[Un rinfresco, c’est tout] : Jacques DERRIDA – extrait du séminaire inédit Manger l’autre, présenté par Giustino DE MICHELE

Jacques DERRIDA, extrait du séminaire inédit Manger l’autre, présenté par Giustino DE MICHELE

Rinfresco s. m. [der. di rinfrescare] (pl. –chi). – 2. Apparecchio di bevande rinfrescanti o spiritose e di dolci, che si offrono, in ore diverse da quelle dei pasti principali, ai partecipanti ad una festa, ad un raduno, ecc. : r. di nozze, per un battesimo ; servire un r. ; offrire, dare un r. ; essere invitati a un r. Al pl., le bevande e i dolci che si offrono (Dizionario Enciclopedico Treccani, 1970).

En italien plus qu’en français, et au singulier plutôt qu’au pluriel, le mot « rafraîchissement » garde la mémoire du refrigerium, la coutume d’origine païenne auquel s’adonnait encore Sainte Monique, comme son fils Augustin nous le raconte dans ses Confessions, avant qu’il ne soit interdit par l’évêque de Milan Ambroise, dont cette mère était une pieuse disciple et lequel par la suite aurait baptisé ce fils. Ce rituel devait rester pour Monique la trace d’un vice juvénile, une occasion de tentation ainsi que de raffermir sa tempérance en respectant l’orthodoxie ambrosienne.

Un rinfresco est un apéritif dînatoire, l’espace-temps d’une réception festive qui est dédié à manger (du sucré, mais aussi du salé) et à boire (des boissons rafraîchissantes, et notamment spiritueuses, comme le précise l’encyclopédie). Si ce n’est que l’essentiel de la fête en est cette portion ; de la fête, ou alors bien de toutes les occasions où se donne un rinfresco : divertissantes, diplomatiques, scientifiques, et mortuaires bien sûr.

Dans ce sens, paradoxal ne serait pas tant ceci, que la célébration du deuil, que la disparition de quelqu’un comporte la mise en place d’un appareil dînatoire. Il faut bien donner à manger, et à boire, aux invités à des funérailles ou à des veilles funèbres. Paradoxale, intempérante même, ne serait pas tant l’inclusion dans le deuil de la fête et du plaisir pris dans sa partie essentielle, le rinfresco ; mais plutôt ceci, qu’à chaque fois que l’on fête, on est en train d’officier et de commémorer un refrigerium, de cultiver la mémoire d’un rituel funèbre.

Or, Jacques Derrida va beaucoup plus loin ; non seulement de fête : sans rinfresco, il n’y aurait point de chose.

Si d’un côté la possibilité empirique du refrigerium se base sur une condition absolument générale, sur une structure de l’expérience (telle que Derrida le déploie dans Mal d’archive : vivre, penser, le même et l’autre, c’est faire le deuil de la puissance dans laquelle le principe de la vie, de la pensée, du même et de l’autre, se rassemblerait), de l’autre toute expérience, structurellement, se déroule comme commémoration du mort et des morts, comme office de ce deuil.

Mais une exposition en ce style formel risque de sublimer l’argument derridien. Celui-ci est bien littéral ; il n’y aurait rien : sans consommation à même la sépulture, sans recueillement autophage, sans rinfresco. Pour essayer de déployer cette position, intempérante, voire scandaleuse – on s’en doute, sa littéralité en aurait appelé à la proscription d’Ambroise – on peut mieux caractériser la qualité « absolument générale » que nous avons attribuée à la condition du rafraîchissement empirique : absolument général veut dire, dans le contexte d’une pensée déconstructive, quasi-transcendantal. C’est dire que cette condition, si bien qu’elle détermine la structure de toutes les occurrences qu’elle conditionne, ne désigne pas pour autant un domaine qui les transcende. Autrement dit, la généralité de cette condition est en même temps la nécessité pour toutes et chacune de ses occurrences de se circonstancier comme des conformations singulières, des exemples sans modèle. Par exemple, et notamment, des corps ; des corps, singuliers, qui ont des bouches ; mais des bouches qui sont des appareils composites et dont la fonctionnalité est plurielle.

