida alors qu’il se demande, à l’occasion du Colloque The States of « Theory », pourquoi « theory » devait rester entre guillemets: « [L]es guillemets s’imposent à un moment où le rapport à tous les langages, à tous les codes de la tradition est à ce point déconstruit, comme totalité et dans sa totalité »[44]. Il entreprend ensuite d’énumérer les façons de justifier les guillemets ainsi que leurs paradoxes. D’une part, il va dire qu’« il n’est plus possible d’utiliser sérieusement les mots de la tradition – on ne les utilise jamais, on les mentionne seulement »[45], ce qui nous force à montrer d’une façon plus ou moins visible, dans l’écriture, que nous ne nous servons pas de ces mots, que nous ne faisons que les mentionner. Ce qui, par conséquent, provoque la déstabilisation de l’opposition entre usage et mention, déstabilisation qui finira par solliciter tout le système de valeurs et, finalement, la « philosophie » qu’on laisse entre guillemets, pour ainsi dire. Si toutefois cela indique qu’on la laisse en suspens, l’usage de la « philosophie » serait en suspens. D’autre part, l’usage généralisé des guillemets serait la seule position « théorique » possible ou, du moins, la seule relation conforme au langage, une fois que la déconstruction (où « ça se déconstruit ») a eu lieu. Les guillemets seraient, donc, « la conscience et la pratique mentionnantes de la totalité organisée de notre lexique et de notre syntaxe »[46]. C’est aussi pourquoi Derrida signale « au moins » trois paradoxes :

Premièrement, cette généralisation va provoquer une « sorte d’inversion du propre et du non-propre » en conformité avec les guillemets du mot « esprit » chez Heidegger. Autrement dit, un mot enfermé entre guillemets pendant un certain temps pourrait devenir propre. Or, c’est précisément la méfiance que ce geste implique qui va également finir par mettre entre guillemets « le sens propre de la propriété ». Il n’y a pas moyen de nettoyer, à proprement parler, un mot, de bien le nettoyer de son passé et de ses possibilités de réappropriation. Il n’y a pas moyen de domestiquer un mot.

Deuxièmement, l’encadrement d’un mot par des guillemets, loin d’être une neutralisation du cours de l’histoire, serait le geste d’une attention démesurée à celle-ci, en particulier à l’histoire des concepts. C’est-à-dire, même si ces guillemets sont le geste d’une suspension, pour le faire, encore faut-il bien connaître l’histoire du mot en question, tenir compte de l’histoire que nous laissons en suspens. Je me permets de simplifier un peu : on pourrait dire que ce deuxième paradoxe ressemble à ce cramponnement dont j’ai déjà parlé. Les guillemets cramponnent l’histoire d’un mot.

Troisièmement, le glissement généralisé. Les guillemets ne sollicitent pas seulement un mot ou un concept, « Ils rappellent la citationnalité générale, ils citent à comparaître cette citationnalité […] comme le rappel de la nécessaire contamination générale »[47]. Ce geste dans l’écriture finira par provoquer des effets « déconstructifs ». Paradoxe, par conséquent, du moment que ces marques ‒ les guillemets ‒, alors qu’elles cherchent à éviter la contamination, vont finalement intervenir en faveur de cette contamination générale.

J’ai essayé de faire en sorte que mon texte accueille ces paradoxes des guillemets dont on peut suivre la trace dans certains travaux de Derrida, peut-être comme un témoignage de sa manière d’habiter et de cohabiter à la limite de la clôture de la métaphysique, de plier cette limite, de la tordre, de la déstabiliser. J’ai déjà dit aussi que l’invention ferait le reste. Pour que ce soit possible, pour que l’invention fasse le reste, dans le cas qui nous occupe ici, à savoir celui de la réponse à la question « comment est-ce que nous écrivons (pensons, parlons) à l’époque de la clôture ? », il faut aussi comprendre les guillemets comme le geste de l’aporie, des voies qui manquent, comme c’est justement le cas lorsque nous nous trouvons à la limite, face à quelque limite, sans savoir quelle est la voie à suivre. Si nous arrivons à ce point et que nous sommes capables de ne pas savoir quelle issue ou quelle décision privilégier, quelle que soit la voie que nous prenions, il s’agira là d’une invention qui, à son tour, inventera le tout autre. Mais, comment dire cela sans nous risquer à quelque pré-vision ? Risque plus que jamais extrême de ruiner toutes nos précautions. Est-ce qu’il est possible de parler d’invention sans conditionner la destinée, la venue de l’avenir, de l’autre ? « Inventer, ce serait alors “savoir” dire “viens” et répondre au “viens” de l’autre. […] De cet événement on n’est jamais sûr. »[48] Les guillemets, bien entendu, ne doivent pas manquer au rendez-vous. La limitation des mots de la tradition a conduit Derrida à inventer[49] au cours de nombreuses occasions, et à faire en sorte que, parmi tous ses gestes et toutes ses performances, quelque chose comme un évènement ait lieu dans son texte : tantôt une lettre qu’il change, tantôt un mot qu’on ne peut différencier par lui-même, qu’on ne peut entendre qu’à le voir écrit, ou encore un mot caché à l’intérieur d’un autre. Ces inventions, évidemment, déstabilisent la clôture, mais finissent surtout par constituer un reste qui échappe à la métaphysique.

Quelle serait la langue de l’invention ? Comment serait-elle possible ? Mais aussi comment serait-il possible de dire qu’une chose comme une « langue » puisse faire partie de l’évènement d’une invention ? Ce qui est sûr c’est qu’une langue, s’il y en a, ne serait sans doute pas une invention, même si c’est un « toi » ou un « moi » qui donne lieu à l’invention. Or, que dit ce mot d’« invention » si ce n’est d’appeler une limite du discours ? Une limite et une chance imprévisible pour qu’une telle limite prenne plus d’amplitude. Mais encore, à quel moment l’invention s’articule-t-elle avec une langue, n’importe laquelle, parmi celles dont nous nous servons d’habitude ? Dès que j’invente, la voix me manque. Ou plutôt, tant que la voix ne me manque pas, je n’invente rien. Cela ne veut pas dire que nous gardons le silence, tant qu’il y a des guillemets. Ceux-ci sont peut-être, à leur tour, l’expression de ce « tant que » : tant que nous essayons de garder le silence. Mais la voix, peut-elle manquer volontairement ? Est-ce que quelqu’un peut prendre une telle décision ? Une « décision », en fait, impossible, voire folle ? Nous n’avons qu’une langue et elle n’est pas la nôtre ; mais, que suppose, donc, le fait de chercher à manquer de voix, d’aller vers cette limite et de l’épuiser ? Est-ce le désir d’abandonner ce que nous appelons une langue qui n’est pas la nôtre qui stimule au fil d’une telle dérive ? Est-ce que quelqu’un, quelqu’un de vivant, est capable de dire « j’abandonne ma langue, qui n’est pas la mienne » ? Voilà trop de questions au point où nous en sommes.

L’invention, cette impossibilité, serait donc l’autre manière à l’aide de laquelle nous essayons d’écrire. Vu que nous ne pouvons pas prévoir que cette invention arrive, il ne nous reste qu’à nous maintenir sur cette limite et, pour le moment, de ce côté-ci, alors que nous entreprenons le travail de deuil de la métaphysique (ce qui cherche à résonner dans la glôture, ce sont ces glas qui sonnent pour la métaphysique). En nous cramponnant peut-être à une langue qui pour nous, qui avons habité si longtemps la clôture, manquerait aujourd’hui un peu de sens. Mais il faudra tout de même dire, au moins, cette « inadéquation ». S’il était question d’énoncer la motivation qui éperonne cette écriture ainsi que ce texte lui-même, il faudrait, malgré tout, l’écrire, bien sûr, entre guillemets.


Source image : Santiago Caneda Blanco Elementos III (2013), techique mixte sur papier.


[1] Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 233.

[2] Jacques Derrida, « Some Statements and Truisms about Neologisms, Newisms, Postisms, Parasitisms, and other small Seisms », in Thomas Dutoit et Philippe Romanski (dir.), Derrida d’ici, Derrida de là, Paris, Galilée, 2009, p. 235. Publié d’abord in David Carroll (dir.), The States of Theory: History, Art, and Critical Discourse, New York, Columbia University Press, 1990. Pour les précisions concernant l’édition française que je cite ici ainsi que sa première publication en anglais, voir la note de la page 223.

[3] Id., Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002), Paris, Galilée, 2008, p. 193.

[4] Ce criblage devrait nous conduire également vers l’autre face de cette fausse monnaie qu’est mon texte : la lecture. La question qui la stimulerait serait donc la suivante : « comment lisons-nous à l’époque de la clôture ? », mais tel n’est pas ici mon but. Même si je le signale maintenant en guise d’indication, je reconnais ma dette envers Michel Lisse, pour penser et écrire ces textes sur la glôture, et je renvoie à L’Expérience de la lecture et, plus précisément, à sa description d’une lecture criblante ou, comme il l’appelle, « scribblante » : « Une telle lecture qui, à la fois, sépare, discerne, raffine, s’arrête et repart sans cesse, récuse la lecture pensée comme rassemblement dans une unité totalisante», Michel Lisse, L’Expérience de la lecture 2. Le glissement,Paris, Galilée, 2001, p. 80. Même si les guillemets passent, effectivement, au crible, c’est aussi bien pour l’écrivain que pour le lecteur ; cet arrêt, cette suspension qu’ils provoquent, c’est toujours pour l’un et l’autre, et pour les rendre indiscernables dans leurs rôles : le lecteur devient en quelque sorte l’écrivain de son texte au moment où il s’arrête devant les guillemets. Quoiqu’il n’aborde pas cet « effet » des guillemets, je pense que ce livre de Michel Lisse expose mieux que tout autre cette « confusion » des rôles entre lecture et écriture. C’est encore dans ce livre que je prélèverai une réponse à la question de savoir comment nous écrivons à l’époque de la clôture, à savoir : en lisant très attentivement.

[5] Jacques Derrida, « Voice II », in Points de suspension, Paris, Galilée, 1992, p. 178. C’est moi qui souligne. Sur cette performance lire aussi : « je fais quelque chose, je fais des gestes à travers l’écriture, des gestes d’écriture, qui sont eux-mêmes performatifs, qui posent et transforment les “concepts” en question. », Id., « La mélancolie d’Abraham. Entretien avec Michal Ben-Naftali », Les Temps Modernes, n. 669/670, Juillet-Octobre 2012, p. 31.

[6] Nous pouvons également consulter une autre lecture attentive des guillemets heideggériens concernant le « es gibt » et le « ist » de Zeit und Sein, dans la Onzième Séance du séminaire de Derrida Donner le temps II, Paris, Seuil, 2021, p. 119 sq.

[7] Id.,Heidegger et la question. De l’esprit et autres essais [Galilée 1987], Paris, Flammarion, 2010, p. 36.

[8] Ibid., p. 42.

[9] Ibid., p. 42-43.

[10] Jacques Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, op. cit., p. 43.

[11] Ibid., p. 45.

[12] Jacques Derrida, « Pas », in Parages, Paris, Galilée, 2003, p. 84.

[13] Ibid., p. 85.

[14] Ibid., p. 86.

[15] Jacques Derrida, « La différance », in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 13.

[16] Id., De l’esprit. Heidegger et la question, op. cit., p. 54.

[17] Id.,« Entre crochets », in Points de suspension, Paris, Galilée,1992, p. 17.

[18] Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 385.

[19] Ibid., p. 385-386.

[20] Ibid., p. 386.

[21] Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale », op. cit., p. 387.

[22] Id., Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 340-341.

[23] Ibid., p. 341.

[24] Ibid., p. 256.

[25] Ibid., p. 263, note 3.

[26] Ibid., p. 83.

[27] Ibidem.

[28] Ibid., p. 323.

[29] Ibidem.

[30] Ibid., p. 324.

[31] Pour ne citer qu’un exemple, je rappelle, dès le début, cette digression sur le « il n’y a pas “le” corps » chez Nancy. Ici Derrida va parler de son « geste déconstructeur » (Le toucher…, p. 323) sans guillemets. Il n’en reste pas moins que cette dénomination de « geste » pourrait très bien faire fonction de guillemets en tant qu’il donne à penser un certain écart par rapport à toutes sortes d’affirmations de type méthodologiques qui, évidemment, n’auraient pas de sens à ce moment-là du texte de Derrida.

[32] Ibid., p. 324.

[33] Je rappelle ici l’explication que donne Peggy Kamuf afin de ne pas écrire tout le temps « littérature » entre guillemets : « It is tedious to write repeatedly “literature” in quotation marks. » (The Division | Of literature, Chicago, University of Chicago Press, 1997, p. 6). Avant de les enlever, elle nous explique également ce que signifient ces guillemets ; les nombreuses conventions, traditions ou pratiques qui configurent l’usage et le sens du mot « literature » sans pour autant clôturer ce que ce mot peut signifier : « This indeterminability of what is (or is not) literature, of what properly belongs to the set called literature, is not a contingent condition but a necessary one of continuing to call “literature” by that name » (ibid., p. 6). Ici les guillemets cherchent à sauvegarder cette multiplicité sans détermination de ce qu’est ou pourrait être la littérature afin de conserver justement, sans pour autant le conditionner, ce que dit le mot « littérature », mais encore afin d’expliquer pourquoi toute une histoire institutionnelle et conventionnelle a été incapable de domestiquer ce mot.

[34] Que voudraient dire ici mes guillemets autour du mot « unique » ? Est-ce qu’ils cherchent, tout simplement, à jouer avec la possibilité de distinguer de façon sûre et certaine les positions de Derrida et de Nancy concernant le tact ? Il s’agit là, sans doute, d’une façon risquée de traiter cette question. Risque que court mon texte, en parlant à la limite, de se transformer en une sorte de méthodologisation de la déconstruction, en privilégiant une position par rapport à l’autre. « Avouer le risque pris, l’assumer sans vergogne, cela ne suffit certes pas à le limiter », dit Derrida au début de Le toucher… (p. 10). Néanmoins, il y a peu de choses qui seraient aussi limitatrices de l’avenir que chercher à contrôler les risques.

[35] Ibid., p. 324.

[36] « [J]e savais “zaper” avant même que la télévision ne m’en donne la jouissance, comme j’ai toujours zapé dans l’écriture » (Jacques Derrida, « Circonfession, in Id. et Geoffrey Bennington, Jacques Derrida,Paris, Seuil, 1991, p. 164-165). Je remercie ici Ramiro Moar pour cette référence que, bien entendu, il faudrait miner, creuser, fouiller davantage afin, surtout, de mieux comprendre cette manière de commencer « quelque part où nous sommes » (Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit.,p. 233).

[37] Jacques Derrida, Le toucher…, op. cit., p. 348.

[38] Ibid., p. 347.

[39] Jacques Derrida, « La mélancolie d’Abraham. Entretien avec Michal Ben-Naftali », op. cit., p. 31.

[40] Ibid., 33-34.

[41] Quant à ce que le terme « conditions » peut signifier, voir Jacques Derrida, Donner le temps 1, Paris, Galilée, 1991, p. 31-32.

[42] Néanmoins, Derrida hésite sur l’usage du mot « clôture » en ce qui concerne la métaphysique. Dans un entretien de 1976, par exemple, il va défendre que celle-là est nécessaire en même temps qu’il signale son insuffisance : « Les énoncés discursifs sur la clôture sont nécessaires : mais insuffisants si l’on veut déformer la clôture, la déplacer aussi. […+ C’est cette forme clôture qu’à travers chaque clôture il s’agit peut-être de piéger. […] S’agit toujours d’un piège, donc : piéger la clôture au point qu’on n’arrive plus à se rassurer dans la circonprescription d’un code » (Points de suspension, op. cit., p. 26). Tandis que, en 1999, il déclare : « La figure de la clôture n’est pas très satisfaisante non plus. Je ne me sers plus de ces mots-là. Ce n’est pas que je renie de ce moment pédagogique ou stratégique, mais je crois inopportun de me servir davantage de ces mots-là » (in Dominique Janicaud, Heidegger en France, t. 2, Paris, Hachette, 2001, p. 102). À défaut d’une vérification statistique, il me semble que les derniers textes de Derrida font à peine mention de la « clôture de la métaphysique ». Je crois nonobstant que, en nous guidant peut-être sur les « logiques de la clôture », on peut en trouver une approche à partir de quelques réflexions sur le seuil, dans le premier tome du Séminaire La Bête et le souverain (op. cit., p. 411-412) : « Toujours le seuil, donc. Qu’est-ce que le seuil ? Et dès lors qu’on dit le seuil, LE seuil, l’unité insécable et atomique du seuil, d’un seul seuil, on le suppose indivisible ; on lui suppose la forme d’une ligne de démarcation aussi indivisible qu’une ligne sans épaisseur qu’on ne pourrait franchir ou se voir interdire de franchir qu’un instant ponctuel et en un pas lui-même indivisible. »

[43] Au-delà des réticences de Derrida à l’égard de certains mots dont, parmi les plus polémiques, ceux de « communauté » et de « fraternité », nous ne constatons pas, de sa part, vis-à-vis de ceux-ci cette attitude prononcée de refus que nous trouvons, par contre, vis-à-vis du mot « mariage » : « Si j’étais législateur, je proposerais tout simplement la disparition du mot et du concept de “mariage” dans un code civil et laïque. […] En supprimant le mot et le concept de “mariage”, cette équivoque ou cette hypocrisie religieuse et sacrale, qui n’a aucune place dans une constitution laïque, on les remplacerait par une “union civile” contractuelle » (Apprendre à vivre enfin, Paris, Galilée, 2005, p. 41-42). Je pense, cependant, que même si Derrida articule son rejet de façon, en partie, historique ou théorique, il n’en parle pas moins d’un point de vue aussi bien social qu’académique. Je sais bien que mon texte vise surtout la façon dont nous écrivons « philosophie » à l’époque de la clôture sans pour autant, malgré tout, quitter l’« académie » (s’il y en a), un milieu qui, bien entendu, peut parfaitement contaminer le terrain social, un autre espace dans lequel, il est vrai, le rejet, voire l’abandon de certains mots répond à d’autres impératifs, à n’en pas douter, plus justes et urgents que ceux que j’aborde ici.

[44] Jacques Derrida, « Some Statements… », op. cit., p. 233.

[45] Ibidem.

[46] Ibidem.

[47] Ibidem.

[48] Jacques Derrida, « Invention de l’autre », in Psyché. Inventions de l’autre, t. 1, Paris, Galilée, 1998, p. 53-54.

[49] Cf. Jean-Pierre Moussaron, « L’esprit de la lettre », in Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (dir.), Cahier de L’Herne Derrida, Paris, Éditions de L’Herne, 2004, p. 363-371, qui compile les nombreuses inventions de Derrida impliquant « la création d’un autre paysage de la pensée renouvelée à partir de l’intérieur même du langage » (p. 368).

ÉLISABETH RIGAL – « L’expérience de l’impossible »

Élisabeth RIGAL,« L’expérience de l’impossible », revue ITER Nº3, 2024.

« Depuis le cœur même de l’im-possible, on entendrait ainsi la pulsion ou le pouls d’une “déconstruction”. »[1]

La déconstruction pose « sans relâche la question de type transcendantal » afin de recueillir l’héritage de la philosophie en faisant barrage aux relativismes de tous bords : empirisme, positivisme, historicisme, culturalisme…[2] Mais la « clôture de la métaphysique » qu’elle met en évidence montre que la seule manière de recueillir cet héritage est de le réinventer en le trahissant. D’où la question que suscite, sous la plume de Jacques Derrida, « l’impossible médité par Bataille » :

« Comment, après avoir épuisé le discours de la philosophie, inscrire dans le lexique et la syntaxe d’une langue, la nôtre, qui fut aussi celle de la philosophie, ce qui excède néanmoins les oppositions de concepts dominés par [la] logique commune ? »[3]

Sa réponse, comme l’on sait, est qu’à cette fin il faut destituer la logique binaire de l’identité, y compris dans sa version dialectique, au profit d’une toute autre logique qui pense le même en différance – c’est-à-dire son irréductibilité à l’identique, son enchevêtrement dans l’autre, et son altération constante.

