Jean-Luc Nancy, « Religion sans passé ni avenir », L’à venir de la religion, revue ITER Nº1, 2018
1.
Il me semble qu’il faut en convenir : la religion est une disposition inhérente à l’humanité. Elle apparaît avec l’homme et durera autant que lui. Freud ne pensait pas que la religion puisse être supprimée par le savoir rationnel avant un temps extrêmement long – et il prévenait aussi que s’il parvenait à régner seul, « notre Dieu Λóγος » ne réaliserait que « ce que la nature extérieure permettra, mais seulement peu à peu dans un avenir imprévisible »[1]. Il se montrait ainsi beaucoup plus perspicace que nombre de ses contemporains. C’est d’ailleurs pour la même raison qu’il se déclarait en faveur des formes « épurées et sublimées » de la religion qui n’entrent plus en conflit avec les découvertes de la science.
La science, au demeurant, reste pour Freud limitée à « nous faire voir comment le monde doit nous apparaître en raison du caractère particulier de notre organisation »[2] indépendamment de « la nature de l’univers » en elle-même. Aussi la dénonciation de l’illusion religieuse vaut-elle pour lui avant tout dans la mesure où cette illusion reste « infantile » ou « délirante » mais non lorsqu’elle se « sublime » en désir de parvenir à « la fraternité humaine et la diminution de la souffrance »[3].
On peut estimer qu’aujourd’hui l’athéisme dominant de la culture rationnelle – tant techno-scientifique que juridico-éthique – partage peu ou prou les dispositions de Freud. C’est aussi que cet athéisme en est venu à reconnaître ses propres limites. Là où il avait pu s’agir, naguère, de substituer à un Être suprême et à ses commandements une Nature aux lois entièrement définies, il n’est plus question ni d’être ni de nature. La métaphysique et la rationalité scientifique se sont transformées de conserve – surmontées, déconstruites, en tout cas déplacées et parvenues au bord de mutations encore en partie insoupçonnées.
Si on nomme « religion » la confiance accordée à une force qui détourne ou qui apaise la défiance profonde éprouvée dans l’abandon qui est notre lot, alors la religion possède mille versions. L’observance de lois divines, celle de rituels intimes, la construction de systèmes, l’émotion mystique, la ferveur qui consume l’observance, celle qui la fanatise, la représentation d’une vérité d’un bien, d’une félicité, un élan, un apaisement, une jouissance – et toujours en somme une béatitude qui n’est pas la récompense mais l‘exercice d’une vertu, c’est-à-dire d’une puissance dont l’activité est accueillie comme venant d’ailleurs, d’un inconnu et inconnaissable reçu au sein de l’abandon – s’il est permis de définir ainsi au plus large cette disposition au sein de laquelle on a reconnu l’axiome spinozien, alors la même définition montre par son amplitude son insuffisance à opérer le partage qu’on attend.
Car on dit alors qu’il y a religion dès qu’il y a confiance, c’est-à-dire foi, c’est-à-dire façon de s’en remettre à autre qu’à soi et à la défiance qui l’innerve. À ce titre, l’athée qui met sa confiance dans un exercice de pensée ou dans une œuvre, dans un travail, dans une aventure, un amour ou des enfants ne fait rien de fondamentalement différent de celui qui la donne à un « message » ou à un « esprit » mettant en jeu une transcendance.
C’est même cela qui permet d’expliquer que dans le désert si mal irrigué de l’athéisme (selon la formule incisive de Jean-Christophe Bailly)[4] beaucoup aient réussi à subsister, à s’abreuver et à faire mûrir des fruits : toutes celles et tous ceux qu’une virtus entraîne dans un mouvement qui dépasse leurs personnes, leurs subjectivités et les conditions concrètes et idéologiques qui leur sont faites.
2.
Cette vertu peut être nommée « foi » dès lors qu’elle s’exerce en se fiant au dépassement du donné, de l’évidence et des assurances acquises. Dès lors qu’elle s’en remet à un outrepassement dont elle ne cherche pas à obtenir des assurances ni des garanties. Faire un enfant, mener une recherche sur les oligodendrocytes ou une ferme « climato-intelligente », conduire un train ou bêcher un jardin, cela peut chaque fois se faire selon une telle vertu – aussi bien que cela peut aussi se soumettre à des calculs de profit ou à des pressions intéressées.
Toute forme de finalité et de représentation attrayante n’est pas pour autant exclue : simplement, aucune projection d’accomplissement n’est donnée comme garantie, aucune promesse n’est tenue pour l’anticipation de la chose promise.
Cette vertu – qu’elle soit celle d’une musique, d’un vignoble, d’une cause sociale, d’une famille – peut aussi être conjointe à une foi religieuse mais elle ne l’exige pas et lorsqu’elle y est attachée, elle ne s’y soumet pas : elle soumet plutôt elle-même l’équipement religieux (une divinité, des dogmes, des doctrines) à ses propres conditions. Ni les dieux ni leurs signes divins ne valent plus que la vertu même dont ils sont les figures. Cette vérité en quelque façon non religieuse de la religion elle-même se trouve plus ou moins enfouie ou manifeste dans toutes les religions.