Les passages inédits que nous publions dans ce numéro de notre revue sont extraits de la 4ème séance, du 29 novembre 1989, et de la 8ème séance, du 20 janvier 1990, du séminaire Manger l’autre, qui est le deuxième – avec Rhétorique du cannibalisme de l’année suivante, et Politiques de l’amitié de la précédente – des trois qui composent la série intitulée d’après ce dernier.

Dans ce séminaire, Derrida se propose de retravailler, de manière plus explicite qu’il ne l’avait fait à la moitié des années 70, les problématiques de l’auto-affection, de l’appropriation, et du statut du signe, en agençant sa réflexion à l’ancrage quasi-transcendantal d’une infrastructure somatique autre que le système du « s’entendre parler ». En d’autres termes, l’accomplissement de la sublimation, idéalisation, intellectualisation de la pratique signifiante (et d’abord de la phonétique) serait compliqué non seulement, ni même d’abord, par l’espacement entre la bouche, l’oreille, et, le cas échéant, les mains et la surface d’inscription d’une graphie, mais déjà par l’espacement adimensionnel d’une bouche qui peut « manger, boire, avaler, fumer, mordre, mâcher, sucer, baiser, recracher l’autre ou de l’autre »[1]

Dès lors, la 8ème séance du séminaire est ouverte par la question : « qu’est-ce qu’une chose ? », aussitôt précisée : « à manger ? » ; mais aussi : « qui mange ? ». C’est dire, qu’est-ce qu’une chose alors qu’on mange, que ça mange, qu’on peut la manger et en être mangé ; qu’est-ce pour un Dasein, s’il en encore est un, qui ait de bouche, de langue, de dents, « et qui parle donc, autant qu’il mord, suce, avale, etc. ? »[2]. Avant de s’attaquer à Heidegger et à son refoulement de l’alimentation, Derrida opère alors un détour par les cimetières, dédié à Augustin et à sa mère Monique, que nous reproduisons, et où les lecteurs reconnaîtront au moins, parmi les références les plus proches, la veine du contemporain Circonfession et le gramophone dans le « Hades » d’Ulysses[3], ainsi qu’une préoccupation pour la ritualité funéraire qui ressurgira dans toute son étendue lors du dernier séminaire derridien, la deuxième année de La bête et le souverain.

Cet extrait presque narratif, rafraîchissant, si l’on peut dire, dans le contexte d’un séminaire où Derrida affronte avec minutie un nombre impressionnant d’auteurs et textes, choisit la figure et l’expérience bien concrètes du cimetière et de la consommation de boissons et nourriture au près de la sépulture pour y localiser la condition de toute mémoire productrice (et destructrice) de signes. Dans une telle mémoire, à la topologie ponctuée par un nombre indéfini de cryptes, c’est dire dans cette imagination criblée, dans une telle structure de l’expérience (elle décrit le moi, le dedans, mais aussi le dehors : « la maison, la ville, la société », n’importe quel espace où il y a du sens – et la notion de crypte doit brouiller toute limite entre un dedans et un dehors, entre la psyché et son autre, et rendre tangents le solipsisme et le réalisme les plus exaspérés) – ici, donc, à chaque signe, ou trace, correspond au moins une sépulture (pour la précision, un cénotaphe). À savoir, le signe d’une chose (X, Y, Z) à jamais disparue, d’emblée disparue à vrai dire, dont on ne pourra et on n’aura toujours pu que postuler l’existence, à l’existence de laquelle on ne pourra et on n’aura toujours pu que croire.