La déconstruction développe donc des analyses logiques. Elle n’hésite d’ailleurs pas à procéder à la formalisation de ses questions. On se méprendrait cependant entièrement si on la concevait comme un ensemble de procédures réglées et de pratiques méthodiques, puisque la logique qu’elle met en œuvre est une logique inédite aux ramifications multiples (logique du supplément, de l’itérabilité, du double bind, de l’auto-immunité, de la spectralité, de la hantise…) qui ébranle les oppositions constitutives de la métaphysique et remet en cause les hiérarchies considérées comme allant de soi par la tradition. Et cette logique aporétique, « illogique » à bien des égards, ne présente pas, à proprement parler, des apories logiques, mais « l’aporie de la logique » même, en laquelle elle reconnaît une chance pour la pensée. Ce dont elle traite, c’est en effet de « l’impasse de l’indécidable »[4] à laquelle est confrontée l’expérience de l’im-possible.

Ainsi, en 1984, Derrida caractérise-t-il son propos comme « l’invention de l’autre comme invention de l’impossible », en précisant que c’est là « la seule invention possible »[5]. En 2000, il confie :

« Ce que j’ai cherché à penser, sinon à connaître, tout au long de ce chemin, c’est la possibilité d’un impossible au-delà de la pulsion de mort, au-delà de la pulsion de pouvoir, au-delà de la cruauté et de la souveraineté, et un au-delà inconditionnel. Non pas souverain mais inconditionnel. »[6]

Et pour établir la possibilité de cet impossible au-delà, il montre, en soumettant à la déconstruction l’approche classique de la notion de possible (de dynamis, de potentia, de possibilitas), qu’il n’existe pas d’opposition simple entre possible et impossible, car l’impossible, loin d’être seulement négatif, privatif, ou dialectique, est cela même qui donne son mouvement « au désir, à l’action et à la décision » et qui constitue « la figure même du réel »[7] comme venue ou événement de l’autre. Aussi orthographie-t-il fréquemment “impossible” avec un tiret : “im-possible”.

D’où la question qu’il pose et à laquelle il répond positivement dans « Le “monde” des lumières à venir » :

« Ne peut-on pas et ne doit-on pas distinguer, là même où cela paraît impossible, entre, d’une part, la compulsion ou l’auto-position de souveraineté […], et, d’autre part, cette postulation d’inconditionnalité qu’on retrouve aussi bien dans l’exigence critique que dans l’exigence (passez-moi le mot) déconstructrice de la raison ? […] J’oserai aller encore plus loin. Je pousserai l’hyperbole au-delà de l’hyperbole. Il ne s’agirait pas seulement de dissocier pulsion de souveraineté et exigence d’inconditionnalité, […] mais de questionner, de critiquer, de déconstruire […] la souveraineté au nom de l’inconditionnalité. »[8]

Jouer un inconditionnel non-souverain contre le « Je peux », du sujet, du monarque et du peuple souverains est donc le pari de Derrida qui pense à la mesure sans mesure de l’im-possible et des apories qu’il fait lever, qui établit ainsi le « droit inconditionnel » du geste déconstructeur à « une pensée affranchie de tout pouvoir »[9], et qui démantèle le « comme tel » phénoménologique au nom du « comme si » – du « als ob » qu’il emprunte à Kant, mais qu’il conçoit différemment de lui (puisqu’il récuse tout schème archéo-téléologique et toute unité idéale) et à contre-courant de la célèbre interprétation qu’en avait proposé Hans Vaihinger, dont la philosophie du « comme si » présuppose un partage tranché entre le réel et le fictionnel qu’invalide la logique de la spectralité[10].

Pour comprendre ce que sont les enjeux de la déconstruction, il faut donc élucider la fonction qu’elle attribue à l’expérience de l’impossible et déterminer ce qui l’autorise à hisser le possible-impossible au rang de philosophème. Et, à cette fin, il est, je crois, nécessaire de prendre appui sur la réévaluation du transcendantal à laquelle Derrida a d’abord travaillé, car c’est cette réévaluation qui lui a imposé la question de l’im-possible, et c’est donc aussi elle qui permet de placer sous leur vrai jour ses analyses du « quasi » et du « comme si », ainsi que celles du « peut-être ». C’est en tout cas ce que je souhaiterais montrer.

*

« Comme si c’était possible, “Within such limits” » présente « la requête de la condition de possibilité (de l’a priori, de l’originaire ou du fondement) » comme une exigence fondamentale témoignant de ce que « rien ne peut discréditer le droit à la question transcendantale ou ontologique » léguée par la tradition[11]. Mais si Derrida revendique haut et fort ce droit, il n’en reproche pas moins à la réflexion classique d’avoir méconnu l’historicité originale du transcendantal telle que l’atteste la question de l’écriture – cette historicité dont il avait établi, dès le début des années 60, que Husserl l’avait aperçue, sans toutefois parvenir à la penser, faute d’avoir reconnu la contamination originaire du constituant par le constitué. Aussi récuse-t-il « l’onto-théo-archéo-téléologie » promue par la tradition, au motif qu’elle « verrouille, neutralise et finalement annule l’historicité », et s’interdit par avance de penser l’articulation énigmatique de l’empirique et du transcendantal[12].

La déconstruction, en même temps qu’elle fait barrage à l’approche empiriste de l’empirie et à l’identification de la facticité à la contingence, désorganise donc le régime transcendantal classique. Elle met en évidence l’antécédence de la logique de l’itérabilité sur la distinction de l’empirique et du transcendantal, ainsi que la possibilité pour la répétition d’être seulement mimétique (mécanique et oublieuse), et elle désédimente les systèmes philosophiques au profit de dispositifs ouverts soumis à la loi de la dissémination – loi qui témoigne de ce que la liaison transcendantale, loin d’exclure la dispersion, l’exige au contraire.

En fait, toute la stratégie déconstructrice repose sur la reconnaissance de cette loi qui met sous rature « la valeur d’archie transcendantale »[13]. Elle montre en effet que l’origine s’est toujours déjà divisée, et qu’à l’origine de l’origine, il y a le « supplément d’origine », autrement dit l’« archi-écriture » ou « archi-trace » qui ouvre l’espacement où adviennent la temporalité, le rapport à l’autre et le langage, mais qui n’est réappropriable par aucune histoire et dans aucun langage, et qui court-circuite donc la quête transcendantale de l’origine.

En redéfinissant ainsi le transcendantal en référence à l’ouverture de l’historicité (à l’événement pré-archaïque de donation qui n’a, à proprement parler, jamais eu lieu), Derrida établit que « là où il y a le don, il y a le temps »[14] en destituant l’idée de « signifié transcendantal » (et d’une façon plus générale toute dernière instance) au profit de l’idée de trace signifiante – idée qui engage à reconnaître la différance à l’œuvre en amont de la différence ontico-ontologique, à déterminer par le « mouvement de différance » la structure de la temporalité, et à penser le temps comme ce qui « s’éprouve comme possibilité de l’impossible » et est « un nom de cette impossible possibilité »[15].

Il impose donc une véritable distorsion à l’« Es gibt Sein » / « Es gibt Zeit » heideggérien, distorsion qui interdit d’inscrire l’« entre-don » de l’être et du temps dans l’horizon du rassemblement et qui montre que penser l’être comme « Être-histoire », c’est penser l’histoire comme « destinerrance »[16], et que cela requiert que l’on reconnaisse qu’il y a de « l’anachronie dans l’être »[17], car « l’Un se divise et s’oppose, s’oppose à lui-même en se posant, refoule et viole la différence qu’il porte en lui, fait la guerre, se fait la guerre, se fait peur et se fait violence, se transforme en violence apeurée à se garder de l’autre »[18]

Ce qui veut dire que, bien qu’il s’agisse pour la déconstruction, comme pour l’Aufbau heideggérien, de penser ce qui a été exclu et est resté impensé par la tradition, la première, à la différence du second, a lieu dans un espace de dissémination qui engage à penser une temporalisation qui fissure toute identité, une historicité faite de déliaisons et d’interruptions qui brisent le cours ordinaire de l’histoire, et donc aussi un Dasein jeté au monde sans pro-jet, pris dans « une sorte de courbure hétéronomique et dissymétrique de l’espace social »[19], et toujours déjà « ex-approprié ».

En réalité, la déconstruction conteste donc l’autorité que Heidegger attribue à la question de l’être. Pour elle, penser l’imprésentable Es gibt, c’est penser la trace qu’il faut qu’il y ait eu dans un passé immémorial et qu’il faudra qu’il y ait eu dans un avenir indéterminé et indéterminable[20]. Et pour la penser, il faut substituer à la Seinsfrage une « hantologie » qui introduit la logique de la hantise dans la construction même des concepts (à commencer par ceux d’être et de temps)[21], et qui travaille dans un espace peuplé de revenants et d’arrivants : l’espace virtuel de la spectralité.

Or, si dans ses premières analyses de la trace (de son inscription, de sa multiplication disséminale, et de son effacement), Derrida a plutôt mis l’accent sur la trace qu’« il faut qu’il y ait eu », il a ensuite prêté une attention plus particulière à la trace qu’« il faudra qu’il y ait eu », – à « l’à-venir » dans son irréductibilité au présent futur. Il a alors établi que « toute trace est trace de démocratie », mais que « de démocratie il ne saurait y avoir que trace »[22], et il a reconnu dans « l’ouverture de l’avenir » l’axiome de base de la déconstruction :

« L’ouverture de l’avenir vaut mieux, voilà l’axiome de la déconstruction, ce à partir de quoi elle s’est toujours mise en mouvement, et qui la lie, comme l’avenir même, à l’altérité, à la dignité sans prix de l’altérité, c’est-à-dire à la justice. C’est aussi la démocratie comme démocratie à-venir. »[23]

*

Le temps qui « s’éprouve comme possibilité de l’impossible » est un temps désajusté (« out of joint »), un temps dans le cadre duquel « ce qui vient, où paraît l’intempestif, arrive toujours au temps », et n’arrive jamais « à temps », mais toujours à « contretemps »[24]. En sorte que :

« l’à-venir précède le présent, la présentation de soi du présent, il est donc plus “ancien” que le présent, plus “vieux” que le présent passé ; c’est ainsi qu’à la fois il s’enchaîne à lui-même en se déliant. Il se disjoint, et il disjoint le soi qui voudrait encore s’ajointer en cette disjonction. »[25]

Il s’inscrit donc en dehors tout « horizon d’attente », et échappe par avance à toute « préfiguration prophétique ».

Pour montrer ce qui le lie indissolublement à la justice, Derrida distingue deux modes de désajustement du temps – la disjointure « qui ouvre la dissymétrie du rapport infini à l’autre, c’est-à-dire le lieu pour la justice », et « la disjointure de l’injuste »[26]. Et il dissocie, en référence à cette distinction, le possible dont la possibilisation doit rester « aussi indécidable et donc aussi décisive que l’avenir même » (le possible-impossible) du « mauvais possible » (du « possible sans avenir », « qui serait un programme ou une causalité, un développement, un déroulement sans événement »[27]). Il établit ainsi que le possible-impossible est un inconditionnel essentiellement fragile et vulnérable, toujours menacé par le « mauvais possible » de la répétition mécanique, mais un inconditionnel non négociable que la raison elle-même enjoint de penser et qui montre que

« ce qui s’annonçait […] comme “différance” avait ceci de singulier : accueillir à la fois, mais sans facilité dialectique, le même et l’autre, l’économie de l’analogie –le même seulement différé, relayé, reporté–,et la rupture de toute analogie, l’hétérologie absolue. »[28]

Et pour « accueillir » l’hétérogénéité qui rompt le cercle de l’économie et penser un inconditionnel non souverain, il se donne comme « pôle de référence » certaines figures qu’il dit « pures » : le don anéconomique qui ne donne lieu à aucun échange ; le pardon donné sans qu’il soit demandé et sans que la faute soit avouée ; l’hospitalité inconditionnelle, « d’avance ouverte » à « quiconque arrive en visiteur absolument étranger », « non reconnaissable et imprévisible »[29].

Or sa référence au « pur » a désarçonné certains de ses lecteurs, et elle est effectivement, du moins à première vue, déconcertante, puisque la déconstruction de la métaphysique de la présence à laquelle il a d’abord travaillé invalide l’idée même de pureté (et au premier chef, celle de transcendantalité pure). Cela voudrait-il dire, bien qu’il l’ait toujours démenti, qu’une réorientation serait intervenue en cours de route, comme l’ont supposé certains exégètes qui, pour la plupart, y ont vu un tournant levinassien ? Une telle hypothèse de lecture ne me paraît pas recevable. Il est certes vrai que Derrida a recouru, à l’instar de Levinas, à la surenchère hyperbolique pour penser l’inconditionnel, et que bien des motifs dont il a traité à partir de la fin des années 80 sont présents chez Levinas. Mais il est tout aussi vrai qu’il n’est jamais revenu sur l’objection fondamentale qu’il avait adressée dans « Violence et métaphysique » à Totalité et infini, à savoir qu’«on n’échappe jamais à l’économie de la guerre »[30], et que croire qu’on peut y échapper, c’est se condamner à « appuyer la pensée à une transhistoricité. »[31]

Derrida n’a en effet jamais remis en cause les analyses des pages 164-165 de De la grammatologie où il montrait que la « possibilité empirique » de la violence (mal, guerre, indiscrétion, viol) renvoie à « deux couches inférieures de violence » : la violence originaire ou « archi-violence » qui est « perte du propre, de la proximité absolue, […] d’une présence à soi qui n’a jamais été donnée mais rêvée et toujours déjà dédoublée », et la « violence protectrice, réparatrice » de la loi[32]. Il a au contraire explicité plus avant ces analyses pour montrer non seulement que l’institution d’un système juridique (à l’instar de tout geste inaugural de fondation) relève de la « violence fondatrice » et que l’application de ce système est inconcevable en l’absence d’une « violence conservatrice » qui est seule à pouvoir donner « force de loi » au droit, mais aussi que ces deux types de violence se contaminent l’une l’autre, si bien que le droit n’est en définitive qu’une « manière d’adoucir la violence »[33]. Et Derrida a aussi dénoncé en maintes occurrences le caractère de plus en plus inégalitaire et violent de la « mondialatinisation » en cours, en expliquant qu’à travers les télé-technologies, « se déchaîne pour longtemps » une « nouvelle violence »[34], et une violence qu’il n’hésite pas à qualifier de terrifiante.

Son approche de la question de la violence ne laisse donc aucun doute sur le fait qu’il attribue à l’hyperbolique une tout autre fonction que Levinas, chez qui l’hyperbole met à découvert, au-delà du temps historique, le temps prophétique de la paix messianique, et témoigne de l’originarité de l’horizon de la paix. Pour la déconstruction en effet, l’expérience hyperbolique de l’im-possible révèle qu’il y a antinomie insoluble entre l’inconditionnel et le conditionnel. Elle met en évidence leur hétérogénéité en même temps que leur indissociabilité et leur contamination réciproque ; et elle ouvre l’espace d’une « messianicité sans messianisme » qui est une « messianicité désespérée ou désespérante »[35].

Ainsi Derrida répond-il à Michel Wieviorka, lorsque celui-ci lui fait remarquer qu’il semble partagé entre une éthique hyperbolique du pardon et « la réalité d’une société au travail dans des processus de réconciliation »[36], que c’est effectivement le cas, mais qu’il n’y pas lieu de se départager. Et lui explique : « Ce dont je rêve, ce que j’essaie de penser comme la “pureté” d’un pardon digne de ce nom, ce serait un pardon sans pouvoir : inconditionnel, mais sans souveraineté », en soulignant que « chaque fois que le pardon est effectivement exercé, il semble supposer un pouvoir souverain », car « l’institution d’une instance de jugement suppose un pouvoir, une force, une souveraineté »[37].

La déconstruction fait donc signe vers l’ordre transcendant de l’inconditionnel, mais en récusant toute instance transcendante (toute origine et tout telos, et donc aussi toute forme d’angélisme, d’utopisme…). Elle rêve de l’impossible pureté du pardon, et elle pense aussi l’hospitalité inconditionnelle comme si elle était possible, au motif que « sans cette pensée de l’hospitalité pure (pensée qui est aussi, à sa manière, une expérience), on n’aurait même pas l’idée de l’autre, de l’altérité de l’autre, c’est-à-dire de celui ou de celle qui entre dans votre vie sans y avoir été invité », ni par conséquent « l’idée de l’amour ou du “vivre ensemble” avec l’autre dans un “vivre ensemble” qui ne s’inscrit dans aucune totalité, dans aucun ensemble »[38].

Mais si la déconstruction situe la loi inconditionnelle de l’hospitalité au-dessus des lois conditionnelles de l’hospitalité, c’est pour montrer que la première requiert les secondes, et qu’il s’agit là d’une exigence constitutive. En effet :

« Elle ne serait pas effectivement inconditionnelle, la loi, si elle ne devait pas devenir effective, concrète, déterminée, si tel n’était pas son être comme son devoir-être. Elle risquerait d’être abstraite, utopique, illusoire, et donc de se retourner en son contraire. Pour être ce qu’elle est, la loi a ainsi besoin des lois qui pourtant la nient, la menacent en tout cas, parfois la corrompent ou la pervertissent. Et doivent toujours le faire.

Car cette pervertibilité est essentielle, irréductible, nécessaire aussi. La perfectibilité des lois est à ce prix. Et donc leur historicité. Réciproquement, les lois conditionnelles cesseraient d’être des lois de l’hospitalité, si elles n’étaient pas guidées, inspirées, aspirées, requises même par la loi de l’hospitalité inconditionnelle. »[39]

Promettre l’ouverture à l’avenir, cela veut donc dire, pour Derrida, penser « un possible dont la possibilisation doit gagner sur l’impossible »[40], et le penser sur le mode du « peut-être », c’est-à-dire en sachant pertinemment que l’hospitalité peut se retourner en hostilité, que toute promesse peut virer en son contraire, et que dès lors qu’elle est abandonnée à elle-même, « l’idée incalculable et donatrice de justice est toujours au plus près du mal, voire du pire, car elle peut toujours être ré-appropriée par le calcul le plus pervers. »[41]

*

Démanteler, au nom de l’inconditionnel im-possible (don, pardon, hospitalité, liberté…), toute souveraineté qui se donne pour une et indivisible (absolue et inconditionnelle), tout en prenant acte du fait que rien n’échappe à la pulsion de pouvoir et à la pulsion de mort, c’est, explique L’autre cap, répondre au devoir « d’assumer l’héritage européen, et uniquement européen, d’une idée de la démocratie qui « n’est jamais donnée », et dont « le statut n’est même pas celui d’une idée régulatrice au sens kantien », mais « plutôt quelque chose qui reste à penser et à venir »[42].

Pour déterminer ce qui s’est promis sous le nom d’Europe et dont les habitants du village mondial se doivent aujourd’hui d’hériter, Derrida déconstruit le « “vieux” concept de démocratie » et « toute son histoire », en se demandant « ce qui, oublié, refoulé, méconnu ou impensé » en lui, livre « des signes ou des symptômes de survivance à venir »[43]. Il remarque que Platon fait preuve de perspicacité lorsqu’il qualifie la démocratie de « manteau bariolé, bigarré »[44], car la plupart des régimes politiques de l’Europe se sont eux-mêmes présentés comme démocratiques (l’Antiquité s’est réclamée les « démocraties monarchiques, ploutocratiques ou tyranniques », et les Temps Modernes, de démocraties parlementaires, directes ou indirectes, militaires, populaires, chrétiennes, libérales, etc.). Et il explique que cela engage à reconnaître que l’idée de démocratie, loin d’être une « forme constitutionnelle parmi d’autres », contient « tous les genres de constitution, de régimes ou d’États »[45], et que la démocratie est donc vouée à avoir une histoire, à ne pouvoir s’arrêter de rouler, de faire tourner la « roue de l’ipséité »[46], alors même qu’elle est elle-même dépourvue de tout ipse. Aussi n’appartient-t-elle à aucune structure historique de fait et déterminée, et elle est le seul système qui possède « une historicité absolue et intrinsèque » et « qui soit universalisable »[47].