Cette présence est certes subtile, souvent insaisissable, et pourtant on peut la déceler chaque fois que l’adhésion religieuse comporte ce qu’on pourrait nommer une distanciation interne : lorsque la nature divine et celle des gestes sacrés sont tacitement reconnues comme d’une autre nature que celle des êtres et des actes du monde. Lorsque la prière ou le sacrifice n’obéissent pas à la logique de leur supposée causalité, l’ordre sacré lui-même pallie ce défaut qui dans l’ordre profane serait simplement inadmissible. Ainsi peut-on par exemple en venir à penser que le dieu nous parle à travers les évènements les moins attendus par la logique religieuse elle-même.
Cette distanciation s’efface ou se pervertit lorsque l’équipement religieux se confond avec un ordre naturel, scientifique ou technique aussi bien que politique, social et économique. Cela correspond toujours en même temps à une objectivation de la transcendance : le dieu se fait présent dans une personne, une institution, un texte, des rituels.
Presqu’aucune religion ne renonce aux tentations de l’objectivation, l’histoire nous le montre de façon indiscutable. Et nous avons aussi appris comment des objectivités – économiques, idéologiques, dominatrices – peuvent se présenter sous des couleurs de transcendance (empire, race, humanité, loi naturelle, etc.).
3.
Il n’y a aucune raison jusqu’ici perceptible ou imaginable pour qu’il en aille autrement, tout au moins d’ici longtemps.
Toutefois cette absence de raison elle-même – c’est-à-dire la très grande probabilité que l’athéisme ne devienne pas la religion ou l’areligion de tous (ce qui peut-être veut dire aussi la grande probabilité que l’humanité ne se contente pas de la pure et simple immanence de sa plus visible machinerie actuelle) – se présente justement au moment où l’athéisme reconnaît sa limite avec celle de toutes les religions. Cela n’est pas sans conséquence : d’un côté comme de l’autre, nous sommes en mesure de comprendre que nous avons nous-mêmes mis au jour le registre de ce que j’ai nommé ici une vertu.
À savoir, la vertu – la force active, l’énergie plus puissante en l’homme que l’humain lui-même : non le divin – pas sans distanciation – mais ce dépassement infini de l’homme par l’homme que Pascal a pensé (et d’une pensée qui à cet égard n’est pas exclusivement chrétienne). Un tel dépassement n’est ignoré d’aucune forme des religions d’Occident, dont l’islam, ni du bouddhisme, de l’hindouisme ou du shintoïsme : en dépit de différences majeures, la disposition religieuse est avant tout disposition au dépassement infini.
C’est-à-dire à un dépassement ou à un outrepassement (à une « transcendance ») tel que par nature il ne peut pas s’imposer comme dépassement accompli, effectué ou du moins présenté dans une forme quelconque de présence (figure, institution, sens d’un texte ou d’un geste).
Il ne peut pas s’imposer parce qu’il n’est pas fait pour s’accomplir : il s’emporte chaque fois lui-même dans l’infini auquel il s’ouvre. À ce point, religion et philosophie partagent quelque chose de la même vertu — laquelle n’est autre que la puissance de l’infini. Il n’y a ni pensée ni prière qui puissent l’ignorer, sous peine de se déjuger comme pensée ou comme prière.
Eckhart dit « Prions Dieu de nous garder libres de Dieu ». Le penseur dit « La pensée saisit qu’elle est dessaisie d’elle-même. »
Chaque fois, à chaque présent, en chaque motion de confiance que nous laissons se mouvoir et qui n’accorde rien au passé ni à l’avenir mais seulement à cet ici et maintenant où nous nous tenons – infiniment tenus.
4.
Il n’existe cependant aucune preuve ni évidence que les phrases du prieur ou du penseur ne recèlent pas leur propre teneur d’illusion. Elles peuvent se satisfaire de tours d’expression qui tout en formulant un outrepassement de toute expression font encore et encore mieux miroiter l’illusion d’une signification. Blanchot parle du « savoir vertigineux que rien est ce qu’il y a, et d’abord rien au-delà ». Il précise même, d’un trait de vigilance aiguë, que ce savoir tout à la fois « s’affirme et se dissipe »[5]. Mais la phrase de Blanchot ne se dissipe pas. Pas plus que celle de Kouan-yin, le Gardien de la Passe, que Tchouang-Tseu rapporte ainsi : « Sois l’eau en mouvement, un miroir au repos, l’écho en répondant »[6]. Le miroir au repos pourrait être celui où le rien d’Occident se mire en celui d’Orient, sans aucun reflet semble-t-il mais non sans un miroitement verbal qui pourrait bien toujours brouiller de son chatoiement l’ici et maintenant où nous sommes tenus. Une fine buée de croyance peut toujours se déposer sur l’acte même de la virtus.
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[1] Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, traduction de Marie Bonaparte, Paris, PUF, 1976, p. 77.
[2] Ibid. p. 80.
[3] Ibid. p. 77.
[4] Jean-Christophe Bailly, Adieu : essai sur la mort des dieux, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1993, rééd. Nantes, Cécile Défaut, 2014.
[5] Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 117.
[6] Tchouang-Tseu, Les Œuvres de Maître Tchouang, traduction de Jean Lévi, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2010, p. 288.
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Source photo : Alegria que vem (La Joie qui vient), film réalisé par Eduardo Jorge
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