C’est cette croyance comme manière de se rapporter à la chose, aux choses, à la réalité, comme manière d’exister en somme, que le motif du rinfresco permet de mettre en relief tout en l’ancrant dans le quasi (cum si) d’un domaine transcendantal. Il s’agit d’une croyance plus rigoureuse, dans son genre, qu’un savoir, car plus respectueuse des conditions de possibilité de toute attitude qui se réclame d’une méthodologie objective, tout aussi bien que d’un principe métaphysique ou d’un appel ontologique : une croyance absolue, et sans référent, car elle désigne chaque référent comme la conséquence d’une croyance nécessaire, croyance, puissance virtualisante qui dès lors coïncide avec la condition même de toute référentialité, objectivité, réalité. On ne pourra donc faire que comme si la chose, quelque chose, des choses, existaient, quelque chose et non pas rien. Mais c’est aussi dans l’ancrage pragmatiquement on ne pourrait plus singulier de la consommation-de-nourriture-et-de-boisson-auprès-d’une-crypte, que le « et non pas rien » de la question ontologique trouve sa motivation : me refrigero, ergo aliqua sunt. Si le quasi fictionnalise le transcendantal, c’est que celui-ci, dans le meilleur des cas, est l’idéal d’une raison qui prend son élan (auto-)poïétique des plus prosaïques des occasions, rites, fétiches. « Comme si le refrigerium était à l’origine du monde ».

Le rituel du refrigerium avait lieu à la fin des parentalia, les festivités romaines des défunts qui se tenaient en forme privée du 13 au 21 février, jusqu’à cette date qui marquait la célébration publique des feralia, le jour des morts.

À la maison, le 2 novembre 2022

***

Les extraits que nous reproduisons reprennent le texte du séminaire dactylographié conservé à l’IMEC, à l’exception près des corrections strictement nécessaires à la ponctuation, et de l’ellipse de quelques annotations de service renvoyant à d’autres séances du séminaire. Merci à Pierre Alféri et à Jean Derrida pour nous avoir accordé la possibilité de publier ces textes.

Jacques Derrida, Manger l’autre, séminaire inédit, Archives Jacques Derrida / IMEC, 4ème séance, p. 115.

Le goût de la mère, le goût de sa mère pour le vin obsède si visiblement Augustin qu’on se demande parfois s’il ne confesse pas la tentation de sa mère (mon hypothèse étant ici que les confessions les plus sincères sont toujours les confessions d’un autre et parfois les confessions de la mère, à la place de la mère, c’est-à-dire aussi pour la mère, qu’on entende ce « pour » comme on voudra : confessions pour l’autre, confessions pour la mère). Un des signes de cette attention obsessionnelle à la tentation de la mère se trouverait par exemple dans un passage antérieur [Confessions, livre VI, ch. 2] qui raconte comment Monique apportait régulièrement, suivant la coutume africaine, de la nourriture sur les tombes. C’était une coutume d’origine païenne que l’église avait laissé vivre en lui donnant une symbolique chrétienne. Cela s’appelait le « refrigerium » : les parents du mort (on appelait cela [ce rituel] aussi les « parentalia ») se réunissaient près du tombeau et mangeaient ensemble à la mémoire du disparu pour se « rafraîchir » (d’où le nom) la mémoire. Alors, Monique faisait cela, mais conformément à son habitude, elle goûtait des vins dans les cruches o les coupes qu’elle déposait sur les tombes.

Jacques Derrida, Manger l’autre, séminaire inédit, Archives Jacques Derrida / IMEC, 8ème séance, p. 1-7.

Qu’est-ce qu’une chose ?

[…]

Je repense toujours à la mère de Saint Augustin. Celui-ci raconte [Confessions,IX:8], vous vous en souvenez, que, jeune, elle aimait boire du vin, en particulier quand on l’envoyait en chercher ou surtout quand on l’envoyait sur les tombes familiales pour déposer de la nourriture (avant que cette pratique ne fût interdite par l’évêque Ambroise). Je pense toujours à la jeune Sainte Monique et à ce qu’elle pouvait alors ressentir, en particulier dans le cimetière. Il n’y a pas de meilleur lieu pour méditer sur la chose – pour méditer en général. Surtout quand on y mange ou y apporte de la nourriture, pour soi, pour les pauvres ou pour les morts mêmes.