Il explique aussi que les processus démocratiques sont régis par la loi de l’auto-immunité et possèdent donc un caractère bifide. Les méandres de l’histoire de l’Europe montrent en effet, d’une part, que la démocratie est toujours menacée de « s’exposer au pire, même, et peut-être surtout, quand elle vise le meilleur »[48] (ainsi les totalitarismes fasciste et nazi ont-ils « pris le pouvoir au cours de dynamiques électorales formellement normales et formellement démocratiques »[49]), mais aussi, d’autre part, que la démocratie est le « seul système qui accueille en lui-même, dans son concept, cette formule d’auto-immunité qu’on appelle le droit à l’auto-critique et à la perfectibilité. »[50] Cette perfectibilité est exemplairement attestée par la mutation fondamentale dans l’histoire du droit que représente l’inscription, dans la loi internationale au lendemain de la seconde guerre mondiale, du concept de « crime contre l’humanité » – concept nouveau qui nomme « un au-delà de la souveraineté état-nationale », et même un au-delà du politique[51].

En développant cet argumentaire (dont je n’indique ici que quelques axes), Derrida établit que la démocratie recèle « une autre vérité » que celle portée par la « théologie politique inavouée »[52] du « tous comme un » (qui caractérise le peuple souverain) : « la multiplicité disséminale » du « “chaque un” indéterminé »[53] et de sa « singularité incalculable »[54] ; et que, pour répondre à l’injonction démocratique, il faut déconstruire la loi de l’homophylie, de l’autochtonie, l’isonomie, l’isogonie…, et « penser “le premier venu” » c’est-à-dire « quiconque, n’importe qui, à la limite d’ailleurs perméable entre le “qui” et le “quoi”, le vivant, le cadavre et le fantôme »[55]. À quoi il ajoute, pour montrer que la vérité du démocratique est indissolublement liée à l’altérité comme à l’avenir même : « le premier venu, n’est-ce pas la meilleure façon de traduire “le premier à venir” ? »[56].

Et c’est à la lumière de « l’être out of joint »[57] qu’il détermine cette vérité outre-politique. « La démocratie à venir : il faut que ça donne le temps qu’il n’y a pas »[58], dit en effet « l’envoi elliptique » de « La raison du plus fort »[59], pour montrer que la démocratie « restera toujours aporétique » et n’existera « jamais au sens de l’existence présente »[60]. Aussi la déconstruction du vieux concept de démocratie donne-t-elle à entendre « la mélancolie eschatologique d’une philosophie endeuillée. »[61]

Toutefois Derrida n’en reste pas là. Il refuse de plonger dans les affres de la mélancolie, et s’engage activement et sans réserve en faveur de la démocratie. Il établit l’urgence de l’injonction démocratique et la nécessité de lui répondre « ici maintenant »[62]. Il dénonce donc les usages abusifs que les grandes démocraties libérales font de l’idée de démocratie pour assurer leur hégémonie, il combat les violences et les cruautés qui déferlent sur notre monde (au premier chef, la nouvelle cruauté qui allie « dans des guerres qui sont aussi des guerres de religion, la calculabilité technologique la plus avancée à la sauvagerie réactive »[63] et archaïque), il récuse « les discours sur les droits de l’homme ou sur la démocratie » qui « s’accommodent de la misère effroyable de milliards de mortels abandonnés à la malnutrition, à la maladie et à l’humiliation », non seulement privés « d’eau et de pain, […] d’égalité et de liberté », mais aussi « dépossédés des droits de chacun », etc.[64]. Et il en appelle à la formation d’une Nouvelle Internationale (ou Nouvelle Alliance)[65] capable de négocier entre conditionnalités et inconditionnalités en vue d’inventer de nouveaux partages et de nouvelles divisibilités de la souveraineté.

Selon lui par conséquent, « l’expérience qui consiste à raison garder » – à répondre de ce qui nous a été légué – nous confronte à « l’aporie auto-immunitaire » d’une « transaction entre le conditionnel et l’inconditionnel, le calcul et l’incalculable. »[66] Cette transaction « toujours périlleuse », parce qu’effectuée « sans règle donnée d’avance » et « sans assurance absolue », est une décision sur l’indécidable qui « doit inventer, à chaque fois, dans chaque situation singulière […], une maxime qui accueille chaque fois l’événement à venir ». Et pour la déconstruction, « il n’y a de responsabilité et de décision, s’il y en a, qu’à ce prix. »[67] 

*

Poser « la question de type transcendantal »[68],  cela veut donc dire non seulement faire l’expérience de l’im-possible, se confronter à l’impasse de l’indécidable pour dissocier, si difficile et impensable que cela paraisse, inconditionnalité et souveraineté et pour déconstruire la seconde au nom de la première afin de reconnaître la dignité incalculable de l’altérité, mais aussi faire l’impossible pour que s’ouvre, dans « la dis-location générale à laquelle notre temps est voué »[69], un autre espace pour la démocratie, afin de ne pas laisser « tuer le futur au nom des anciennes frontières »[70] et de laisser ouvert à l’à-venir le plus d’espace possible pour la moindre violence possible.

Et s’il faut poser « sans relâche » la question de type transcendantal dès lors qu’elle est ainsi quasi-trancendantalement redéfinie, c’est parce que « l’unique, disséminé dans les innombrables escarbilles de l’absolu mêlé aux cendres, ne s’assurera jamais dans l’Un »[71], et que l’annulation de l’à-venir est le seul mal qui soit absolument radical.


Source Image : Raymond Altès Démocratie


[1] Jacques Derrida, « Comme si c’était possible, “Within such limits” », in Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 308.

[2] Cf. ibid., p. 298.

[3] Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale – Un hégélianisme sans réserve », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 371.

[4] Pour cette caractérisation de l’aporétique, cf. Id., « Comme si c’était possible, “Within such limits” », op. cit., p. 308.

[5] Cf. Id., « Psychè, Inventions de l’autre », in Psychè, Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 26-7.

[6] Id.,« Prière d’insérer », in États dâme de la psychanalyse, Paris, Galilée, 2000, p. 3-4.

[7] Id.,« Non pas l’utopie, l’im-possible », in Papier Machine, op. cit., p. 361.

[8] Id., Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 196-197. Souligné par Derrida.

[9] Id., Inconditionnalité ou Souveraineté. L’Université aux frontières de l’Europe, Athènes, 2002, Patakis, p. 46.

[10] Le « comme si » est le motif central de « Comme si c’était possible, “Within such limits” » et de L’université sans condition, Paris, Galilée, 2001.

[11] Cf. Id., « Comme si c’était possible “Within such limits” », op. cit., p. 310.

[12] Pour cette critique de la conception classique de l’historicité, cf. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 125-126.

[13] Sur ce point focal, cf. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 90.

[14] Id., Donner le temps, Paris, Galilée, 1991, p. 91.

[15] Id., « Ousia et Grammè … », in Marges – de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 63.

[16] L’expression « Être-histoire » apparaît en 1962, dans l’Introduction à L’origine de la géométrie, puis dans le cours de 1964-1965 (Heidegger : La question de l’être et l’histoire) qui crédite à Heidegger de n’avoir attribué à l’être que le droit à la question. Elle a ensuite disparu du vocabulaire de Derrida qui n’a pas pour autant abandonné le questionnement dont elle est porteuse, bien au contraire. Ainsi dans Voyous explique-t-il que, sous l’intitulé de « la démocratie à venir », il s’agit pour lui de penser une « historicité absolue et intrinsèque ». Id., Voyous, op. cit., p. 126-127. Sur son approche de la question de l’historicité, je me permets de renvoyer à mon étude « De l’histoire comme destinerrance », in Jacques Derrida, La philosophie hors de ses gonds, éd. Marc Goldschmit, Mauvezin, T.E.R., 2017, p. 33-56.

[17] Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993, p. 25.

[18] Id., Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1991, p. 110, note 2. Souligné par Derrida.

[19] Pour cette caractérisation de l’espace social en termes de « loi de la socialité originaire », cf. Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, op. cit., p. 258.

[20] Sur cette présentation de la « trace », cf. Id.,« Comment ne pas parler – Dénégations », Psychè, Inventions de l’autre, p. 544-545.

[21] Cf. Id., Spectres de Marx, op. cit., p. 255.

[22] Id., Voyous, op. cit., p. 64.

[23] Id.,Échographies de la télévision (Entretiens avec Bernard Stiegler), Paris, Galilée-INA, 1996, p. 29.

[24] Id., Spectres de Marx, op. cit., p. 129.

[25] Voir Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, op. cit., p. 58.

[26] Cf. Id., Spectres de Marx, op. cit., p. 48.

[27] Id., Politiques de l’amitié, op. cit.,p. 46.

[28] Id., « Comme si c’était possible, “Within such limits” », op. cit., p. 314.

[29] Jacques Derrida, Jünger Habermas, Le « concept » du 11 septembre, Paris, Galilée, 2004, p. 188.

[30] Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », in L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 220. Souligné par Derrida.

[31] Ibid.

[32] Pour cette caractérisation de l’archi-violence, voir Id.,« La violence de la lettre : De Lévi-Strauss à Rousseau », in De la grammatologie, op. cit., p. 164.

[33] Pour ces analyses, voir notamment Id., Voyous, op. cit., p. 64, et Jean Baudrillard, Jacques Derrida, Pourquoi la guerre aujourd’hui ?, Fécamp, Éditions Lignes, p. 45.

[34] Cf. Jacques Derrida, Voyous, op. cit., p. 213-214.

[35] Pour cette caractérisation de la messianicité, cf. ibid., p. 126.

[36] Jacques Derrida, « Le Siècle et le Pardon » (entretien avec Michel Wieviorka), in Foi et savoir, Paris, Seuil 2000, p. 125.

[37] Ibid.,p. 133.

[38] Id., « Auto-immunités, suicides réels et symboliques », in Jacques Derrida, Jünger Habermas, Le “concept” du 11 septembre, op. cit., p. 188.

[39] Jacques Derrida, De l’hospitalité, Paris, Calman-Lévy, 1997, p. 75. Souligné par Derrida.

[40] Cf. Id., Politiques de l’amitié, op. cit., p. 46.

[41] Id., Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 61.

[42] Id.,L’Autre cap, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 75-76.

[43] Id., Politiques de l’amitié, op. cit., p. 127.

[44] Id., Voyous, op. cit., p. 48.

[45] Cf. ibid., p. 49.

[46] L’expression « roue de l’ipséité » est récurrente dans Voyous. Derrida y définit en effet la démocratie par le « défaut du propre et du même ». Id. Voyous, op. cit., p. 61.

[47] Sur l’universalité et l’historicité spécifiques du démocratique, cf. ibid., p. 126-127.

[48] Comme l’explique Marie-Louise Mallet dans « La Raison du plus fort », Revista Filosόfica de Coimbra, n. 24, 2003, p. 348.

[49] Jacques Derrida, Voyous, op. cit., p. 57-58. 

[50] Ibid., p. 126-127.

[51] Cf. entre autres ibid., p. 186.  

[52] Ibid., p. 38.

[53] Ibid., p. 35.

[54] Cf. par exemple, ibid.., p. 203. Derrida souligne.

[55] Ibid., p. 126.

[56] Ibid.

[57] Ibid., p. 128.

[58] Ibid., p. 19. Derrida souligne.

[59] Id., « La raison du plus fort », in Voyous, op. cit., p. 25-161.

[60] Ibid., p. 126.

[61] Ibid., p. 173

[62] Ibid., p. 123 et 125. Derrida souligne.

[63] Id., Foi et savoir, op. cit., p. 82.

[64] Id., Voyous, op. cit., p. 126.

[65] Ibid., p. 127 et Spectres de Marx, op. cit., p. 58 et passim.

[66] Id., Voyous, op. cit., p. 208.

[67] Ibid.

[68] Cf. supra, p. 1.

[69] Id., Spectres de Marx, op. cit., p. 268.

[70] Ibid.

[71] Ibid., p. 57.

ALEJANDRO OROZCO HIDALGO – Le désir de l’impossible : « comme si », une reformulation de la « question transcendantale » dans la pensée de Jacques Derrida

Alejandro OROZCO HIDALGO, Le désir de l’impossible : « comme si », une reformulation de la « question transcendantale » dans la pensée de Jacques Derrida, revue ITER Nº3, 2024.

La notion du « comme si » n’est pas largement thématisée dans le corpus de Jacques Derrida. D’après l’analyse de Geoffrey Bennington, l’évolution de la thématique de la métaphore dans le corpus derridien engage une réflexion sur le quasi transcendantal qui s’articule à une réflexion sur l’analogie – c’est-à-dire, sur un certain « comme si » – dans ses textes tardifs[1]. Malgré donc ce manque de thématisation explicite, le « comme si » se trouve en réalité évoqué, impliqué « mis à l’œuvre » de façon systématique dès ses premiers textes qu’il publie jusqu’à ses derniers séminaires. Or, dans la lecture que nous proposons ici, nous soulignerons une évolution similaire dans les thématiques du supplément et du simulacre qui dériveront peu à peu vers le thème de l’impossible à partir de la considération du « comme si ». Dans ce cadre, l’idée d’une graphique du supplément nous permettra de voir comment celle-ci implique déjà une réflexion sur l’impossible dès les premiers textes de Derrida, même si le mot n’a pas encore la place privilégiée qu’il trouve dans ses derniers ouvrages. Notre point de départ consistera à formaliser de façon explicite cette thématique. Nous montrerons alors comment le « comme si » est engagé dans les premiers textes que Derrida aura publiés, pour mettre au jour la radicalité de ses enjeux et pour avancer notre propre compréhension de cette notion fortement énigmatique, là où elle marque une violence de l’impossible envers le possible.

Très souvent, notamment dans les derniers textes publiés de son vivant, Derrida développe sa réflexion concernant la notion du « comme si » en y associant une réflexion sur le « virtuel » et sur le spectre, ou sur ce qu’il appelle une « virtualité spectralisante »[2]. Ce discours débouche systématiquement sur une problématisation de l’ancienne opposition possible-impossible avec ses différentes déterminations. Dans l’une de ses dernières publications, L’Université sans condition, Derrida explique la nécessité de cette réflexion : de même que son travail sur les notions d’étranger ou de souveraineté[3], son travail déconstructif autour de la virtualité et de la virtualisation lui est imposée par des événements ayant lieu dans le monde :

« L’une des mutations qui affectent le lieu et la nature du travail universitaire, c’est aujourd’hui, nous le savons bien, une certaine virtualisation dé-localisante de l’espace de communication, de discussion, de publication, d’archivation. Ce n’est pas la virtualisation qui est absolument nouvelle en sa structure. Dès qu’il y a une trace, quelque virtualisation est en cours ; voilà l’abc de la déconstruction. L’inédit, c’est, quantitativement, l’accélération du rythme, l’ampleur et les pouvoirs de capitalisation d’une telle virtualité spectralisante. D’où la nécessité de re-penser les concepts du possible et de l’impossible. »[4]

La notion de virtuel est une des notions les plus anciennes de la pensée philosophique, et on peut en suivre la trace en remontant jusqu’à Aristote. La virtualité en soi, dit Derrida, est aussi vielle que la trace ; elle fait partie constitutivement et originairement de notre expérience, elle en est condition de possibilité. Or, l’accélération, le rythme et surtout la croissance des pouvoirs « de capitalisation d’une telle virtualisation spectralisante » auxquels nous assistons, nous imposent la tâche de repenser ces concepts, de même que les vieilles oppositions impliquées dans cette réflexion. Nous assistons, en somme, à une étape technique nouvelle de la virtualité qui bouleverse la « topologie de l’événement, l’expérience de l’avoir lieu singulier »[5], l’expérience du lieu, de la localisation et donc de toute expérience impliquant un rapport à l’oikos.

Avec les nouvelles technologies de la communication il y a donc un bouleversement des notions d’espace et de temps. De ce fait, la virtualisation dé-localisante dont Derrida parle produit l’impression que ce qui arrive, arrive de façon quasi-instantanée partout où ces technologies de la communication sont à l’œuvre. Cela équivaut à dire que ce qui arrive, arrive nulle part… et pourtant, ça arrive. Cette expérience n’est pas du tout nouvelle, l’écriture étant déjà pour Husserl un dispositif permettant de transcender le temps, condition de possibilité de la télécommunication, mais aussi de l’expérience intersubjective et donc de l’héritage et de l’histoire[6]. Nous assistons à l’expérience de l’impossible en tant que possibilité a-topique de l’avoir lieu de façon quasi-instantanée, ce qui révèle, à l’évidence, que l’expérience de l’avoir lieu n’est pas réductible à une topologie ou à une localisation rassurante, à la présence « physique », « matérielle », voire « actuelle » de ce qui arrive. Cette nouvelle étape technique montre ainsi que ce qui a lieu, l’évènement donc, ne se laisse pas enfermer dans l’actualité de l’existence ou du réel. L’événement est « aussi virtuel qu’actuel » ; il y a des événements virtuels, qui ont lieu dans l’espace qu’on appelle virtuel et dont l’effectivité se fait sentir avec lourdeur dans l’espace « réel » ou « matériel » qu’on lui oppose souvent et qui est présupposé dans l’idée même d’actuel. Cela fait voler en éclat de facto l’opposition tranchante entre l’actuel et le virtuel comme cela bouleverse l’opposition entre le possible et l’impossible[7]. Or, cette atopie, cette puissance d’envahir tout l’espace depuis un hors lieu est précisément une qualité, un pouvoir du fantasme[8].

C’est donc cette référence à la « virtualité spectralisante » qui nous intéresse ici, là où elle fait signe vers l’impossible avoir lieu de l’événement. Pour cette raison, la réflexion que nous engageons aura comme arrière-plan la conviction que la pensée derridienne nous invite à réfléchir sur les mêmes espaces, les mêmes régions ou les mêmes domaines que la pensée métaphysique, à partir d’une toute autre approche et d’un tout autre discours. Dans ce sens, son discours ne s’accorde pas à la logique, encore moins à la pensée binaire ou au syllogisme, mais à une graphique, c’est-à-dire, une structure de pensée qui se détache et se distingue de l’autorité du logos et de la présence de l’étant[9], et qui se détermine à partir des traits généraux de la trace (graphô). Non qu’elle manque de cohérence, de rationalité ou de systématicité mais cette rationalité, cette cohérence et cette systématicité ne se règlent pas à l’autorité du logos présupposée dans la notion même de logique. De ce fait, il ne faut pas limiter la pensée, comme le feraient des « lecteurs pressés », à chaque fois qu’on parle de « transcendantal » ou de la question « ontologique », voire de la déconstruction comme de « ce qui se passe dans le monde ». Il ne s’agit pas d’ontologiser la pensée derridienne mais plutôt de montrer comment elle implique une réflexion profonde autour des « mêmes sujets », des « mêmes objets » et des mêmes espaces de réflexion que la tradition philosophique, à partir d’une approche déconstructrice. Par un simple mouvement du doigt, celle-ci perturbe les concepts et notions impliqués dans la réflexion philosophique, leur rapport et la proximité qu’ils entretiennent entre eux, leur organisation et leur emploi en tant qu’outils de pensée. Pour cela même, le travail développé par Derrida implique une tout autre idée de la discipline et de la forme de pensée dans laquelle son discours se développe.

La mise en œuvre de cette pensée est celle de la rature, celle du subjectile ou du bloc magique : il s’agit d’écrire sur le transcendantal comme on écrit sur n’importe quelle surface. Il faut donc écrire sur des concepts, écrire sur un texte qui est déjà là dans le monde, comme sur un mur tagué sur lequel on ajoute son propre tag, sans que celui-ci ne cache totalement ce qui était là au préalable. Il s’agit d’un double bind qui ré-itère le rapport de proximité/éloignement que la philosophie derridienne entretient à l’égard de la tradition philosophique. Il faut donc, dit Derrida, poser et reposer la question transcendantale mais il faut, simultanément, ne pas arrêter le mouvement qui interroge le discours de cette question, sa généalogie, son horizon, ses conditions de possibilité[10].

La réflexion derridienne sur le « comme si » entraîne une réflexion sur la structure de cette forme linguistique et de la fonction qu’elle opère là où elle est énoncée. Dans L’Université sans condition, Derrida dit que le « comme » – qui est commun à la structure du « comme tel » et à celle du « comme si » – « est peut-être la cible de la déconstruction », car son « autorité fonde et justifie toute ontologie aussi bien que toute phénoménologie, toute philosophie comme science ou comme connaissance »[11]. Ces deux notions – « comme si », « comme tel » – évoquent, recouvrent, mettent en rapport et parfois se confondent même avec tout un ensemble de couples oppositionnels tels que virtuel/actuel, fictionnel-réel, possible/impossible, nécessaire/non-nécessaire, etc. Leurs rapports et interactions sont donc confus et instables.

Or, le « comme si » n’est pas le virtuel en tant qu’il s’oppose à l’actuel. Il n’est pas l’impossible en tant qu’il s’oppose au possible. Que faisons-nous donc, se demande Derrida, quand nous énonçons cette formulation ? Pour répondre à cette question, il propose trois possibilités qu’on peut synthétiser dans la forme suivante[12] :

1) À dire « “comme si”, nous nous abandonnons à l’arbitraire, au rêve, à l’imagination, à l’hypothèse, à l’utopie ». Cette notion ouvrirait déjà la possibilité de penser hors des normes, hors logique, de transgresser les frontières du possible et du nécessaire.

2) À dire « comme si », nous faisons travailler des jugements de type « réfléchissant », dont la référence ultime relève d’un concept de finalité qui déborde dans la pensée kantienne l’opposition fondamentale entre le royaume de la nature et le royaume de la liberté, remettant en question l’opposition fondamentale nature/culture.

3) À dire « comme si », nous faisons référence à une sorte de structure qui, loin d’être homogène, serait partagée par « toutes les idéalités discursives », « toutes les productions symboliques et culturelles » et donc par toutes les disciplines du savoir, autant les Humanités que les disciplines dites scientifiques.

Devant ces trois possibilités, nous nous demandons s’il y a quelque chose qui puisse les rassembler, un dénominateur commun qu’elles partageraient. Et ce qui semble s’opérer dans les trois cas, c’est la rencontre d’une limite, c’est-à-dire, ce que Derrida appelle, dans De la grammatologie, le « geste » par lequel le sens est mis hors-jeu. Autrement dit, peut-être est-ce le bon sens relatif au possible et au nécessaire, qui par un « petit signe du doigt », bascule dans l’impossible et le non-nécessaire. La suspension donc de ce qui est « comme tel » et qui ne pourrait pas, qui ne devrait pas être autrement ; la transgression de cette limite. D’un certain point de vue, le « comme si » fait signe vers une certaine violence de l’impossible envers le possible. C’est au fond l’hypothèse que nous voudrions mettre ici à l’épreuve : là où un « comme si » est à l’œuvre, le sens est mis hors-jeu. Limite de la cohérence avec les axiomes de la logique du système, limite de la non-contradiction, exposition à la contradiction insoluble, à l’impossible qui fait irruption dans l’horizon de ce qui s’anticipe.

Il ne s’agit pas pourtant d’une « suspension de sens » telle qu’elle est pratiquée par la réduction phénoménologique. En effet, la réduction phénoménologique cherche à réduire le monde à une « pure et simple prétention d’être » dans le but de trouver une évidence apodictique permettant de fonder « l’édifice solide de la connaissance universelle »[13]. Elle prétend suspendre le sens sans suspendre les conditions de possibilité du sens suspendu, ni les schèmes de pensée du monde qu’elle remet en question, c’est-à-dire, sans suspendre le partage oppositionnel qui permet la distinction entre ce qui relèverait d’une « attitude naturelle » et ce qui tiendrait d’une attitude « réfléchie » et donc philosophique de la vie.

 La suspension du sens du « comme si » serait plus radicale, du moins en ce qu’elle serait capable de remettre en question ou de suspendre l’opposition nature/culture – opposition « congénitale à la philosophie »[14] et qui présuppose une organisation déterminée du monde – sur laquelle se fonde le projet d’une science phénoménologique, en particulier l’idée d’une réduction phénoménologique comprise comme « attitude non-naturelle » de la conscience. Or, c’est précisément cette qualité « non-naturelle » de la réduction husserlienne qui fait d’elle une méthode qui cherche à combler le vide et un manque de la conscience naturelle dans l’entreprise de fondation de la connaissance. De ce fait, l’analyse déconstructrice de cette réduction nous montre la façon dont celle-ci obéit à la « logique » du supplément, ce qui nous autorise à la considérer comme un mode particulier du « comme si ». De ce point de vue, Husserl nous propose une méthode qui consiste à nous conduire comme si l’expérience du monde se réduisait à des « simples phénomènes » sans validité d’existence pour nous, des simples cogitations qui ne nous permettent pas de fonder une science rigoureuse universelle. C’est donc cette structure du supplément que Derrida nous invite à penser dans L’Université sans condition à partir de la troisième possibilité du « comme si », définie comme une structure partagée par « toutes les idéalités discursives ».

Dans ce texte, Derrida développe un discours sur l’université moderne comme « lieu de résistance » dans lequel on peut « tout dire ». Il y articule une réflexion sur la délocalisation virtuelle des technologies contemporaines de communication, à une réflexion sur la littérature et la démocratie. Elle part de la considération de la « Loi de la littérature » comme loi qui règle – ou devrait régler – le travail universitaire[15]. De cette Loi, Derrida nous dit qu’elle « tend, en principe, à défier ou à lever la loi. Elle donne à penser l’essence de la loi dans l’expérience du “tout à dire” »[16]. D’une façon analogue, nous dirons que la Loi du « comme si » – ou peut-être son anarchisme – tend à suspendre le sens ; il nous permet de penser ce qui échappe à l’« horizon du possible », du prévisible et/ou du programmable, c’est-à-dire, de ce qui désigne les termes de potentia et de possibilitas. Dans la lecture que nous avançons ici, le « comme si » est ce puissant dispositif qui nous permet de penser un certain au-delà/en-deçà du sens, c’est-à-dire, l’impensé exclu du système qui permet à celui-ci de fonctionner, de penser par exemple le syllogisme et le système oppositionnel sur lequel la phénoménologie est fondée.

L’ « hypothèse » : entre science et fiction

Penchons-nous sur la première possibilité du « comme si » que Derrida évoque dans L’Université sans condition : à dire « comme si », « nous nous abandonnons à la fiction, à l’imagination, à l’utopie, au rêve ou à l’hypothèse ». On dirait que l’ouverture vers le « tout-à-penser » va de soi dans ces exemples qui représentent en général des instances pour lesquelles la suspension du sens est placée en tant que condition de possibilité de ce qu’elles représentent. Ce n’est pas un hasard si l’on peut classer ces exemples comme des « espaces » dérivés, des domaines dans lesquels la logique n’opère pas en termes absolus et donc des « espaces » fantasmatiques qu’aucune science positive ne pourrait accueillir à travers le développement d’une réflexion rigoureuse ou rigoureusement déterminée, des espaces qui sont exclus de tout discours sur la vérité, sur le concret ou sur le réel[17]. À l’exception de l’hypothèse, peut-être.

En effet, la place que l’hypothèse tient parmi ces instances est intrigante du fait que, justement, elle joue dans la plus grande diversité des discours scientifiques un rôle fondamentale dans le développement même de la science, dans l’évolution de la structure de ses objets, et donc, dans la construction de leur histoire et de leurs traditions. L’hypothèse est le lieu de la « mise hors-jeu du sens » qui permet de faire évoluer la pensée, une théorie, un discours. Car un discours scientifique est censé faire référence – au moins en dernière instance – à une « réalité » tangible, supposée « actuelle », « comme telle », et donc, vraie. L’hypothèse est, en ce sens, une sorte de fenêtre qui permet de jeter un coup d’œil à d’autres possibilités et même à d’autres impossibilités[18].

Mais montrer que l’hypothèse partage une certaine fictionnalité, qu’elle fait signe vers une « mise hors-jeu du sens » équivaut à dire qu’une certaine « virtualité spectralisante » joue un rôle fondamental dans la détermination et dans l’évolution de ce qui est défini comme vrai ou réel. Mais cela n’est possible que parce que, avant ou au-delà de ce rôle, la fictionnalité, et donc, la « virtualité spectralisante », font partie des conditions les plus intimes de « notre expérience »[19]. Pour illustrer cette réflexion, nous prenons l’exemple que Derrida analyse dans De la grammatologie auquel nous faisions référence plus haut ; il s’agit du « mouvement de baguette » par lequel s’explique le « jeu du monde », métaphore de l’« invention libre et mythique » qui produit des « hypothèses factuelles » qui rendent compte de l’origine non rationnelle du supplément dans le discours de Rousseau. Le supplément, la prothèse donc, s’explique chez lui à partir d’une hypothèse, d’une « mise hors-jeu du sens » :

« Le passage d’une structure à l’autre – par exemple de l’état de nature à l’état de société – ne peut être expliqué par aucune analyse structurelle : un factum extérieur, irrationnel, catastrophique doit faire irruption. Le hasard ne fait pas partie du système. Et quand l’histoire est incapable de déterminer ce fait ou les faits de cet ordre, la philosophie doit, par une sorte d’invention libre et mythique, produire des hypothèses factuelles jouant le même rôle, expliquant le surgissement d’une nouvelle structure. »[20]

Et il y ajoute :

« Il a dû arriver ce qui n’eût dû jamais arriver. Entre ces deux modalités s’inscrit donc la nécessité de la non-nécessité, la fatalité d’un jeu cruel. Le supplément ne peut répondre qu’à la logique non-logique d’un jeu. Ce jeu est le jeu du monde. Le monde a dû pouvoir jouer sur son axe pour qu’un simple mouvement du doigt le fasse tourner sur lui-même. »[21]

L’hypothèse philosophique à l’œuvre dans le discours de Rousseau pointe ainsi du doigt l’espace du « comme si » à partir duquel celui-ci opère en tant que puissant dispositif, ouvrant la possibilité à la supplémentarité, à l’impossible qui a lieu malgré sa non-nécessité, à l’événementialité de l’événement. Cette idée développée en 1967 revient beaucoup plus tard dans le développement du corpus derridien qui donne forme à ce qu’il appelle en 1990 une hantologie, dans Spectres de Marx. Il s’agit, encore une fois, de l’effort, de la nécessité de comprendre le non-nécessaire, l’impossible qui fait événement dans l’histoire à partir d’une logique non-logique, seul recours pour expliquer le simulacre :

« Le spectre lui-même, le spectre rouge s’est en somme désincarné. Comme si c’était possible. Mais n’est pas aussi la possibilité, justement, la virtualité même ? Et pour comprendre l’histoire, c’est-à-dire l’événementialité de l’événement, ne faut-il pas compter avec cette virtualisation ? Ne faut-il pas penser que la perte du corps puisse affecter le spectre même ? au point qu’il soit alors impossible de discerner entre le spectre et le spectre du spectre, le spectre à la recherche du contenu propre et de l’effectivité vivante ? »[22]

La possibilité supplémentaire, dit Derrida en 1967 – le spectre du spectre, en 1990 – est inconcevable à la raison[23]. Dans les deux cas, il s’agit de la logique non-logique, de la graphique du supplément. Or, cette idée repose sur le « principe » général de l’hantologie, qui suppose une prise en compte du « simulacre spectral » qui hante l’histoire, là où celle-ci trouve ses fondations dans la théorie du noème de Husserl, que Derrida a largement commentée dans ses premiers textes publiés : il s’agit de montrer que « [l]a forme d’apparition, le corps phénoménal de l’esprit » est la « définition du spectre »[24]. Cela, dit Derrida, a deux conséquences possibles qui « font objection » au « principe phénoménologique en général » : non seulement le monde, dans sa forme phénoménale, a la « structure du spectre », mais l’ego phénoménologique « est lui-même un spectre »[25].

Que peut vouloir dire que l’ego et le monde ont tous deux une structure spectrale ? Et quelles sont les conséquences de ce discours qui attribue une forme spectrale à tout apparaître ? Nous devons maintenant répondre à ces questions pour arriver à bout de la formalisation du « comme si » que nous que nous proposons dans ce texte.

L’égo et le monde comme spectres

Dans l’article « As If, As Such : On Derrida, Husserl, and Literature », David E. Johnson donne un élément de réponse. Son texte montre que cette « virtualité spectralisante » se trouve à la base de « l’ouverture du monde et de l’origine de la vie »[26]. Suivant la trace de la notion de « comme si » au cours d’une analyse du concept de noème dans la pensée de Husserl, concept qu’il interprète à partir d’une approche déconstructrice, Johnson vise à comprendre la « structure noématique » de l’expérience phénoménologique, pour voir comment cette structure donne lieu à cette chose énigmatique qu’on appelle littérature. Sa lecture articulée de Husserl et Derrida part du fait, souligné par Derrida lui-même, que le noème en tant que « concept intentionnel », n’est ni purement subjectif ni purement objectif : sa possibilité se place au seuil du rapport conscience/monde. En effet, l’analyse de Derrida place le noème, en tant que porteur du sens, de l’objectivité et donc du « comme tel », à cette frontière :

« La noèse et le noème, moments intentionnels de la structure, se distinguent en ceci que le noème n’appartient pas réellement à la conscience. Il y a dans la conscience en général une instance qui ne lui appartient pas réellement. C’est le thème difficile mais décisif de l’inclusion non-réelle (reell) du noème. Celui-ci, qui est l’objectivité de l’objet, le sens et le “comme tel” de la chose pour la conscience n’est ni la chose déterminée elle-même, dans son existence sauvage dont le noème est justement l’apparaître, ni un moment proprement subjectif, “réellement” subjectif puisqu’il se donne indubitablement comme objet pour la conscience. Il n’est ni du monde ni de la conscience, mais le monde ou quelque chose du monde pour la conscience. »[27]

L’analyse de Johnson embrasse les prémisses de l’interprétation derridienne du noème, là où cette dernière problématise cette instance qui n’« appartient pas réellement » à la conscience, mais qui nous permet de penser ce que Derrida appelle une « passivité primitive » qui ouvre la question du noème au rapport hylè/morphé[28]. En réalité, le noème masque le rapport flou et problématique entre ces deux instances[29]. Or, la lecture de Johnson insiste sur le fait que Husserl se confronte à une impasse concernant la décision sur la priorité entre elles, entre matière et forme, à un moment de sa réflexion où les enjeux sont massifs : il s’agit non seulement de déterminer la « genèse de la conscience » mais aussi le caractère de la science phénoménologique. Le pari de Husserl est de déterminer la hylè (définie en tant que data de sensation) comme « porteuse de l’intentionnalité » sans vraiment qu’elle ne soit conscience de quelque chose. La première conséquence que Derrida tire de cette décision (et que Johnson assume), c’est qu’on ne peut pas savoir si la hylè se place avant, c’est-à-dire, en tant que condition de possibilité de l’intentionnalité ou si elle est constituée en tant que porteuse de l’intentionnalité par ou dans l’acte intentionnel. Dans le premier cas, il n’y aurait pas d’autonomie originaire de l’intentionnalité. Dans le second, la hylè ne saurait pas se distinguer du noème[30].

Johnson montre ainsi que, à suivre les prémisses de l’argumentaire husserlien, toutes ces questions restent indécidables. Indécidable n’est pas son mot, mais il montre clairement que le rapport hylè/morphé est tout simplement aporétique : même dans le cas où le noème désigne une instance de l’activité noétique – donc, de la conscience – en tant que « contenu intentionnel non-réel (non-real intentional content) », le contenu doit être une réalité matérielle. Mais dans ce cas, la matière doit déjà comporter une forme minimale qui serait condition de possibilité de la formalisation de la conscience. Par conséquent, la morphé serait l’effet d’une certaine passivité. Elle se placerait du côté de la matière et non de l’intentionnalité, ce que Husserl semble nier quand il affirme que l’activité noétique n’est pas une simple copie de la réalité du monde[31]. Or, même si l’activité noétique n’est pas une simple activité mimétique de la réalité, la hylè serait contaminée par une certaine activité de la forme. C’est toujours, dit Johnson, comme si les deux composants du noème, hylè et morphé, passivité et activité, étaient toujours déjà et pas encore là, toujours en avance et en retard l’un par rapport à l’autre, et c’est cet effet de « comme si » qui permet la postulation de quelque chose comme le noème et qui rend possible l’apparaître « comme tel », le phainesthai[32].

Le noème est ainsi cette structure qui cherche à montrer la possibilité du rapport de la conscience au monde en tant que synthèse de la diversité hylétique comme condition de l’objectivité et donc du sens, ce que Johnson appelle la « as-structure » noématique. Il s’agit d’une structure d’homonymie qui marque l’apparition des choses dans la conscience « comme telles », synthèse effectuée sur la diversité hylétique et qui présente la réalité « comme telle » à la conscience, en l’occurrence « l’arbre comme arbre » et non comme une diversité hylétique désordonnée. Mais cette synthèse n’est possible qu’à partir d’un effet de répétition qui présente comme identique, comme « le même », ce qui est divers, c’est-à-dire, un effet qui présente les choses comme elles sont, comme ayant un sens pour la conscience[33]. Cette répétition est donc le vrai pouvoir du noème. Dans cette structure, la hylè apparaît comme ce qui sépare le noème de la « pure et simple » activité noétique et qui le rapporte au monde.

Or, comme la hylè n’est pas immanente à la conscience, la possibilité du noème et de l’idéalisation ultime de l’objet est en dernière instance le résultat d’une passivité, de ce que Husserl appelle une « présence perdurante » – ce qui dans les mots de Derrida prend la forme de « restance non présente » – qui lie le noème au nom (à la nominalisation), au langage et donc à l’écriture[34]. Husserl reconnaît ainsi la nécessité de cette « restance » propre à « l’expression linguistique écrite » pour que l’objet idéal de la conscience soit constitué, partagé et/ou transmis. Il faut qu’il – l’objet idéal – puisse survivre au-delà ou en deçà de la disparition de son « inventeur », ainsi que de la disparition de n’importe quel émetteur qui le répète[35]. Il faut qu’il ait cette possibilité, que l’objet idéal puisse être itéré, dit et écrit au-delà du moment où il a été produit. Non qu’il soit en fait dit ou écrit a posteriori, mais qu’il ait cette possibilité.

C’est cette « restance » qui rend possible la répétition de l’objet idéal et qui ouvre la possibilité à son idéalisation ultime et à la formation d’une tradition et d’un héritage – bref, d’une histoire – en tant qu’effets d’écriture[36]. La fonction primordiale de l’écriture est, déjà pour Husserl, de rendre possible la « continuité » inter-subjective et donc spatio-temporelle de l’objet idéal. Sa qualité fondamentale est d’être virtuelle ; « l’écriture est virtualisation »[37]. Cette virtualisation, la répétition, ou plus précisément, l’itération de la marque est ainsi la condition de possibilité de toute idéalité, de la formation de l’objet idéal, de toute objectivité, de tout « comme tel » et de toute vérité.

Mais pour cela même elle est condition de possibilité de toute identité. Le problème de l’écriture et de la virtualité/virtualisation dans la pensée de Husserl est en cela le problème de la possibilité de la mémoire et de la formation de toute identité, que ce soit de l’identité objective de l’objet idéal ou de l’identité personnelle. L’itération propre au signe écrit devient ainsi condition de possibilité de l’histoire dans le sens le plus large, et donc possibilité du savoir et de la connaissance en tant que manifestations inter-subjectives. De ce point de vue, tout type de « production symbolique ou culturelle » a comme condition de possibilité cette « virtualité spectralisante » marquée en dernière instance par le « comme », racine commune du « comme si » et du « comme tel », c’est-à-dire par la « as-structure » porteuse du sens.