Que fait-on dans un cimetière ? Pourquoi va-t-on dans les cimetières où l’on sait, où l’on croit savoir qu’il n’y a rien – ou rien que des choses ou ce qui revient au même rien de ce que nous venons y chercher, localiser, garder, et même si ce cimetière n’est pas un crematorium. Nous savons qu’il n’y a plus rien. Mais qu’est-ce que ce rien si « rien » vient de la « chose » (res), si rien veut dire « nulle chose » [rien, de rem, accusatif de res], si ce rien signifie personne (ou seulement de la chose qui ne répond plus) dans les tombes sur lesquelles nous allons nous recueillir, faire des sacrifices, des prières, payer des dettes, demander pardon, se concilier le mort, s’assurer que le mort a bien fait son œuvre, etc. Nous « savons » – en tout cas, c’est la position du savoir que de savoir qu’alors nous sommes absolument seuls avec nous-mêmes, qu’il n’y a plus rien ou qu’il y a de la chose qui n’est rien de ce que nous venons commémorer, saluer de notre mémoire endeuillée. Si nous savons, aujourd’hui, quelque chose, s’il y a du savoir ou de la science objective, c’est bien là ce que nous savons, ce dont nous sommes sûrs en toute certitude. Et nous avons beau avoir la conscience de cette science, nous avons beau savoir qu’au cimetière nous nous recueillons sur « rien » ou sur une chose qui n’est plus rien hors de nous, nous allons dans les cimetière – et même si nous n’y allons pas, si nous n’y allons pas tous les jours, nous marchons du matin au soir, nous allons et venons, en nous et hors de nous, entres des sépultures. Nous marchons tout le temps, au cours de ces allées et venues, dans des allées bordées de sépultures dont nous savons qu’elle ne gardent rien de ce qu’on leur confie, et comme nous le savons bien, d’un savoir sans âge ou d’un savoir moderne (entre autres choses, d’un savoir anthropologique), il faut bien que nous croyions savoir que ce savoir est en position de ne pas savoir ce qu’il croit savoir. Il faut bien que nous croyions savoir que ce savoir est aussi un non savoir quant à la chose en question. Non pas un savoir faux, une erreur ou une aberration, mais un savoir qui ne sait pas que le savoir n’est pas de l’ordre de la chose en question. Autrement nous n’irions pas [p.2] dans les cimetières, c’est-à-dire qu’avec [sic] les cimetières du dehors et du dedans, il n’y aurait plus de maison, de ville ou de société, plus de culture et plus de langage. Ces choses-là, maison, ville, société, culture, langage, sont des corps structurés comme des sépulcres ou [d]es sarcophages […], c’est-à-dire qui se nourrissent de ces « choses » qu’on appelle des morts.