Derrida tire les conséquences les plus radicales des prémisses husserliennes et applique les mêmes règles à toute expression et à toute forme du discours : « Lorsque je me dis à moi-même “je suis”, cette expression, comme toute expression selon Husserl, n’a le statut de discours que si elle est intelligible en l’absence de l’objet, de la présence intuitive, donc ici de moi-même »[38]. L’idée du moi en tant qu’objet idéal, l’expression Je, comme toute autre expression, n’échappe pas aux traits structurels de toute trace ou de tout signe écrit ; cette thématique est l’un des enjeux majeurs de La voix et le phénomène : comme toute autre trace, le pronom personnel Je doit pouvoir fonctionner en l’absence de son émetteur, de l’objet qu’il désigne et de son lieu original de production ou d’énonciation. Si ce n’était pas le cas, il ne serait même pas possible de comprendre l’expression Je pense et par conséquent le concept d’ego transcendantal dans l’histoire de la philosophie. Le caractère impersonnel de l’expression Je, son anonymat, est la situation normale de sa Bedeutung, et c’est pour cela qu’elle peut rester la même, qu’elle peut garder son sens, même si la situation empirique et actuelle de celui qui l’énonce ou l’écrit se modifie radicalement. Derrida y ajoute : « Et de même que la valeur d’un énoncé de perception ne dépendait pas de l’actualité ni même de la possibilité de la perception, de même la valeur signifiante du Je ne dépend pas de la vie du sujet parlant. »[39]

En réalité, cette possibilité était ouverte depuis le début par les prémisses du discours de Husserl à propos de la « loi eidétique ». Johnson nous rappelle que cette loi suppose l’immanence de la conscience à elle-même, mais implique pour cela même la coupure du monde qu’elle vise ou signifie (intends or means)[40]. Dans son entreprise, remarque Johnson, Husserl nous montre que cette loi implique la mise à l’écart de « toute contingence empirique de l’expérience, toute personnalisation ». Toute expérience en personne « n’est nulle autre part que dans la conscience »[41]. Cette affirmation à elle seule implique que le monde, le rapport au monde en tant qu’expérience est affecté par le délai de la « virtualisation spectralisante » du noème, ou ce qui revient au même, que le Je et le monde ont tous deux la structure du spectre.

Le monde et l’ego phénoménologique partagent une structure spectrale en tant qu’objets idéaux – c’est-à-dire, comme noème en tant que moment de formation de l’objectivité, du sens et du « comme tel ». Le « comme tel » a comme condition nécessaire et irréductible de sa formation ultime le passage par l’écriture et par une certaine virtualisation, ce qui veut dire qu’il est déjà virtuel et d’un certain point de vue fantomatique. Le « comme tel » est ainsi déterminé dans ses conditions de possibilité par une « fiction logico-rhétorique » propre à la structure du noème qui ne peut se comprendre que par un « comme si »[42], et dont le caractère « irréel » est la conséquence immédiate. Le noème, dit Johnson, « n’est rien en soi-même »[43]. L’expression de « quasi-transcendantal », que Derrida associe fréquemment au « comme si », illustre cette détermination du noème et de sa non-réellité comme moment capital des conditions transcendantales de toute expérience. La condition anarchique du noème, son irrégionnalité ; un effet de « comme si » – c’est-à-dire, sa non-appartenance au monde et à la conscience – est ce qui ouvre la possibilité à la détermination de « la totalité des régions en général », à la détermination du monde comme monde. Il s’agit de l’impensé-refoulé qui soutient le système transcendantal du phainesthai (de l’apparaître), et donc, de toute la phénoménologie. C’est cette condition d’impensé, le refoulement de cet effet de « comme si » qui autorise Derrida à penser la phénoménologie comme une dissimulation qui renonce à penser la hylè en soi-même (en deçà de son opposition hylè/morphé) et la non-réellité du noème jusqu’à ses dernières conséquences[44].

Du « comme si » à l’« impossible »

Cet espace, ou moment impensé, exclu du système, revient avec insistance dans la pensée derridienne : si nous avons suivi la première et la troisième possibilités du « comme si », il reste la deuxième possibilité interprétative de l’expression « comme si » que Derrida ébauche dans L’Université sans condition, et qui consiste à se demander si, à dire « comme si », nous mettons en œuvre certains jugements de type réfléchissant. Ces jugements dont Kant disait qu’ils opèrent « comme si un entendement contenait ou comprenait l’unité de la variété des lois empiriques », c’est-à-dire, comme si une providence divine gouvernait le monde, ou « “comme si” c’était là un hasard venu favoriser notre destin »[45]. De ce fait, le « comme si » devient dans la lecture derridienne un « ferment déconstructif » qui déroute cette opposition fondamentale qui organise la totalité de notre expérience[46]. Il s’agit d’une réflexion que les textes inauguraux du corpus de Derrida introduisent par rapport à la prohibition de l’inceste, là où cette prohibition se place avant, dans l’espace des conditions de possibilité de l’opposition nature/culture qui est « congénitale » à la philosophie (« plus vieille que Platon »)[47]. En réalité, les deux possibilités d’interprétation de ce type de jugement répètent ou reproduisent cet exclu du système qui pousse le philosophe à l’« invention libre et mythique » d’« hypothèses factuelles » dans le discours de Rousseau analysé dans De la grammatologie, et auquel nous avons fait référence au début de cet article.

Avant de développer davantage cette référence, il nous semble pertinent de prendre en compte certains éléments d’une autre analyse de la prohibition de l’inceste qu’on lit dans L’écriture et la différence : c’est dans « La structure, le signe et le jeu et dans le discours des sciences humaines » que Derrida effectue une lecture de Lévi-Strauss, au moment où celui-ci oriente son discours, justement, vers la mise en question de l’opposition nature/culture. Dans le discours de Lévi-Strauss, cette opposition doit pouvoir expliquer et donc permettre une analyse des phénomènes humains dans leur totalité. Or, elle est mise en question à partir de la considération de la prohibition de l’inceste : d’un côté cette prohibition semble naturelle, mais elle est tout de même une loi, c’est-à-dire un produit « culturel ». De ce fait, elle n’appartient, en toute pureté, ni au monde naturel ni au monde de la culture, ce que Lévi-Strauss trouve « scandaleux »[48]. C’est donc « comme si » la prohibition de l’inceste n’appartenait à aucun des deux côtés de l’opposition, ou comme si elle appartenait aux deux côtés de l’opposition en même temps, ce qui est impossible. Dans les deux cas, nous voyons que cette prohibition marque une limite et une limite de la pensée, une « mise hors-jeu du sens ». Limite donc de la pensée en tant que logique, c’est-à-dire, de la pensée du logos qui fonctionne à partir du syllogisme et dont la structure suppose une organisation binaire du monde dont l’opposition nature/culture est nodale.

C’est en parlant de la graphique de la supplémentarité en tant que « logique non-logique d’un jeu » – seule à laquelle le supplément peut répondre – que Derrida parle du recours systématique à la providence dans le discours de Rousseau pour expliquer les révolutions qui ouvrent la possibilité à la supplémentarité et donc à ce qui est « inconcevable à la raison »[49]. On l’a vu plus haut : il s’agit du « simple mouvement de doigt » – auquel nous avons fait référence plus d’une fois dans cet article – il s’agit de ce qui ne peut pas être compris « selon les schèmes de la nécessité rationnelle » et que l’on explique à partir de la providence[50]. L’analyse de ce « mouvement de jeu » amène Derrida à penser la prohibition de l’inceste comme « loi sacrée », donc comme limite pure et limite du sens, là où l’opposition entre physis et nomos est débordée et dont la brisure ne peut pas être pensée qu’à partir d’un « comme si » :

« On est toujours en-deçà ou au-delà de la limite, de la fête, de l’origine de la société, de ce présent dans lequel simultanément l’interdit se donne(rait) avec la transgression : ce qui (se) passe toujours et (pourtant) n’a proprement jamais lieu. C’est toujours comme si j’avais commis un inceste. »[51]

Il s’agit donc, encore une fois, de l’impossible, de l’absurde qui fait sentir sa majesté souveraine à la veille du monde. Le « comme si », dit Johnson, nomme la « force immaîtrisable de l’événement », le « pouvoir de l’impossible », ce que d’autres interprètent comme l’extra-mondain[52]. Or, il faut dire que de l’impossible il y aurait au moins deux interprétations possibles : une interprétation, disons, traditionnelle, celle qui y voit une limite, la mort, une frontière indépassable, presque interdite « qui pousse au renoncement ». L’autre, celle qui y voit une source du désir, de l’action et de la décision[53]. Si dans L’Université sans condition, Derrida développe une lecture du « comme si » en mettant l’accent sur le si affirmatif de cette expression, c’est pour souligner cette interprétation consistant à voir dans l’impossible le désir de l’événement, le désir de l’autre.


Source image : Piet Mondrian – Composition avec lignes (Composition en noir et blanc) (1917)

[1] Cf. Geoffrey Bennington, « Métaphore, méta-force », Rue Descartes, vol. 89-90, n. 2, 2016, p. 13-20.

[2] Jacques Derrida, L’Université sans condition, Paris, Galilée, 2001, p. 26.

[3] Cette analogie nous semble importante. Il s’agit d’abord de signaler la forme dans laquelle le rapport au monde, c’est-à-dire, à l’autre, à tout autre et donc au tout autre, à l’altérité radicale, détermine l’exercice de la pensée. Ce n’est pas un hasard, que ce rapport « au monde » impose une approche politique qui prend dans L’Université sans condition la forme d’une « politique du virtuel » (p. 25). Que des événements ayant lieu dans le monde nous fassent changer notre manière de penser nous semble une démarche plus conséquente et pour cela plus rigoureuse.

[4] Jacques Derrida, L’Université sans condition, op. cit., p. 25-26.

[5] Ibid., p. 26.

[6] Cf. Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, Paris, PUF, 1962, p. 186 sq.

[7] C’est une vieille opposition qui semble mise en question plus que jamais, à une époque où les technologies du virtuel continuent à se développer. Dans Écographies de la télévision, Derrida dit qu’il s’agit d’« un concept de virtualité (image virtuelle, espace virtuel et donc évènement virtuel) qu’on ne peut sans doute opposer, en toute sérénité philosophique à la réalité actuelle, comme on distinguait naguère entre la puissance et l’acte, la dynamis et l’energeia, la potentialité d’une matière et la forme définissante d’un télos, donc aussi d’un progrès, etc. » Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Écographies de la télévision, Paris, Galilée, 1996, p. 14.

[8] « Puisqu’il “est” partout cet esprit, puisqu’il vient de partout (aus Allem), il prolifère a priori, il donne lieu, en les privant de lieu, à une foule de spectres auxquels on ne peut même plus assigner un point de vue : ils envahissent tout l’espace. Nombre est le spectre. Mais pour habiter même là où l’on n’est pas, pour hanter tous les lieux à la fois, pour être atopique (fou et non localisable), il ne faut pas seulement voir sous visière, voir sans être vu de qui se fait voir (moi, nous), il faut parler. » Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 214.

[9] Il s’agit d’une thématique sur laquelle Derrida revient à plusieurs reprises. Voir, par exemple, Limited Inc. : « […] c’est là que la graphique de l’itérabilité brouille l’opposition classique entre le fait et le droit, le fait et le possible (ou le virtuel), la nécessité et la possibilité. » Jacques Derrida, Limited Inc., Paris, Galilée, 1990, p. 97.

[10] Jacques Derrida, « Comme si c’était possible, “within such limits” », in Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 298.

[11] Jacques Derrida, L’Université sans condition, op. cit., p. 74.

[12] Ibid., p. 27-31.

[13] Cf. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes ; et les conférences de Paris, Paris, PUF, 1994, notamment §8, « L’“ego cogito” comme subjectivité transcendantale ».

[14] Cf. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 415.

[15] Cf. Id., L’Université sans condition, op. cit., p. 16-21.

[16] Id.,« Cette étrange institution qu’on appelle la littérature », in Thomas Dutoit et. al. (dir.), Derrida d’ici, Derrida de là, Paris, Galilée, p. 256.

[17] Jacques Derrida, L’Université sans condition, op. cit., p. 27.

[18] Même si Derrida suggère ne pas se mettre dans le sillage des recherches développées par Hans Vaihinger, ce dernier explore la fonction de l’hypothèse dans la production de connaissances, à partir d’une approche qui met en valeur son aspect créateur. Cf. Hans Vaihinger, La philosophie du comme si, Paris, Kimé, 2008, notamment : XXI, « La différence entre fiction et hypothèse ».

[19] Jacques Derrida, L’Université sans condition, op. cit., p. 28.

[20] Id., De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 365.

[21] Ibid., p. 367.

[22] Id., Spectres de Marx, op. cit., p. 191.

[23] Id., De la grammatologie, op. cit., p. 366.

[24] Id., Spectres de Marx, op. cit., p. 215-216.

[25] L’idée d’hantologie relie la notion du spectre à celle du supplément (et donc au travail des premiers ouvrages de Derrida), là où elle réfléchit la présence ou l’effectivité d’un fantôme, c’est-à-dire, « ce qui semble rester aussi ineffectif, virtuel, inconsistant qu’un simulacre » ; ibid., p. 31.

[26] David E. Johnson, « As If, As Such: On Derrida, Husserl and Literature… », Research in Phenomenology, vol. 45, n. 3, 2015, p. 386-411 (p. 410).

[27] Jacques Derrida, L’écriture et la différence, op. cit., p. 242.

[28] Ibid. p. 241.

[29] David E. Johnson, « As If, As Such… », op. cit., p. 393.

[30] Ibid., p. 394.

[31] Ibid., p. 396.

[32] Cf. Ibid., p. 395.

[33] Ibid., p. 398.

[34] Pour ce qui est de cette notion et des raisons pour lesquelles Derrida emploie ce mot au lieu de celui de permanence, voir Limited Inc., op. cit., notamment « O ».

[35] Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, op. cit., p. 185.

[36] Le terme de « restance » (qui relève du langage derridien et non du langage husserlien), marque la nécessité que l’objet idéal comporte à l’égard de l’écriture comme sa condition de possibilité, il est lié de forme incontournable aux traits qui structurent tout signe et toute marque écrite. Cf. Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 377-378.

[37] David E. Johnson, « As If, As Such… », op. cit., p. 405.

[38] Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967, p. 106, nous soulignons.

[39] Ibid., p. 107.

[40] Ibid., p. 392.

[41] Ibid.

[42] Cf. Jacques Derrida, « Comme si c’était possible… », op. cit., p. 298.

[43] David E. Johnson, « As If, As Such… », op. cit., p. 397.

[44] Cf. Jacques Derrida, « “Genèse et structure” et la phénoménologie », in L’écriture et la différence, op. cit., p. 242-244.

[45] Id., L’Université sans condition, op. cit., p. 27-30.

[46] Cf. ibid., p. 28.

[47] « Pour suivre ce mouvement dans le texte de Lévi-Strauss, choisissons, comme un fil conducteur parmi d’autres, l’opposition nature/culture. Malgré tous ses rajeunissements et ses fards, cette opposition est congénitale à la philosophie. Elle est même plus vieille que Platon. Elle a au moins l’âge de la sophistique. Depuis l’opposition physis/nomos, physis/techne, elle est relayée jusqu’à nos jours par toute une chaîne historique opposant la “nature” à la loi, à l’institution, à l’art, à la technique, mais aussi à la liberté, à l’arbitraire, à l’histoire, à la société, à l’esprit, etc. » Jacques Derrida, L’écriture et la différence, op. cit., p. 415.

[48] Cf. ibid., p. 415-416.

[49] Id., De la grammatologie, op. cit., p. 366-367.

[50] Ibid., p. 366.

[51] Ibid., p. 377.

[52] Dans une note de bas de page, Johnson nous parle des travaux de Sean Gaston et de Patrick O’Connor sur le « comme si » qui interprètent la philosophie derridienne comme une entreprise qui cherche à penser le « dehors du monde ». Outre la critique adressée par Johnson à ces deux travaux – à savoir, qu’ils cherchent la racine de la pensée du « comme si » dans le noème, sans vraiment porter leur attention au comme partagé par le « comme tel » et le « comme si », donc sans être en mesure de voir la structure spectrale du monde et de l’ego phénoménologiques – dans le cadre de notre lecture, ces deux interprétations ne dépassent pas cette limite du possible ou ce qui revient au même, n’inscrivent pas l’impossible dans les limites du monde, ce qui veut dire que l’impossible continue à être une frontière ou une extériorité en dehors du monde. Cf. Patrick O’Connor, « There is no World without End (Salut) : Derrida’s Phenomenology of the Extra-Mundane », Journal of the British Society for Phenomenology, vol. 39, n. 3, p. 314-330 ; et Sean Gaston, The Concept of World from Kant to Derrida, New York, Newman & Littlefield International, 2013, notamment p. 99-164.

[53] Cf. Jacques Derrida, « Non pas l’utopie, l’im-possible », in Papier machine, Paris, Galilée, 2001, p. 360-361.

BRUNO PADILHA – Du réel : « comme si c’était… »

Bruno PADILHA*, Du réel : « comme si c’était… », revue ITER Nº3, 2024.

La singularité de la pensée derridienne, stimulante et hyperbolique, aura provoqué, très tôt, des réactions « allergiques »[1]. N’épuisant pas du tout l’accueil de la déconstruction, ces réponses ont néanmoins laissé des marques dans le parcours et dans l’œuvre du philosophe français. À plusieurs reprises, Derrida, lui-même, a dû réagir à ces incompréhensions – nous donnant ainsi des pistes pour une lecture plus vigilante de ses textes et de ses interventions. Or, c’est précisément l’une de ces incompréhensions qui motive notre texte, notamment la très connue accusation d’« idéalisme textuel »[2].

Afin d’éclaircir ce qui nous semble être un sérieux malentendu, nous aborderons cette problématique par le biais du comme si – qui, dans sa multiplicité, donne le ton à ce troisième numéro de la revue ITER. Ainsi, tout d’abord, il faut signaler qu’un tel syncatégorème ne tombe pas du ciel dans la pensée du philosophe, mais qu’il est précisément justifié par ce qui la meut, à savoir la déconstruction de la présence. On pourrait peut-être aussi mentionner que Derrida questionne les conditions de possibilité de la présence plutôt que de l’accepter – presque dogmatiquement– comme simple et originaire.

En effet, la déconstruction a souvent été vue comme une affirmation de l’impossibilité de « toucher le réel », en nous enfermant ainsi dans la textualité. C’est d’ailleurs ainsi que le fameux « il n’y a pas de hors-texte »[3] est rentré dans l’histoire : une affirmation de l’impossibilité d’échapper au jeu permanent des substitutions et des renvois, en oubliant de cette façon tout ce que Derrida affirme explicitement dans La dissémination :

« Avancer qu’il n’y a pas de hors-texte absolu, ce n’est pas postuler une immanence idéale, la reconstitution incessante d’un rapport à soi de l’écriture. […] Le texte affirme le dehors, marque la limite de cette opération spéculative, déconstruit et réduit à des “effets” tous les prédicats par lesquels la spéculation s’approprie le dehors. »[4]

Très tôt le philosophe nous avertit contre une telle lecture du texte comme unité et identité pleine d’où on ne saurait sortir[5], comme le montre la suite du passage précédent :

« S’il n’y a rien hors du texte, cela implique, avec la transformation du concept de texte en général, que celui-ci ne soit plus le dedans calfeutré d’une intériorité ou d’une identité à soi »[6].

Dès lors, ce qu’on doit au moins – et pour l’instant – indiquer, c’est que le texte, « la transformation du concept de texte en général », relance, à nouveau, le rapport entre le dedans et le dehors – par exemple, entre le langage et son autre, ladite réalité. Ainsi, on ne peut pas affirmer d’avance que la déconstruction est simplement la négation d’une quelconque extériorité par rapport au texte, comme si ce dernier était quelque chose de parfaitement et pleinement identifiable. Aussi importantes que le célèbre « il n’y a pas de hors-texte », on comptera toutes les maintes fois où Derrida – parfois en commentant son travail – a insisté sur l’irréductible affirmation du réel dont sa pensée témoigne. Cela non seulement quand il affirme que la « déconstruction c’est ce qui arrive »[7], mais aussi en proposant d’autres « définitions » de la déconstruction dans des situations et des contextes assez hétérogènes[8]. L’essentiel est de toujours souligner la dimension du dehors et de l’altérité que la déconstruction porte et qui porte la déconstruction.

On peut aussi citer les déclarations de Derrida dans un entretien avec Richard Kearney («La déconstruction et l’autre »[9]) qui nous semblent, à ce sujet, très pertinentes et significatives. À la question de Richard Kearney, portant sur le rapport entre langage et référence, naturellement du point de vue de la pensée derridienne (« Qu’en est-il du langage comme référence ? Le langage peut-il se référer en tant que mutation, violence ou monstruosité, à quelque chose d’autre que lui-même ?»[10]), le philosophe répond de manière claire et catégorique :

« Il existe de nombreux malentendus sur ce que d’autres “déconstructionnistes” et moi-même essayons de faire. Il est totalement faux de prétendre que la “déconstruction” est une suspension de référence. »[11]

D’abord, Derrida commence par souligner les nombreux discours concernant ladite suspension de la réalité, qui serait comme synonyme de déconstruction. En fin de compte, dans la phrase suivante, le philosophe évoque même que « la “déconstruction” est profondément préoccupée par l’autre du langage. »[12] D’ailleurs, dit-il, « la critique du logocentrisme est par-dessus tout la recherche de l’autre et de l’autre du langage. »[13] Or, cette dernière phrase justifie déjà notre intention d’analyser le sens par lequel la déconstruction de la présence, de la simplicité de la présence, comme nous l’avons dit antérieurement, avance au nom de ce que le philosophe appelle « irréductibilité du réel » dans « Comme si c’était possible, “within such limits… »[14]. Voici l’extrait dont il est question ici :

« Quant à la déconstruction du logocentrisme, du linguisticisme, de l’économisme (du propre et du chez-soi, oikos, du même), etc., quant à l’affirmation de l’impossible, elles se sont toujours avancées au nom du réel, de la réalité irréductible du réel »[15].

Il nous semble que le philosophe prétend soustraire ce réel aux valeurs de pure présence. Selon la tradition philosophique, cette présence doit fréquemment être arrachée aux ombres ou à la dissimulation. La philosophie serait précisément cette chasse au réel, à la pleine présence (qui est en soi et pour soi-même, comme nous l’indique Platon sur les formes dans Phédon[16] – les réalités immutables, toujours identiques à elles-mêmes). Réel, dans une perspective philosophique, c’est ce qui est. Dans cette optique, ce que nous enseigne peut-être Derrida ce sont, précisément, les présuppositions de cette petite phrase d’allure tautologique.

Avant de répondre à nos inquiétudes, nous devons rapidement clarifier la question du « comme si » dans sa relation au réel. Rappelons la question de Kearney qui prolonge la réponse antérieure de Derrida, et où il est fait mention de la « monstruosité »[17] liée, dans ce contexte, à la question du langage et de la possibilité de la référence. Or, on le sait, la philosophie s’est toujours imposée en tant que combat contre la monstruosité (qu’elle soit perçue comme production fantaisiste ou comme équivoque) ; pour elle, le monstre est le langage se séparant et se libérant de ce qui est véritablement – en produisant, ainsi, des monstres. Chez Platon, par exemple, il y a la référence au croquemitaine (mormolukeion), « être verbal »[18] qui nous effraie[19]. En conséquence, la philosophie n’est peut-être que la « plus haute musique » pour dissiper de tels monstres et fantaisies : seulement en elle et à travers elle, nous pouvons contempler ce qui est véritablement – la plus réelle réalité. Le langage doit, donc, être soumis à ce qui lui est antérieur et c’est uniquement sous cette condition qu’il peut avoir du sens[20]. Le rêve de la philosophie est un langage univoque ; ou plutôt, comme nous le précise Derrida, le langage univoque n’est pas le rêve de la philosophie, mais la philosophie même[21].

D’autre part, dans L’Université sans condition, le philosophe fait référence à un certain comme si, tournant autour de l’arbitraire, de l’imagination, du rêve[22], en somme, nous croyons pouvoir le dire, de la fiction et de la fictionnalité (et, par conséquent, du monstre et de la monstruosité). Bien que, comme Derrida nous en avertit, son recours au comme si ne se limite pas à cette modalité[23], dans ce texte nous voudrions pourtant nous centrer sur la question d’une certaine fictionnalité repensée par le philosophe au-delà de la distinction entre réel et fiction. À ce propos, Derrida indique de nouveau dans L’Université sans condition que « dès qu’il y a une trace, quelque virtualisation est en cours » et, ainsi, une certaine fictionnalité, un certain « comme si »[24]. Il nous faudra comprendre pourquoi cette certaine fictionnalité ou monstruosité ne portent pas en elles une forme de négation de la réalité.

En nous laissant guider par les mots de Derrida, nous devrons d’abord 1) comprendre dans quelle mesure la déconstruction de la distinction réel/fiction n’est pas un simple accident de parcours, qui, s’il ne peut être évité, pourra finalement être résolu. Ensuite, 2) il faudra expliciter en quoi cette déconstruction n’implique pas la suspension de la réalité, mais conduit vers une autre pensée de la réalité. Dans quel sens la déconstruction de la présence et du logocentrisme est-elle aussi une déconstruction du réalisme[25] et, de ce fait, la construction d’une autre « conception » de la réalité du réel ?

1. Du comme si « originaire »

Tout d’abord, nous devons expliquer en quoi la déconstruction derridienne de la métaphysique de la présence et du logocentrisme conduit au « comme si » derridien.

Dans ce sens, nous voudrions caractériser, très sommairement, chacun de ces gestes qui, selon Derrida, constituent une voix majeure du texte de la tradition philosophique et scientifique – dans lequel, d’une certaine manière, on vit peut-être encore – sans l’épuiser. Nous estimons qu’ils peuvent être définis par ce que le philosophe appelle le « signifié transcendantal ». C’est Derrida lui-même qui nous le dit :

« Nous avons identifié le logocentrisme et la métaphysique de la présence comme le désir exigeant, puissant, systématique et irrépressible, d’un tel signifié. »[26]

« D’un tel signifié », c’est-à-dire, d’un signifié transcendantal. Il faut remarquer, tout de suite, que Derrida qualifie un tel désir (d’un signifié transcendantal) d’« irrépressible », et qu’il n’est pas seulement un accident, une contingence ou un quelconque caprice. Nous verrons, d’ailleurs, de quelle façon ce désir est plus exactement un produit, ou plutôt une trace, de ce qui rend son accomplissement impossible.

Toutefois, que veut dire « signifié transcendantal » ? À la suite de notre réflexion, nous dirions qu’à travers cette expression, on prétend à une réalité (soit-elle l’idée au sens platonicien, Dieu, le sujet, ou même la matière, etc. – en tout cas, ce qui subsiste per se) qui soit antérieure à tout système de signification (linguistique, pictural, graphique, etc.), et même qui le rende possible. Cette réalité est « ce qui est » en soi et par soi-même (Platon, dans le Phédon, s’appuie sur l’expression αὐτὸ καθ᾽ αὑτὸ pour parler de la réalité des idées[27]). Nous dirions qu’une telle thèse, une telle position, définit la métaphysique de la présence. « Ce qui est » est, et ne dépend pas d’un mouvement de signification. Encore une fois, Derrida est assez précis au moment d’expliciter ce qui est ici en jeu. Dans « La double séance », le philosophe écrit : « Il y a d’abord ce qui est, la “réalité”, la chose même, en chair et en os »[28]. D’abord donc « la chose même », « en chair et en os », et, seulement après, l’image, la représentation, « l’inscription ou transcription de la chose même »[29]. Au commencement, c’était la pleine présence, l’origine pure absolument identique à elle-même.

Nous pouvons maintenant comprendre la portée radicale, hyper-radicale même – car, d’abord, la déconstruction derridienne remet en question la quête de la racine, du fondement – du geste de Derrida, quand il écrit qu’« il n’y a donc que des signes dès lors qu’il y a du sens »[30]. Phrase laconique qui, pourtant, ne peut que faire trembler la métaphysique, en travaillant sur (sa) limite pour des raisons déductibles de ce que nous énonçons. Si, depuis qu’il y a du sens, il y a des signes, on ne peut plus parler d’un signifié transcendantal extérieur et antérieur au jeu des différences comme origine du sens. Les différences sont, pour le dire de façon inadéquate mais peut-être compréhensible, l’« origine » du sens. Autrement dit, il n’y pas d’origine, c’est-à-dire, pas de fondement ultime ou de racine. Un mot, un signe ont du sens non pas parce qu’ils expriment une idée, un concept, ou une « réalité sensible », qui ne renverraient qu’à eux-mêmes, mettant ainsi fin au jeu de renvois[31], mais parce qu’ils sont, essentiellement, structurellement, dans leur « dedans » même, liés à d’autres mots et à d’autres signes. Cependant, puisque finalement le concept de signe implique l’architecture métaphysique (et, donc, la position d’un « signifié transcendantal »), Derrida favorisera le terme de « marque » – pour certes échapper aux déterminations métaphysiques, mais aussi pour étendre ce jeu de différences au-delà dudit langage humain. Il faut néanmoins souligner que – disons-le, momentanément, à l’aide d’une terminologie plutôt heideggérienne – si ce n’est pas par le pouvoir du logos que nous avons un rapport au « comme tel »[32], ce n’est pas non plus parce que nous sommes condamnés au langage que ce « comme tel », l’entité des étants, nous échappe à jamais. Ce n’est pas qu’il y ait eu ou qu’il y ait un paradis avant le langage, dans lequel on toucherait la réalité en chair et en os. Cette idée d’un tel paradis n’est elle-même qu’un effet du jeu de renvois des marques, où chacune est structurellement constituée par la trace des autres[33]. Nous croyons surtout que c’est la notion même d’une réalité « en chair et en os » (accessible ou non aux sujets humains) que Derrida remet en cause.

Bien que Derrida affirme, notamment dans La voix et le phénomène, que « la chose même se dérobe toujours »[34], on ne doit pas entendre dans cette affirmation la simple confirmation d’une impossibilité pour l’homme d’atteindre et de saisir les « choses mêmes ». Pour revenir une fois encore au célèbre « il n’y a pas de hors-texte », cela ne signifie pas que nous soyons condamnés, enfermés dans le « texte », incapables de sauter par-dessus ce dernier et de regarder le réel. Et, ainsi, nous devons souligner que s’il n’y a pas de hors de texte, c’est, précisément, parce que le mouvement des productions des différences (l’un des « aspects » de la différance) est déjà en scène partout – plus vieux et rendant possible ce que l’on appelle, plus communément, le langage. Or, si rien ne lui échappe, le texte non plus ne peut pas occuper la place d’une identité à soi qui ne serait pas aussi traversée par un tel mouvement. En bref, le mouvement de production des différences annonce en même temps le différer d’une supposée identité pleine, non parce qu’il est déjà trop tard ou encore trop tôt (la différance n’a pas d’âge, intempestive, on doit la penser selon le toujours déjà[35]), mais dans la mesure où toute identité, tout sens n’est possible qu’avec l’ouverture au(x) autre(s). Autrement dit, et en utilisant des termes plus proches de notre problématique, nous estimons pouvoir affirmer que tout « comme tel » est, en effet, essentiellement (re-)marqué par un « comme si », non seulement à cause du fait que toute identité à soi est elle-même une fiction (nécessaire, mais qui n’existe pas – toute identité est déjà toujours fissurée et divisée), mais aussi en ce que ladite « identité » (d’un concept, d’un mot, enfin, d’une marque) est déjà promise à la répétition, à l’itérabilité[36] – car il n’y a pas de signifié transcendantal auquel elle serait, définitivement, ancrée.

Ainsi, pour Derrida, un certain « comme si », une certaine fictionnalité marquent non simplement tout le langage, mais également tout ce qui est, tout ce qui apparaît. Il n’y a pas de présence sans cet écart, cette division ou cette « archi-synthèse irréductible »[37].

À ce propos, on peut lire dans « Comme si c’était possible, “within such limits » ce passage très important :

« Mais il fallait avant tout pendre en compte la possibilité essentielle d’un “comme si” qui affecte de fictionnalité, de phantasmaticité, de spectralité possibles tout langage et toute l’expérience. »[38]

Dans ce contexte, le philosophe lie le « comme si » à la question du « quasi-transcendantal », syntagme auquel Derrida fait souvent appel pour caractériser l’hyper-radicalisme de la déconstruction[39]. La différance, la trace, le supplément, etc. – termes ou notions auxquels, dans divers contextes, Derrida fait appel pour, d’une certaine façon, donner à penser les conditions de possibilité, dans un style presque kantien, de l’expérience, du langage, du sens – ne peuvent, cependant, être entendus en tant que dimension soit subjective soit an-historique. Derrida ne pourrait être plus précis et explicite à ce sujet :

« Nous ne savons donc plus si ce qui s’est toujours présenté comme re-présentation dérivée et modifiée de la simple présentation, comme “supplément”, “signe”, “écriture”, “trace”, n’“est” pas, en un sens nécessairement mais nouvellement an-historique, plus “vieux” que la présence et que le système de la vérité, plus vieux que l’“histoire”. »[40]

Par conséquent, ces conditions (l’écriture, le supplément, le signe, etc.) ne nous renvoient pas à une présence pleine originaire, ou bien à un autre monde ou à des lois immuables (par exemple, les lois de l’entendement) – mais elles sont plutôt les conditions de possibilité de l’histoire et du monde même : plus âgées que quelque structure ou sujet transcendantal. Elles en sont l’ouverture et empêchent leur homogénéisation. Dans cette logique, il est inconcevable de déclarer que la réalité à laquelle nous avons accès est toujours et nécessairement marquée par des conditions et des structures a priori dudit sujet. Finalement, le « comme si » ne relève pas – comme nous l’avons déjà noté[41] – des « jugements réfléchissants » compris comme un pont entre phénomène et noumène, entre nécessité et liberté.

Le « comme si » ne vient donc pas masquer, fictionnaliser n’importe quelle présence préalable et indépendante (qu’elle soit du sujet ou de la réalité antérieure à sa «re-présentation »). Il n’y a pas de présence sans un tel « comme si ». Il n’y a pas de réalité ou de réel sans « comme si ». De cette manière, pour qu’il y ait du X, pour que X apparaisse, pour que X soit, il faut, dans un certain sens, que X n’apparaisse pas (comme tel), que X ne soit pas (en tant que présence pure et pleine). Les conditions de possibilité sont aussi des conditions d’impossibilité. Pas de réel hors de l’effet de la trace, de l’écriture, etc. À travers les beaux mots de Derrida, dans « Ellipse » : «la mort est à l’aube parce que tout a commencé par la répétition »[42]. Comme on le dit en portugais, le comme si « acorda ou vem de véspera como o gaiteiro » (traduit littéralement, « il s’éveille à la veille comme le joueur de cornemuse »). 

2. Ce qui reste : l’inconditionnalité du réel

« Le da n’est pas là, hic et nunc, mais il ne manque pas. »[43]

Cette affirmation de Jacques Derrida dans « + R (par-dessus le marché) » nous aidera à expliciter les difficultés que nous sentons ici dans la formulation de nos questions.

En effet, nous avons vu de quelle façon la différance – plus « vieille », d’une vieillesse sans âge (concernant le temps du monde, de l’entité, du sujet, etc.) – évoque, plus précisément, que tout ce qui arrive est déjà marqué par l’altérité. La différance (est) la « trace (pure) », « archi-trace »[44]. Dans ce sens, par exemple, le signe ne peut plus être compris en tant qu’« étant à la place d’une autre chose » – d’une réalité pleinement identique à soi, c’est-à-dire, une pure présence[45]. La déconstruction derridienne nous rappelle, effectivement, que tout a déjà commencé par le signe, ou plutôt la marque. Aucune réalité préalable, aucune chose même mettrait fin au(x) renvoi(s) à l’autre qui constitue l’identité « propre » de chaque marque.

Le mouvement de la différance implique, par conséquent, un certain « comme si » qui ne peut que marquer (comme le dit très bien Fernanda Bernardo) toute unidentité. C’est, finalement, celle-ci qui se voit, de ce fait, questionnée dans sa simplicité et son indivisibilité. L’identité même de la philosophie est aussi en danger. En effet, Socrate affirme dans La République :

« Si les philosophes sont ceux qui sont d’atteindre à ce qui existe toujours d’une manière immuable, et s’il faut refuser ce titre à ceux qui en sont incapables et qui s’égarent dans ce qui est multiple et changeant »[46]

Or, ne venons-nous pas de constater que, selon Derrida, un tel désir est non seulement un leurre, mais il est aussi rendu possible par ce qui le rend impossible ? Il n’y a pas d’identité pure, car tout commence déjà par cette archi-synthèse – identité et différence – que Derrida nous donne à penser. La limite que la philosophie a prétendu établir entre soi et les autres, ses autres (le mythe, la sophistique, l’art, pour n’en nommer que quelques-uns) se trouve ainsi fissurée. Non pas que Derrida affirme que tout s’équivaut, ou que le discours philosophique ne diffère en rien du discours littéraire ou artistique – ce qui reviendrait à nier toute identité et toute différence. Si chaque marque n’est pas indexée à une présence, elle n’est pas davantage un vide complet. S’il n’y a pas de sens sans contexte[47], que pourrait donc être une marque absolument vide ? Ce qui est par conséquent nié ou questionné, c’est l’existence d’un contexte (qui serait plutôt un sans-texte, au sens derridien du terme) absolument libre du jeu de renvois qui constitue la possibilité du sens. Il n’y a pas, répétons-le, de signifié transcendantal.

Néanmoins, un doute guette nos considérations : devant le caractère inéluctable du comme si, comment peut-on parler d’un respect pour l’irréductibilité du réel qui caractérise la déconstruction ? Rappelons les mots de Derrida dans l’entretien avec Richard Kearney :

« La “déconstruction” est profondément préoccupée par l’autre du langage. Je suis toujours surpris par les critiques qui voient dans mon travail la déclaration qu’il n’y a rien au-delà du langage, que nous sommes emprisonnés dans le langage. C’est tout le contraire. La critique du logocentrisme est par-dessus tout la recherche de l’autre et de l’autre du langage. »[48]

Or, ne faisons-nous pas l’avocat du diable, en montrant – souvent au moyen de citations – que les critiques de Derrida ont raison de dénoncer l’« idéalisme » de sa pensée ? Notre lecture ne serait-elle pas victime de la même incompréhension et du même aveuglement ? En d’autres termes, il semble que nous sommes en train d’affirmer que ce qu’on appelle réalité n’est qu’un effet de différance, comme si cette dernière n’était qu’une espèce de champ transcendantal sans sujet[49]. Celui à travers duquel ou à partir duquel a lieu tout ce qui peut avoir lieu.

En vérité, on ne devrait pas ignorer le mouvement (quasi-)transcendantal qui caractérise, aussi, la pensée derridienne. Le philosophe le dit lui-même, il s’agit de scruter les limites et les conditions de possibilité du discours philosophique et métaphysique :

« ce qui m’a paru nécessaire et urgent, dans la situation historique qui est la nôtre, c’est une détermination générale des conditions d’émergence et des limites de la philosophie, de la métaphysique, de tout ce qui la porte et de tout ce qu’elle porte. »[50]

Cependant il serait profondément injuste, et surtout incorrect, de réduire la déconstruction derridienne à ce geste, comme si la différance n’était qu’un nouveau « mot-clé ». Dans ce sens, il faut préciser qu’elle n’est pas un étant présent, un autre nom pour le hautement réel (ens supremum), et qu’elle ne nous renvoie à quelque chose d’inconnaissable ou d’ineffable. N’échappant pas au jeu qu’elle rend possible, la différance ne le contrôle pas non plus. En effet, nous la verrons souvent soumise au même jeu de substitution qu’« elle » ouvre (« supplément », « marque », « archi-écriture », etc., ou encore pour citer deux autres termes qui apparaîtront plus fréquemment dans les années 90, « khôra » et « messianique »). En somme, la différance n’a pas d’identité propre, elle n’échappe pas à la structure du « comme si » qu’elle rend, finalement, inévitable.

On se demandera, naturellement, que faire de l’irréductibilité du réel, si, finalement, ni même la différance échappe à la différance (en tant que production, ni active ni passive, des différences et différer de toute présence pure et pleine). Comme l’écrit Derrida :

« Le dehors, extériorité “spatiale” et “objective” dont nous croyons savoir ce qu’elle est comme la chose la plus familière du monde, comme la familiarité elle-même, n’apparaîtrait pas sans le gramme, sans la différance comme temporalisation, sans la non-présence de l’autre inscrite dans le sens du présent vivant. »[51]

Un tel dehors que nous nommons ici « réel » n’apparaît pas sans ce renvoi à l’autre. Renvoi qui, nous l’avons vu, n’évoque pas une quelconque présence passée ou future. L’autre n’est pas non plus. Dès lors, une fois encore, l’apparaître du réel est déjà comme hanté par un certain « comme si », une certaine fictionnalité. Toutefois, la solution à notre problème ne peut pas arriver – et nous espérons l’avoir démontré – grâce à l’affirmation d’une réalité, de quelque chose préalable à cet apparaître. Il n’y a pas de dehors mystérieux dont les secrets seraient insondables. Rappelons-le : il n’y a pas de hors-texte pur et simple. Pourtant, de l’autre côté, il n’y a pas de texte pur et simple ! D’ailleurs, nous avons vérifié comment la textualité, ou si nous le voulons l’ouverture à l’autre, à l’altérité, dans tout « entité », dans toute marque, empêche un tel dernier texte – autrement dit, pleinement présent à soi, sans failles. Il y a du reste – le reste n’est pas, reste toujours et à jamais.