Que faisons-nous dans les cimetières ? Et pourquoi la question de la chose retentit-elle dans les allées qui courent entre les sépultures ? Pourrions-nous aller ailleurs ? Où est la sortie ? Vous savez, dans tous les lieux publics (et le cimetière est presque toujours, surtout dans les démocraties modernes, un lieu essentiellement public : ça, c’est une des violences, peut-être des plus légitimes, mais une des violences les plus incontestables des sociétés démocratiques modernes que d’avoir à la fois assuré et astreint à une publicité absolue la topologie des sépultures : pas de sépulture privée. Je crois que la question de l’espace public pourrait beaucoup gagner à suivre ce fil conducteur : pourquoi ne peut-on enterrer ses morts n’importe où ? Pourquoi pas chez soi ? Bien sûr, on peut avoir ses représentations de sépulture chez soi, des photos, des souvenirs, toute sorte de restes commémorant et localisant le mort ; mais ce qui résiste à cette localisation privée, c’est bien ce qu’on croit être la chose même du mort, son corps propre, qui, lui, doit être localisé dans l’espace public, qui, entre autres raisons sanitaires, médicales, juridiques, policières, atteste bien ainsi qu’il y a une chose même, un corps propre objectivable du mort, localisable dans un espace-public-objectif (là les deux valeurs sont indissociables) et qui se décompose ou s’annihile là, dans ce temps et cet espace ; ce qui fait que ces allées de sépultures dans lesquelles nous ne pouvons qu’aller et venir tout le temps, ce sont à la fois des lieux qui démentent ou dénient le savoir (puisque pour le savoir ce sont des lieux de l’imaginaire, du fantasme, du simulacre, des institutions de l’occultisme et de l’obscurantisme) et pourtant les lieux mêmes qui garantissent le savoir et s’ordonnent à la loi de l’objectivité publique. Pas de cimetière sans un espace public et donc, déjà, sans un espace scientifique, dans lequel on distribue, gère, localise l’objectivité des corps, ce qu’on croit être la chose même). Je ferme cette longue parenthèse pour rappeler que je demandais « où est la sortie ? » pour faire remarquer que dans tous les lieux publics (c’était comme ça depuis longtemps en Amérique, mais c’est maintenant le cas partout où une société sait un peu organiser sa sécurité), la sortie doit être très visiblement indiquée, visible ou lisible par tous. Si je n’ai pas été trop distrait, je ne l’ai pas encore remarqué, je n’ai pas [p. 3] de signe « exit » ou « sortie » dans les cimetières que je connais. Cela tient peut-être à ce que, pour l’instant, les cimetières sont à ciel ouvert. Ils ne sont pas totalement urbanisés, cimentés, bétonnés, couverts, on feint de laisser les morts ou les mortels (ou les immortels, et [nous pourrions démontrer] que seuls des immortels peuvent mourir, proposition contradictoire pour le savoir et le sens commun et dont il faut s’arranger : s’arranger non pas en disant confortablement : il y a des mortels qui se croient et s’imaginent immortels ou qui se désirent immortels et qui en fait, objectivement, au-delà de cette fantasmatique subjective, sont mortels, de telle sorte qu’entre la subjectivité de la croyance imaginaire et la vérité de l’ontologie objective le partage serait clair et rassurant ; non, il s’agit de penser que pour mourir il faut être, non seulement se croire, mais être immortel, n’avoir dans son être aucun rapport avec la mort ; c’est seulement a un être à qui la mort ne peut jamais arriver que la mort arrive ou peut arriver), on feint de laisser les morts ou les supposés mortels au sein de la nature qui fait son œuvre entre terre et ciel, les cimetières étant encore plus proches du jardin que du gratte-ciel. Dans des cimetières de pierre, des pyramides ou des mausolées publics, on indiquerait aujourd’hui la sortie pour des raisons de sécurité. Si bien que la position du savoir, de la publicité et de l’objectivité, est étrangement partagée quant à l’aspect du deuil, de la sépulture et du cimetière. Comme elle l’est aussi à l’égard de la religion. La religion n’est pas ici simplement opposée au savoir, le partage du territoire obéit à une loi topologique plus complexe.