Et c’est peut-être ce reste ab-solu (ab-solutus), irrémédiablement différé (parce qu’absolument étranger à la présence et au présent), qui nous conduit vers une autre pensée du réel. Le reste est-il quelque chose au-delà ou en-deçà du jeu de l’identité et de la différence, du « comme tel » et du « comme si » ? Pas du tout. Est-il, en conséquence, réductible à ce renvoi in-fini de la présence et de l’absence ? Non plus. Secret absolu[52], c’est-à-dire, secret sans secret. Il n’existe ici rien qui se cache – un noumène au-delà/en-deçà-phénomène. Comme l’écrit, précisément, Fernanda Bernardo :

« [I]l n’y a pas de hors-texte absolu, un hors-texte comme tel : le dehors du texte qui il y a, à savoir, le réfèrent qu’il y a, la chose qu’il y a, la réalité qu’il y a, l’événement qu’il y a ou l’affaire qu’il y a, qu’il faut archiver/ou inscrire/écrire, s’érige et sur-vit (spectralement) dans le texte ou dans le livre. »[53]

Il n’y a donc pas de discours sur, c’est à dire sur un quelconque dehors absolu. Il n’y a pas un dehors comme tel qui serait, ensuite, affecté par la finitude d’un discours plus ou moins limité et limitant. Presque toujours on a pensé la réalité comme la totalité des étants subsistants « en soi et pour soi » – même quand on a fait dépendre cette subsistance des structures a priori du sujet, par exemple, celles-ci ont été pensées par le recours à des notions telles que présence, substance, etc. Derrida nous montre que cela ne marche pourtant pas – tout en questionnant la présupposée unicité desdites entités subsistantes le philosophe nous donne à lire ce qui s’efface nécessairement, constitutivement, dans « ce que l’on croit entendre sous les noms de proximité, d’immédiateté, de présence »[54]. « Il n’y a pas de hors-texte absolu »[55], en effet, mais il n’y a pas non plus de texte absolu, parce qu’il se trouve toujours constitué par la trace d’autre « chose » à laquelle il renvoie in-finiment. La trace comme « ouverture de la première extériorité en général »[56] veut dire qu’il faut affirmer et penser tout autrement l’« irréductibilité du réel ». Il y a le réel, c’est-à-dire l’altérité ab-solue qui n’est qu’à travers le texte – ou plutôt en tant que texte. En déconstruisant la présence originaire, et ipso facto l’origine (pleine), il faut également déconstruire l’opposition réel/fiction – ce que nous avons envisagé de faire ici en suivant le fil du « comme si », afin d’entendre le texte de et dans la déconstruction comme affirmation du dehors, voire du réel[57].

La déconstruction reformule, ainsi, la sécurité de la distinction prétendue fondamentale entre la réalité et la fictionnalité – ou entre l’effectivité et la virtualité[58]. La conception du texte, de la textualité du texte – que beaucoup ont vue dans le schéma de l’idéalisme – est, au contraire – l’ouverture à une nouvelle pensée de l’irréductibilité du réel[59].

Source Image : Giuseppe Uncini Sans titre (1981).


* Étudiant en doctorat à Faculdade de Letras da Universidade de Coimbra, avec le soutien de FCT (Fundação para a Ciência e a Tecnologia).

[1] Lee Braver (in A Thing of This World – a History of Continental Anti-Realism, Evanston, Illinois, Northwestern University Press, 2007, p. 431) dit même que Jacques Derrida fut certainement le plus « incompris » et « mal interprété [misconstrued] » philosophe de notre temps.

[2] Cf., notamment, John R. Searle, « The World Turned Upside Down » in Working Through Derrida, ed. Gary B. Madison, Evanston, Illinois, Northwestern University Press, 1993, p. 171-177. Plus récentes et, peut-être même, plus étranges, ce sont les affirmations de Maurizio Ferraris, dans la postface à l’édition française de Le Goût du secret (« Postface : et nunc manet in te » in Jacques Derrida et Maurizio Ferraris, Le goût du secret, Paris, Hermann, 2018, p. 123). L’auteur semble faire écho au prétendu idéalisme de la déconstruction derridienne.

[3] Cf. par exemple, Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Les Éditions du Minuit, 1967, p. 227.

[4] Jacques Derrida, La dissémination, Éditions du Seuil, coll. « Points essais » [1972], 1993, p. 47-48. Souligné par Derrida.

[5] Il faut signaler que le terme texte ne vise pas seulement des « écrits sur les pages ». Cf. Id., Positions, Paris, Les Éditions du Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 82.

[6] Id., La Dissémination, op.cit., p. 48.

[7] Cf. Id.,« Fidélité à plus d’un » in « Idiomes, Nationalités, Déconstructions », Cahiers Intersignes nº 13, automne 1998, p. 261.

[8] Pour cette question, cf. Fernanda Bernardo, « Idiomas da Resistência e da Reinvenção (Desconstrução – Pensamento – Literatura) » in Derrida – o dom da Différance, Coimbra, Palimage, note 37, p. 59.

[9] La traduction française de cet entretien est disponible dans « La déconstruction et l’Autre » in « Derrida. L’événement Déconstruction », Les Temps Modernes, Juillet/Octobre 2012, nº 669/670, p. 7-29.

[10] Ibid., p. 25.

[11] Ibid., p. 26.

[12] Ibid. Souligné dans le texte.

[13] Ibid. Souligné dans le texte.

[14] Jacques Derrida, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001.

[15] Ibid., p. 315.

[16] Platon, Œuvres complètes, t. IV, 1re partie : Phédon, trad. Léon Robin, Paris, Les Belles-Lettres, 1926, 78c.

[17] Pour une autre lecture et perspective sur cette « monstruosité », cf. Fernanda Bernardo, « “Perdão por não querer dizer…”: o segredo da literatura de Abraão a Derrida » in RCL|Convergência Lusíada, nº 34, juillet-décembre 2015, p. 55. Dans la note 36 de cette même page, l’auteure nous renvoie à Heidegger (Qu’appelle-t-on penser ? trad. Aloys Becker et Gérard Granel, 3ème éd., Paris, PUF, 1973, p. 28 – « Ce qui, en soi, selon son être [l’être de l’homme], est un Montrant, nous le nommons un “Monstre”. Dans le mouvement vers ce qui se retire, l’homme est Monstre. Parce que ce Monstre, cependant, montre dans la direction de ce qui se re-tire, il n’annonce pas tant ce qui se re-tire, mais plutôt le retirement lui-même. Le Monstre demeure sans signification »). Cette « figure » de la monstruosité apparaît déjà, comme le signale Fernanda Bernardo, dans « exergue » du livre De la grammatologie (op. cit., p. 14).

[18] Cf. Maria Patera, « Phobêtra et Mormolukeia. Figures de l’épouvante et de la peur dans l’imaginaire grec » in École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, Annuaire, tome 113, 2004-2005, p. 455.

[19] Cf. Platon, Phédon, op.cit., 77e.

[20] Cf. Jacques Derrida, « La forme et le vouloir-dire » in Marges – de la philosophie, Paris, Les Editions de Minuit, p. 199.

[21] Id.., « La Mythologie Blanche » in Marges – de la philosophie, op. cit., p. 295.

[22] Id., L’Université sans condition, Paris, Galilée, 2001, p. 27.

[23] Dans L’Université sans condition, Derrida énonce trois possibilités 1) cette fictionnalité que nous avons évoquée ci-dessus, apparentée à l’imagination et au rêve, puis ces deux autres : 2) « ou bien est-ce que, seconde possibilité, par ce “comme si”, nous mettons en œuvre certains types de jugements, comme par exemple ces “jugements réfléchissants” dont Kant disait régulièrement qu’ils opéraient “comme si” (als ob) un entendement contenait ou comprenait l’unité de la variété des lois empiriques […] ? » (Ibid., p. 27) ; 3) « Est-ce que, enfin, troisième possibilité, un certain “comme si” ne marque pas, de mille façons, la structure et le mode d’être de tous les objets qui appartiennent au champ académique qu’on appelle les Humanités, les Humanités d’hier ou celles d’aujourd’hui et de demain ? » (Ibid., p. 30). À la fin de son texte, le philosophe déclare que « cette force accordée à une expérience du peut-être, elle garde sans doute une affinité ou une connivence avec le “si” ou le “comme si”. […] ce “comme si” n’est plus réductible à l’ordre de tous les “comme si” dont nous avons parlé jusqu’ici. » Ibid.,p. 76. 

[24] Cf. Ibid., p. 25.

[25] Cf. Lee Braver, A Thing of This World, op. cit., p. 13-30.

[26] Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 71-72.

[27] « En soi et par soi » dans la traduction de Léon Robin. Cf. Platon, Phédon, op. cit., 100b.

[28] Jacques Derrida, La Dissémination, op.cit., p. 236.

[29] Ibid.

[30] Ibid., p. 73.

[31] Ibid., p. 71.

[32] Cf. Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique – monde-finitude-solitude, trad. Daniel Panis, Paris, Gallimard, p. 1992, p. 397-400 et p. 435 sq. Lire, par exemple : « la structure de l’« en tant que » [die « als »-Struktur, qu’on peut aussi traduire, pour plus facilement la lier à notre question, par « structure du comme »] est, d’une façon générale, la condition de possibilité de ce λóγος. » Ibid., p. 454.

[33] Cf. Id., De la grammatologie, op. cit., p. 90.

[34] Id., La voix et le phénomène, Paris, PUF, coll. « Quadrige », [1967] 1993, p. 117.

[35] Cf. Jacques Derrida, Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire. Cours de L’ENS-Ulm 1964-1965, Paris, Galilée, 2013, p. 77.

[36] Cf. Id., De la grammatologie, op. cit., p. 298 ; Jacques Derrida, Limited Inc., Paris, Galilée, 1990, p. 27 sq et p. 100.

[37] Ibid., p. 88.

[38] Id., Papier Machine, op. cit., p. 298.

[39]Autour de cette question du quasi-transcendantal, cf. Geoffrey Bennington, « Derridabase » in Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Derrida, Paris, Seuil, 2008, p. 223 sq. ; Rodolph Gasche, The Tain of the Mirror – Derrida and the Philosophy of Reflection, Cambridge/London, Harvard University Press, 1986, p. 212 sq.

[40] Jacques Derrida, La voix et le phénomène, op. cit., p. 116.

[41] Cf. supra, note 23.

[42] Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Seuil, coll. « Essais », p. 435.

[43] Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit., p. 181.

[44] Id., De la grammatologie, op. cit., p. 89-92.

[45] Id., « Le puits et la pyramide » in Marges – de la philosophie, op. cit., p. 82-83.

[46] Platon, Œuvres complètes, Tome VII, 1ère partie : La République, livres IV-VII, trad. E. Chambry, Les Belles Lettres, 1933, 484a. On notera également la suite de ce passage : « lesquels parmi eux faut-il choisir comme chefs de la cité ? »

[47] Jacques Derrida, « Survivre » in Parages, éd. revue et augmentée, Paris, Galilée, 2003, p. 116.

[48] Id., « La deconstruction et l’autre », loc.cit.,, p. 26. Souligné dans le texte.

[49] Id., « Introduction » in Edmund Husserl, L’origine de la géométrie Paris, PUF, [1962] 2010, p. 84-85.

[50] Id., Positions, op. cit., p. 69.

[51] Id., De la grammatologie, op. cit., p. 103.

[52] Cf. Id., « La littérature au secret » in Donner la mort, Paris : Galilée, 1999.

[53] Fernanda Bernardo, « Idiomas da Resistência e da Reinvenção (Desconstrução – Pensamento – Literatura) », op. cit., p. 66-67 (c’est l’auteure qui souligne).

[54] Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 103

[55] Id., La dissémination, op. cit., p. 47-48.

[56] Id., De la grammatologie, op. cit., p. 103

[57] Cf. Id., La dissémination, op. cit., p. 48

[58] Cf. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1994, p. 126.

[59] Cf. Timothy Mooney, « Derrida’s Empirical Realism » in Philosophy & Social Criticism, vol. 25(5), 1999, p. 33-56 ; Michael Marder, « Différance of the “Real” » in Parrhesia, nº 4, 2008, p. 49-61.

[Un rinfresco, c’est tout] : Jacques DERRIDA – extrait du séminaire inédit Manger l’autre, présenté par Giustino DE MICHELE

Jacques DERRIDA, extrait du séminaire inédit Manger l’autre, présenté par Giustino DE MICHELE

Rinfresco s. m. [der. di rinfrescare] (pl. –chi). – 2. Apparecchio di bevande rinfrescanti o spiritose e di dolci, che si offrono, in ore diverse da quelle dei pasti principali, ai partecipanti ad una festa, ad un raduno, ecc. : r. di nozze, per un battesimo ; servire un r. ; offrire, dare un r. ; essere invitati a un r. Al pl., le bevande e i dolci che si offrono (Dizionario Enciclopedico Treccani, 1970).

En italien plus qu’en français, et au singulier plutôt qu’au pluriel, le mot « rafraîchissement » garde la mémoire du refrigerium, la coutume d’origine païenne auquel s’adonnait encore Sainte Monique, comme son fils Augustin nous le raconte dans ses Confessions, avant qu’il ne soit interdit par l’évêque de Milan Ambroise, dont cette mère était une pieuse disciple et lequel par la suite aurait baptisé ce fils. Ce rituel devait rester pour Monique la trace d’un vice juvénile, une occasion de tentation ainsi que de raffermir sa tempérance en respectant l’orthodoxie ambrosienne.

Un rinfresco est un apéritif dînatoire, l’espace-temps d’une réception festive qui est dédié à manger (du sucré, mais aussi du salé) et à boire (des boissons rafraîchissantes, et notamment spiritueuses, comme le précise l’encyclopédie). Si ce n’est que l’essentiel de la fête en est cette portion ; de la fête, ou alors bien de toutes les occasions où se donne un rinfresco : divertissantes, diplomatiques, scientifiques, et mortuaires bien sûr.

Dans ce sens, paradoxal ne serait pas tant ceci, que la célébration du deuil, que la disparition de quelqu’un comporte la mise en place d’un appareil dînatoire. Il faut bien donner à manger, et à boire, aux invités à des funérailles ou à des veilles funèbres. Paradoxale, intempérante même, ne serait pas tant l’inclusion dans le deuil de la fête et du plaisir pris dans sa partie essentielle, le rinfresco ; mais plutôt ceci, qu’à chaque fois que l’on fête, on est en train d’officier et de commémorer un refrigerium, de cultiver la mémoire d’un rituel funèbre.

Or, Jacques Derrida va beaucoup plus loin ; non seulement de fête : sans rinfresco, il n’y aurait point de chose.

Si d’un côté la possibilité empirique du refrigerium se base sur une condition absolument générale, sur une structure de l’expérience (telle que Derrida le déploie dans Mal d’archive : vivre, penser, le même et l’autre, c’est faire le deuil de la puissance dans laquelle le principe de la vie, de la pensée, du même et de l’autre, se rassemblerait), de l’autre toute expérience, structurellement, se déroule comme commémoration du mort et des morts, comme office de ce deuil.

Mais une exposition en ce style formel risque de sublimer l’argument derridien. Celui-ci est bien littéral ; il n’y aurait rien : sans consommation à même la sépulture, sans recueillement autophage, sans rinfresco. Pour essayer de déployer cette position, intempérante, voire scandaleuse – on s’en doute, sa littéralité en aurait appelé à la proscription d’Ambroise – on peut mieux caractériser la qualité « absolument générale » que nous avons attribuée à la condition du rafraîchissement empirique : absolument général veut dire, dans le contexte d’une pensée déconstructive, quasi-transcendantal. C’est dire que cette condition, si bien qu’elle détermine la structure de toutes les occurrences qu’elle conditionne, ne désigne pas pour autant un domaine qui les transcende. Autrement dit, la généralité de cette condition est en même temps la nécessité pour toutes et chacune de ses occurrences de se circonstancier comme des conformations singulières, des exemples sans modèle. Par exemple, et notamment, des corps ; des corps, singuliers, qui ont des bouches ; mais des bouches qui sont des appareils composites et dont la fonctionnalité est plurielle.

Les passages inédits que nous publions dans ce numéro de notre revue sont extraits de la 4ème séance, du 29 novembre 1989, et de la 8ème séance, du 20 janvier 1990, du séminaire Manger l’autre, qui est le deuxième – avec Rhétorique du cannibalisme de l’année suivante, et Politiques de l’amitié de la précédente – des trois qui composent la série intitulée d’après ce dernier.

Dans ce séminaire, Derrida se propose de retravailler, de manière plus explicite qu’il ne l’avait fait à la moitié des années 70, les problématiques de l’auto-affection, de l’appropriation, et du statut du signe, en agençant sa réflexion à l’ancrage quasi-transcendantal d’une infrastructure somatique autre que le système du « s’entendre parler ». En d’autres termes, l’accomplissement de la sublimation, idéalisation, intellectualisation de la pratique signifiante (et d’abord de la phonétique) serait compliqué non seulement, ni même d’abord, par l’espacement entre la bouche, l’oreille, et, le cas échéant, les mains et la surface d’inscription d’une graphie, mais déjà par l’espacement adimensionnel d’une bouche qui peut « manger, boire, avaler, fumer, mordre, mâcher, sucer, baiser, recracher l’autre ou de l’autre »[1]

Dès lors, la 8ème séance du séminaire est ouverte par la question : « qu’est-ce qu’une chose ? », aussitôt précisée : « à manger ? » ; mais aussi : « qui mange ? ». C’est dire, qu’est-ce qu’une chose alors qu’on mange, que ça mange, qu’on peut la manger et en être mangé ; qu’est-ce pour un Dasein, s’il en encore est un, qui ait de bouche, de langue, de dents, « et qui parle donc, autant qu’il mord, suce, avale, etc. ? »[2]. Avant de s’attaquer à Heidegger et à son refoulement de l’alimentation, Derrida opère alors un détour par les cimetières, dédié à Augustin et à sa mère Monique, que nous reproduisons, et où les lecteurs reconnaîtront au moins, parmi les références les plus proches, la veine du contemporain Circonfession et le gramophone dans le « Hades » d’Ulysses[3], ainsi qu’une préoccupation pour la ritualité funéraire qui ressurgira dans toute son étendue lors du dernier séminaire derridien, la deuxième année de La bête et le souverain.

Cet extrait presque narratif, rafraîchissant, si l’on peut dire, dans le contexte d’un séminaire où Derrida affronte avec minutie un nombre impressionnant d’auteurs et textes, choisit la figure et l’expérience bien concrètes du cimetière et de la consommation de boissons et nourriture au près de la sépulture pour y localiser la condition de toute mémoire productrice (et destructrice) de signes. Dans une telle mémoire, à la topologie ponctuée par un nombre indéfini de cryptes, c’est dire dans cette imagination criblée, dans une telle structure de l’expérience (elle décrit le moi, le dedans, mais aussi le dehors : « la maison, la ville, la société », n’importe quel espace où il y a du sens – et la notion de crypte doit brouiller toute limite entre un dedans et un dehors, entre la psyché et son autre, et rendre tangents le solipsisme et le réalisme les plus exaspérés) – ici, donc, à chaque signe, ou trace, correspond au moins une sépulture (pour la précision, un cénotaphe). À savoir, le signe d’une chose (X, Y, Z) à jamais disparue, d’emblée disparue à vrai dire, dont on ne pourra et on n’aura toujours pu que postuler l’existence, à l’existence de laquelle on ne pourra et on n’aura toujours pu que croire.