Voilà ce que je me disais en me demandant ce que nous faisons dans les cimetières et en pensant à Sainte Monique, la jeune mère d’Augustin qui buvait dans les cimetières quand on l’y envoyait mettre de la nourriture sur les tombes en principe pour les pauvres, mais peut-être pour les revenants. L’ordre religieux mais aussi l’ordre du savoir du cimetière est là pour contenir les revenants, pour les apaiser, pour qu’ils puissent revenir mais sans envahir la cité. Que faisons-nous dans les allées des cimetières alors que nous savons qu’il n’y a rien des êtres aimés sous les pierres tombales et que nul revenant ne revient jamais là. Nous le savons, nous en avons toutes les preuves, de ce rien, et pourtant nous faisons, nous disons qu’il faut faire alors autre chose que satisfaire des imaginations, des craintes, des fantasmes ou des choses unilatérales de la [p. 4] subjectivité. Nous y allons sans illusion. Puisque nous savons. Mais ce savoir se double alors d’un savoir ou d’un savoir du savoir qui sait que ce savoir (avec son axiomatique, sa critériologie, son opposition sujet/objet, imaginaire/réalité, sa détermination de la choséité) est constitué de telle sorte qu’il ne se mesure pas à quelque chose qui appelle une autre pensée, une autre expérience, une autre structuration de l’espace. Si nous étions convaincus par le savoir qui distribue les choses en imagination et croyance subjective ou fantasmatique d’une part, et vérité ou réalité objective de l’autre, entre le moi et le dehors du moi, tout serait simple et il n’y aurait plus de fantasme, ni d’ailleurs de cimetière, on ne mangerait plus dans les cimetières, ni même, je le crois et pourrais le démontrer, ailleurs. Ce que nous savons et pensons plus ou moins obscurément de ce savoir objectif, quand nous sommes dans les allées des cimetières, c’est-à-dire dans un espace social en général (car il n’y a que des cimetières dans une société, que des espaces structurés dans un rapport à la sépulture sociale), c’est que le moi lui-même, et même le sujet de la science, le moi assuré de son savoir objectif et par la assuré dans la certitude de lui-même, est constitué par l’espace de la sépulture et par l’expérience de la consommation à même la sépulture, à même le corps du revenant. Je sais  bien, quand je vais me pencher sur la tombe de l’aimé, que je me recueille sur rien qui soit hors de moi, qu’il n’y a plus personne qui réponde ici-bas ou au-delà, que je me recueille tout simplement sur moi, sur un moi que me déborde un peu au dehors, dans un dehors de pierre gravée, mais aussi dans tout le dehors de pierre gravée qu’est la cité et l’espace où je marche et où je mange ; et surtout que le moi qui dit moi au-dedans est, au-dedans, construit comme ce dehors, c’est-à-dire comme une table de sépulture, une chose et non une image o un fantasme, et que sans ce recueillement, cette possibilité de mémoire recueillie et consommatrice, il n’y aurait tout simplement plus de moi, il n’y aurait plus de chose-moi, c’est-à-dire de moi plus grand que moi (la définition minimale d’un moi ou d’un Dasein c’est la transcendance, c’est-à-dire que le moi ou le Dasein est plus grand que lui-même ; et cet excès est aussi contradictoire et aussi difficile à penser que l’immortalité du mort) ; sans ce recueillement autophage ([et nous pourrions déduire] l’autophagie de l’hétérophagie […]), il n’y aurait ni moi, ni personne ; ni chose-moi (donc pas d’objet non plus, pas de science, et non seulement plus de fantasme subjectif : c’est aussi la vérité, la science et l’objectivité dont nous entretenons la possibilité dans les cimetières), ni chose-moi ni rien, ni chose en général. Nous savons qu’il n’y aurait plus rien, ni [p. 5] moi, ni toi, ni sujet ni objet si nous ne pouvions aller manger dans les cimetières. Non seulement plus grand-chose, mais plus rien. La question de la chose, nous y viendrons tout à l’heure, revient toujours, à un moment ou à un autre, à la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ». Eh bien nous savons que nous ne pourrions même pas poser cette question sans cimetières. Pour qu’il y ait quelque chose et que surgisse la question « pourquoi », il faut quelque chose comme un cimetière. Le cimetière est le lieu de cette question, la possibilité de ce lieu est la possibilité de cette question, qu’on la pose dans un cimetière littéral et effectif ou dans un cimetière tropique, qu’on la pose avec ou sans crâne dans la main, près ou loin des fantômes, sous la forme de to be or not to be – ou non.

Voilà ce que nous savons du savoir, ce que nous pensons savoir du savoir quand nous allons dans les cimetières, que nous y mangions, y buvions ou non comme Sainte Monique. Il ne suffit pas d’ailleurs de s’abstenir d’y manger ou boire, ni même d’y aller pour que ça change, ni même qu’on exporte les cimetières le plus loin possible, ni même qu’on détruise les cimetières municipaux. Moi, je connais quelqu’un, dans ma famille, qui a décidé qu’il n’irait jamais, en tout cas plus jamais de son plein gré, se recueillir dans un cimetière. Mais ça ne change rien. Cela signifie seulement qu’il a son cimetière portatif au dedans (on appelle cela la mémoire, consciente ou inconsciente), qu’il s’y recueille peut-être encore plus intensément ou plus souvent, plus intérieurement que ceux qui y vont physiquement à des heures ou des jours délimités par un rite. Car on peut dire aussi que le rite et la régularité de la visite à date fixe a pour économie de limiter justement le temps et la dépense sacrificiels – en dehors de ce moment rituel on est plus libre pour penser à autre chose et pour mobiliser autrement son énergie. Il est difficile de décider qui est le plus fidèle à ses morts, celui qui fait le sacrifice rituel en en respectant tous les dehors, jusqu’à manger sur la tombe même[,] ou celui qui intériorise la chose jusqu’à mêler le mort ou le revenant à toutes ses pensées conscientes ou inconscientes et à toutes ses bouchées de pain ou ses gorgées de vin. L’extériorité du rite, comme l’espace objectif du cimetière ou la choséité physique ou somatique de la nourriture d’offrande ou de sacrifice ont aussi pour effet, en vérité comme finalité, de refouler le revenant et la mémoire de l’aimé, de les contenir dans un espace et dans un temps qu’ils ne franchiront pas. Quiconque ne sacrifie pas à ce rite sacrificiel sacrifie encore davantage, il est branché en permanence, consciemment ou non, et par téléphone mobile, à des numéros de mort qui, pour ne pas être sur le telephone book distribué par les [p. 6] compagnies de téléphone, n’en sont pas moins sur un annuaire privé qui ne quitte pas le corps et le moi, conscient ou inconscient, de l’abonné en deuil, jour et nuit, dans son lit, en voiture et en avion. Quand je dis que cet annuaire n’est pas distribué par les PTT ou par TNT, je simplifie encore ce que nous savons de savoir objectif quant à la possibilité techno-scientifique d’aujourd’hui. Nous savons qu’actuellement aux USA, on peut non seulement expédier ses cendres dans l’espace, dans le ciel où elles sont assurées de naviguer sur orbite sans limite temporelle prévisible, mais qu’on peut aussi, et certains le font, installer de vraies lignes téléphoniques en état de marche, dans les cercueils : on sait jamais. Le mort peut se réveiller et appeler (et il est vrai, quand je dis « on sait jamais », que nous savons que le savoir est de moins en moins sûr de lui et sachant au sujet de la détermination de la mort – dont les critères sont de moins en moins naturels et universellement reconnus dans leur objectivité, si bien qu’on peut toujours avoir peur d’enterrer un mort vivant (l’incinération est plus sûre, il faudra qu’on en parle : du point de vue de quelque chose, du rien et de ses restes […], l’incinération du point de vue de la chose, du rien, des restes et du sacrifice et du sacrifice de soi), on peut donc toujours avoir peur d’enterrer un mort vivant, de [sic] penser d’avance à soi (c’est ce qui pense quand on contracte une assurance pour les autres) comme enterré vivant – et puis, si l’autre se réveille et veut revenir, avec le téléphone il peut toujours le faire sans se déranger et en restant à sa place[)].

Voilà à quoi je pensais en pensant à Sainte Monique mangeant et buvant dans les cimetières de sa jeunesse et en me demandant ce que je peux faire dans les allées des cimetières, d’autant plus que penser savoir que le savoir dans le rapport sujet/objet ne sait rien d’un cimetière qui pourtant le rend possible, ce « penser savoir » quelle est la limite du savoir tant subjectif qu’objectif, sub-objectif, ce penser-savoir, une pensée ou un savoir assurés d’eux-mêmes, glorieux ou surplombant, c’est une détresse, sinon une tristesse, un non-savoir sans ignorance. C’est aussi une angoisse au bord de la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », question qui n’est possible que pour un être capable de l’expérience de la sépulture, de la revenance et du manger l’autre.

Saint Monique, qui dans sa jeunesse disposait de la nourriture sur les tombes et [p. 7] picolait un peu en compagnie des fantômes […] était déjà une femme de grande foi.


Source image: cimetière de San Miniato, Florence, photographie de Giustino De Michele


[1] Jacques Derrida, Manger l’autre, séminaire inédit, EHESS 1989/1990, Archives de l’IMEC, Fonds Derrida, 1ère séance, p. 1. La numérotation des séances est continue jusqu’à la 5ème incluse, les séances de la 6ème à la 12ème sont numérotées chacune séparément. Merci à Giuliana De Battista pour avoir vérifié plusieurs détails de la transcription.

[2] Ibid., 8ème séance, p. 1.

[3] « Besides how could you remember everybody? Eyes, walk, voice. Well, the voice, yes : gramophone. Have a gramophone in every grave or keep it in the houser After dinner on a Sunday. Put on poor old greatgrand-father Kraahraark ! », James Joyce [1922], Ulysses: The Corrected Text, New York Random House, 1986, p. 108, cit. in Jacques Derrida, Ulysse gramophone. Deux mots pour Joyce, Paris, Galilée, 1987, p. 91.