C’est cette croyance comme manière de se rapporter à la chose, aux choses, à la réalité, comme manière d’exister en somme, que le motif du rinfresco permet de mettre en relief tout en l’ancrant dans le quasi (cum si) d’un domaine transcendantal. Il s’agit d’une croyance plus rigoureuse, dans son genre, qu’un savoir, car plus respectueuse des conditions de possibilité de toute attitude qui se réclame d’une méthodologie objective, tout aussi bien que d’un principe métaphysique ou d’un appel ontologique : une croyance absolue, et sans référent, car elle désigne chaque référent comme la conséquence d’une croyance nécessaire, croyance, puissance virtualisante qui dès lors coïncide avec la condition même de toute référentialité, objectivité, réalité. On ne pourra donc faire que comme si la chose, quelque chose, des choses, existaient, quelque chose et non pas rien. Mais c’est aussi dans l’ancrage pragmatiquement on ne pourrait plus singulier de la consommation-de-nourriture-et-de-boisson-auprès-d’une-crypte, que le « et non pas rien » de la question ontologique trouve sa motivation : me refrigero, ergo aliqua sunt. Si le quasi fictionnalise le transcendantal, c’est que celui-ci, dans le meilleur des cas, est l’idéal d’une raison qui prend son élan (auto-)poïétique des plus prosaïques des occasions, rites, fétiches. « Comme si le refrigerium était à l’origine du monde ».

Le rituel du refrigerium avait lieu à la fin des parentalia, les festivités romaines des défunts qui se tenaient en forme privée du 13 au 21 février, jusqu’à cette date qui marquait la célébration publique des feralia, le jour des morts.

À la maison, le 2 novembre 2022

***

Les extraits que nous reproduisons reprennent le texte du séminaire dactylographié conservé à l’IMEC, à l’exception près des corrections strictement nécessaires à la ponctuation, et de l’ellipse de quelques annotations de service renvoyant à d’autres séances du séminaire. Merci à Pierre Alféri et à Jean Derrida pour nous avoir accordé la possibilité de publier ces textes.

Jacques Derrida, Manger l’autre, séminaire inédit, Archives Jacques Derrida / IMEC, 4ème séance, p. 115.

Le goût de la mère, le goût de sa mère pour le vin obsède si visiblement Augustin qu’on se demande parfois s’il ne confesse pas la tentation de sa mère (mon hypothèse étant ici que les confessions les plus sincères sont toujours les confessions d’un autre et parfois les confessions de la mère, à la place de la mère, c’est-à-dire aussi pour la mère, qu’on entende ce « pour » comme on voudra : confessions pour l’autre, confessions pour la mère). Un des signes de cette attention obsessionnelle à la tentation de la mère se trouverait par exemple dans un passage antérieur [Confessions, livre VI, ch. 2] qui raconte comment Monique apportait régulièrement, suivant la coutume africaine, de la nourriture sur les tombes. C’était une coutume d’origine païenne que l’église avait laissé vivre en lui donnant une symbolique chrétienne. Cela s’appelait le « refrigerium » : les parents du mort (on appelait cela [ce rituel] aussi les « parentalia ») se réunissaient près du tombeau et mangeaient ensemble à la mémoire du disparu pour se « rafraîchir » (d’où le nom) la mémoire. Alors, Monique faisait cela, mais conformément à son habitude, elle goûtait des vins dans les cruches o les coupes qu’elle déposait sur les tombes.

Jacques Derrida, Manger l’autre, séminaire inédit, Archives Jacques Derrida / IMEC, 8ème séance, p. 1-7.

Qu’est-ce qu’une chose ?

[…]

Je repense toujours à la mère de Saint Augustin. Celui-ci raconte [Confessions,IX:8], vous vous en souvenez, que, jeune, elle aimait boire du vin, en particulier quand on l’envoyait en chercher ou surtout quand on l’envoyait sur les tombes familiales pour déposer de la nourriture (avant que cette pratique ne fût interdite par l’évêque Ambroise). Je pense toujours à la jeune Sainte Monique et à ce qu’elle pouvait alors ressentir, en particulier dans le cimetière. Il n’y a pas de meilleur lieu pour méditer sur la chose – pour méditer en général. Surtout quand on y mange ou y apporte de la nourriture, pour soi, pour les pauvres ou pour les morts mêmes.

Que fait-on dans un cimetière ? Pourquoi va-t-on dans les cimetières où l’on sait, où l’on croit savoir qu’il n’y a rien – ou rien que des choses ou ce qui revient au même rien de ce que nous venons y chercher, localiser, garder, et même si ce cimetière n’est pas un crematorium. Nous savons qu’il n’y a plus rien. Mais qu’est-ce que ce rien si « rien » vient de la « chose » (res), si rien veut dire « nulle chose » [rien, de rem, accusatif de res], si ce rien signifie personne (ou seulement de la chose qui ne répond plus) dans les tombes sur lesquelles nous allons nous recueillir, faire des sacrifices, des prières, payer des dettes, demander pardon, se concilier le mort, s’assurer que le mort a bien fait son œuvre, etc. Nous « savons » – en tout cas, c’est la position du savoir que de savoir qu’alors nous sommes absolument seuls avec nous-mêmes, qu’il n’y a plus rien ou qu’il y a de la chose qui n’est rien de ce que nous venons commémorer, saluer de notre mémoire endeuillée. Si nous savons, aujourd’hui, quelque chose, s’il y a du savoir ou de la science objective, c’est bien là ce que nous savons, ce dont nous sommes sûrs en toute certitude. Et nous avons beau avoir la conscience de cette science, nous avons beau savoir qu’au cimetière nous nous recueillons sur « rien » ou sur une chose qui n’est plus rien hors de nous, nous allons dans les cimetière – et même si nous n’y allons pas, si nous n’y allons pas tous les jours, nous marchons du matin au soir, nous allons et venons, en nous et hors de nous, entres des sépultures. Nous marchons tout le temps, au cours de ces allées et venues, dans des allées bordées de sépultures dont nous savons qu’elle ne gardent rien de ce qu’on leur confie, et comme nous le savons bien, d’un savoir sans âge ou d’un savoir moderne (entre autres choses, d’un savoir anthropologique), il faut bien que nous croyions savoir que ce savoir est en position de ne pas savoir ce qu’il croit savoir. Il faut bien que nous croyions savoir que ce savoir est aussi un non savoir quant à la chose en question. Non pas un savoir faux, une erreur ou une aberration, mais un savoir qui ne sait pas que le savoir n’est pas de l’ordre de la chose en question. Autrement nous n’irions pas [p.2] dans les cimetières, c’est-à-dire qu’avec [sic] les cimetières du dehors et du dedans, il n’y aurait plus de maison, de ville ou de société, plus de culture et plus de langage. Ces choses-là, maison, ville, société, culture, langage, sont des corps structurés comme des sépulcres ou [d]es sarcophages […], c’est-à-dire qui se nourrissent de ces « choses » qu’on appelle des morts.

Que faisons-nous dans les cimetières ? Et pourquoi la question de la chose retentit-elle dans les allées qui courent entre les sépultures ? Pourrions-nous aller ailleurs ? Où est la sortie ? Vous savez, dans tous les lieux publics (et le cimetière est presque toujours, surtout dans les démocraties modernes, un lieu essentiellement public : ça, c’est une des violences, peut-être des plus légitimes, mais une des violences les plus incontestables des sociétés démocratiques modernes que d’avoir à la fois assuré et astreint à une publicité absolue la topologie des sépultures : pas de sépulture privée. Je crois que la question de l’espace public pourrait beaucoup gagner à suivre ce fil conducteur : pourquoi ne peut-on enterrer ses morts n’importe où ? Pourquoi pas chez soi ? Bien sûr, on peut avoir ses représentations de sépulture chez soi, des photos, des souvenirs, toute sorte de restes commémorant et localisant le mort ; mais ce qui résiste à cette localisation privée, c’est bien ce qu’on croit être la chose même du mort, son corps propre, qui, lui, doit être localisé dans l’espace public, qui, entre autres raisons sanitaires, médicales, juridiques, policières, atteste bien ainsi qu’il y a une chose même, un corps propre objectivable du mort, localisable dans un espace-public-objectif (là les deux valeurs sont indissociables) et qui se décompose ou s’annihile là, dans ce temps et cet espace ; ce qui fait que ces allées de sépultures dans lesquelles nous ne pouvons qu’aller et venir tout le temps, ce sont à la fois des lieux qui démentent ou dénient le savoir (puisque pour le savoir ce sont des lieux de l’imaginaire, du fantasme, du simulacre, des institutions de l’occultisme et de l’obscurantisme) et pourtant les lieux mêmes qui garantissent le savoir et s’ordonnent à la loi de l’objectivité publique. Pas de cimetière sans un espace public et donc, déjà, sans un espace scientifique, dans lequel on distribue, gère, localise l’objectivité des corps, ce qu’on croit être la chose même). Je ferme cette longue parenthèse pour rappeler que je demandais « où est la sortie ? » pour faire remarquer que dans tous les lieux publics (c’était comme ça depuis longtemps en Amérique, mais c’est maintenant le cas partout où une société sait un peu organiser sa sécurité), la sortie doit être très visiblement indiquée, visible ou lisible par tous. Si je n’ai pas été trop distrait, je ne l’ai pas encore remarqué, je n’ai pas [p. 3] de signe « exit » ou « sortie » dans les cimetières que je connais. Cela tient peut-être à ce que, pour l’instant, les cimetières sont à ciel ouvert. Ils ne sont pas totalement urbanisés, cimentés, bétonnés, couverts, on feint de laisser les morts ou les mortels (ou les immortels, et [nous pourrions démontrer] que seuls des immortels peuvent mourir, proposition contradictoire pour le savoir et le sens commun et dont il faut s’arranger : s’arranger non pas en disant confortablement : il y a des mortels qui se croient et s’imaginent immortels ou qui se désirent immortels et qui en fait, objectivement, au-delà de cette fantasmatique subjective, sont mortels, de telle sorte qu’entre la subjectivité de la croyance imaginaire et la vérité de l’ontologie objective le partage serait clair et rassurant ; non, il s’agit de penser que pour mourir il faut être, non seulement se croire, mais être immortel, n’avoir dans son être aucun rapport avec la mort ; c’est seulement a un être à qui la mort ne peut jamais arriver que la mort arrive ou peut arriver), on feint de laisser les morts ou les supposés mortels au sein de la nature qui fait son œuvre entre terre et ciel, les cimetières étant encore plus proches du jardin que du gratte-ciel. Dans des cimetières de pierre, des pyramides ou des mausolées publics, on indiquerait aujourd’hui la sortie pour des raisons de sécurité. Si bien que la position du savoir, de la publicité et de l’objectivité, est étrangement partagée quant à l’aspect du deuil, de la sépulture et du cimetière. Comme elle l’est aussi à l’égard de la religion. La religion n’est pas ici simplement opposée au savoir, le partage du territoire obéit à une loi topologique plus complexe.

Voilà ce que je me disais en me demandant ce que nous faisons dans les cimetières et en pensant à Sainte Monique, la jeune mère d’Augustin qui buvait dans les cimetières quand on l’y envoyait mettre de la nourriture sur les tombes en principe pour les pauvres, mais peut-être pour les revenants. L’ordre religieux mais aussi l’ordre du savoir du cimetière est là pour contenir les revenants, pour les apaiser, pour qu’ils puissent revenir mais sans envahir la cité. Que faisons-nous dans les allées des cimetières alors que nous savons qu’il n’y a rien des êtres aimés sous les pierres tombales et que nul revenant ne revient jamais là. Nous le savons, nous en avons toutes les preuves, de ce rien, et pourtant nous faisons, nous disons qu’il faut faire alors autre chose que satisfaire des imaginations, des craintes, des fantasmes ou des choses unilatérales de la [p. 4] subjectivité. Nous y allons sans illusion. Puisque nous savons. Mais ce savoir se double alors d’un savoir ou d’un savoir du savoir qui sait que ce savoir (avec son axiomatique, sa critériologie, son opposition sujet/objet, imaginaire/réalité, sa détermination de la choséité) est constitué de telle sorte qu’il ne se mesure pas à quelque chose qui appelle une autre pensée, une autre expérience, une autre structuration de l’espace. Si nous étions convaincus par le savoir qui distribue les choses en imagination et croyance subjective ou fantasmatique d’une part, et vérité ou réalité objective de l’autre, entre le moi et le dehors du moi, tout serait simple et il n’y aurait plus de fantasme, ni d’ailleurs de cimetière, on ne mangerait plus dans les cimetières, ni même, je le crois et pourrais le démontrer, ailleurs. Ce que nous savons et pensons plus ou moins obscurément de ce savoir objectif, quand nous sommes dans les allées des cimetières, c’est-à-dire dans un espace social en général (car il n’y a que des cimetières dans une société, que des espaces structurés dans un rapport à la sépulture sociale), c’est que le moi lui-même, et même le sujet de la science, le moi assuré de son savoir objectif et par la assuré dans la certitude de lui-même, est constitué par l’espace de la sépulture et par l’expérience de la consommation à même la sépulture, à même le corps du revenant. Je sais  bien, quand je vais me pencher sur la tombe de l’aimé, que je me recueille sur rien qui soit hors de moi, qu’il n’y a plus personne qui réponde ici-bas ou au-delà, que je me recueille tout simplement sur moi, sur un moi que me déborde un peu au dehors, dans un dehors de pierre gravée, mais aussi dans tout le dehors de pierre gravée qu’est la cité et l’espace où je marche et où je mange ; et surtout que le moi qui dit moi au-dedans est, au-dedans, construit comme ce dehors, c’est-à-dire comme une table de sépulture, une chose et non une image o un fantasme, et que sans ce recueillement, cette possibilité de mémoire recueillie et consommatrice, il n’y aurait tout simplement plus de moi, il n’y aurait plus de chose-moi, c’est-à-dire de moi plus grand que moi (la définition minimale d’un moi ou d’un Dasein c’est la transcendance, c’est-à-dire que le moi ou le Dasein est plus grand que lui-même ; et cet excès est aussi contradictoire et aussi difficile à penser que l’immortalité du mort) ; sans ce recueillement autophage ([et nous pourrions déduire] l’autophagie de l’hétérophagie […]), il n’y aurait ni moi, ni personne ; ni chose-moi (donc pas d’objet non plus, pas de science, et non seulement plus de fantasme subjectif : c’est aussi la vérité, la science et l’objectivité dont nous entretenons la possibilité dans les cimetières), ni chose-moi ni rien, ni chose en général. Nous savons qu’il n’y aurait plus rien, ni [p. 5] moi, ni toi, ni sujet ni objet si nous ne pouvions aller manger dans les cimetières. Non seulement plus grand-chose, mais plus rien. La question de la chose, nous y viendrons tout à l’heure, revient toujours, à un moment ou à un autre, à la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ». Eh bien nous savons que nous ne pourrions même pas poser cette question sans cimetières. Pour qu’il y ait quelque chose et que surgisse la question « pourquoi », il faut quelque chose comme un cimetière. Le cimetière est le lieu de cette question, la possibilité de ce lieu est la possibilité de cette question, qu’on la pose dans un cimetière littéral et effectif ou dans un cimetière tropique, qu’on la pose avec ou sans crâne dans la main, près ou loin des fantômes, sous la forme de to be or not to be – ou non.

Voilà ce que nous savons du savoir, ce que nous pensons savoir du savoir quand nous allons dans les cimetières, que nous y mangions, y buvions ou non comme Sainte Monique. Il ne suffit pas d’ailleurs de s’abstenir d’y manger ou boire, ni même d’y aller pour que ça change, ni même qu’on exporte les cimetières le plus loin possible, ni même qu’on détruise les cimetières municipaux. Moi, je connais quelqu’un, dans ma famille, qui a décidé qu’il n’irait jamais, en tout cas plus jamais de son plein gré, se recueillir dans un cimetière. Mais ça ne change rien. Cela signifie seulement qu’il a son cimetière portatif au dedans (on appelle cela la mémoire, consciente ou inconsciente), qu’il s’y recueille peut-être encore plus intensément ou plus souvent, plus intérieurement que ceux qui y vont physiquement à des heures ou des jours délimités par un rite. Car on peut dire aussi que le rite et la régularité de la visite à date fixe a pour économie de limiter justement le temps et la dépense sacrificiels – en dehors de ce moment rituel on est plus libre pour penser à autre chose et pour mobiliser autrement son énergie. Il est difficile de décider qui est le plus fidèle à ses morts, celui qui fait le sacrifice rituel en en respectant tous les dehors, jusqu’à manger sur la tombe même[,] ou celui qui intériorise la chose jusqu’à mêler le mort ou le revenant à toutes ses pensées conscientes ou inconscientes et à toutes ses bouchées de pain ou ses gorgées de vin. L’extériorité du rite, comme l’espace objectif du cimetière ou la choséité physique ou somatique de la nourriture d’offrande ou de sacrifice ont aussi pour effet, en vérité comme finalité, de refouler le revenant et la mémoire de l’aimé, de les contenir dans un espace et dans un temps qu’ils ne franchiront pas. Quiconque ne sacrifie pas à ce rite sacrificiel sacrifie encore davantage, il est branché en permanence, consciemment ou non, et par téléphone mobile, à des numéros de mort qui, pour ne pas être sur le telephone book distribué par les [p. 6] compagnies de téléphone, n’en sont pas moins sur un annuaire privé qui ne quitte pas le corps et le moi, conscient ou inconscient, de l’abonné en deuil, jour et nuit, dans son lit, en voiture et en avion. Quand je dis que cet annuaire n’est pas distribué par les PTT ou par TNT, je simplifie encore ce que nous savons de savoir objectif quant à la possibilité techno-scientifique d’aujourd’hui. Nous savons qu’actuellement aux USA, on peut non seulement expédier ses cendres dans l’espace, dans le ciel où elles sont assurées de naviguer sur orbite sans limite temporelle prévisible, mais qu’on peut aussi, et certains le font, installer de vraies lignes téléphoniques en état de marche, dans les cercueils : on sait jamais. Le mort peut se réveiller et appeler (et il est vrai, quand je dis « on sait jamais », que nous savons que le savoir est de moins en moins sûr de lui et sachant au sujet de la détermination de la mort – dont les critères sont de moins en moins naturels et universellement reconnus dans leur objectivité, si bien qu’on peut toujours avoir peur d’enterrer un mort vivant (l’incinération est plus sûre, il faudra qu’on en parle : du point de vue de quelque chose, du rien et de ses restes […], l’incinération du point de vue de la chose, du rien, des restes et du sacrifice et du sacrifice de soi), on peut donc toujours avoir peur d’enterrer un mort vivant, de [sic] penser d’avance à soi (c’est ce qui pense quand on contracte une assurance pour les autres) comme enterré vivant – et puis, si l’autre se réveille et veut revenir, avec le téléphone il peut toujours le faire sans se déranger et en restant à sa place[)].

Voilà à quoi je pensais en pensant à Sainte Monique mangeant et buvant dans les cimetières de sa jeunesse et en me demandant ce que je peux faire dans les allées des cimetières, d’autant plus que penser savoir que le savoir dans le rapport sujet/objet ne sait rien d’un cimetière qui pourtant le rend possible, ce « penser savoir » quelle est la limite du savoir tant subjectif qu’objectif, sub-objectif, ce penser-savoir, une pensée ou un savoir assurés d’eux-mêmes, glorieux ou surplombant, c’est une détresse, sinon une tristesse, un non-savoir sans ignorance. C’est aussi une angoisse au bord de la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », question qui n’est possible que pour un être capable de l’expérience de la sépulture, de la revenance et du manger l’autre.

Saint Monique, qui dans sa jeunesse disposait de la nourriture sur les tombes et [p. 7] picolait un peu en compagnie des fantômes […] était déjà une femme de grande foi.


Source image: cimetière de San Miniato, Florence, photographie de Giustino De Michele


[1] Jacques Derrida, Manger l’autre, séminaire inédit, EHESS 1989/1990, Archives de l’IMEC, Fonds Derrida, 1ère séance, p. 1. La numérotation des séances est continue jusqu’à la 5ème incluse, les séances de la 6ème à la 12ème sont numérotées chacune séparément. Merci à Giuliana De Battista pour avoir vérifié plusieurs détails de la transcription.

[2] Ibid., 8ème séance, p. 1.

[3] « Besides how could you remember everybody? Eyes, walk, voice. Well, the voice, yes : gramophone. Have a gramophone in every grave or keep it in the houser After dinner on a Sunday. Put on poor old greatgrand-father Kraahraark ! », James Joyce [1922], Ulysses: The Corrected Text, New York Random House, 1986, p. 108, cit. in Jacques Derrida, Ulysse gramophone. Deux mots pour Joyce, Paris, Galilée, 1987, p. 91.