Mireille CALLE-GRUBER, Comme une cartographie de l’aporie, revue ITER Nº3, 2024.
C’était à la Maison des Arts de Créteil, le 17 février 1996. Il y avait eu la représentation de Bérénice dans une bouleversante mise en scène de Daniel Mesguich – bouleversant l’alexandrin aux pieds tremblants, le souffle de la diction au plus intime, et la gestuelle des comédiens rendus intempestivement à la poussière des sols. A l’issue du spectacle, sur la scène, face aux spectateurs, j’avais ouvert la discussion avec Jacques Derrida et Daniel Mesguich : Derrida insista sur « l’antinomie entre deux lois toutes deux inconditionnelles », la loi de l’amour, la loi de l’État, ajoutant qu’il y va toujours « d’une transaction entre deux impératifs également inconciliables »[1]. Peu après, il me retourna la transcription relue de notre dialogue, en joignant une carte postale : elle montre l’image canonique du portrait d’Immanuel Kant, sur lequel Derrida a écrit, de son stylo à encre bleue, avec le tremblé bleu sur noir des jambages manuscrits dont le support photographique réduit par endroits la lisibilité, cette dernière phrase. Il a pris soin, après avoir noté sur le bord en haut du cadre … une transaction entre deux, de répartir les termes de l’antinomie : au front impératifs également, sur les lèvres inconciliables.
Ludique, la carte postale de Derrida n’en est pas moins puissamment questionnante. La triple scansion démultiplie la portée de la phrase : l’injonction pointe l’incontournable « entre deux » qui borde et déborde l’antinomie ; cependant qu’entre le front des impératifs et la bouche dont les inconciliables à la fois disjoignent et scellent les lèvres, le regard du philosophe offre une médiation méditative capable d’endurer l’antinomie. La carte postale de Derrida présente comme une cartographie de l’aporie. Laquelle impose de reprendre et « tourner les mots »[2].
Parmi les mots que Derrida fait tourner et retourne, il y a le « als ob » « comme si » kantien dont le processus analogique spéculatif, lorsqu’il dissémine systématiquement, tourne à l’interrogation derridienne : « Comment ne pas trembler ? » Où la faculté de juger tourne à faculté de trembler.
« Or si », « et si », « et si ? », « comme si », « comme si », « comme si j’étais vivant », « comme si – » : le tremblé qui travaille l’écriture de Derrida, procède à la tentative d’une « détotalisation » de la langue philosophique. Une tentative qui, dès lors, opère la spectrographie des concepts, prend les mots au mot et par la racine, s’efforce d’« amadouer » la langue c’est-à-dire de l’enflammer comme de l’amadou, et de lui « en faire voir de toutes les couleurs » (Le monolinguisme de l’autre). Elle pratique la greffe d’un « tympan » poiétique – par exemple, la prosodie de Michel Leiris dans Perséphone[3] – pour faire rendre tant réson que raison aux marges de la philosophie[4]. Ou encore, elle entame une transaction entre les deux textes de la bipartition de Glas, avec « ses circoncisions, guillotines, incisions, tatouages encore illisibles » tissant les écrits de Hegel et de Jean Genet, et se demande : « comment le langage vient-il à la colonne ? D’un soleil intérieur »[5].
Rien n’est politique comme cette poièse de la pensée, laquelle cependant n’oublie pas le rythme cardiaque d’un écrire avec cœur ; plus exactement, écrire avec « la bouche du cœur » (Herzmund), tel le poème de Paul Celan IN EINS (TOUT EN UN) :
IN EINS
Dreizehnter Feber. Im Herzmund
erwachtes Schibboleth. Mit dir
Peuple
de Paris. No pasarán.
TOUT EN UN
Treize février. Dans la bouche du cœur
s’éveille un schibboleth. Avec toi,
Peuple
de Paris. No pasarán.[6]
Le poème est « une bouche parlante » dont « les lèvres ne s’ajointent plus jamais » car elles sont à la fois celles d’une blessure qui ne se ferme plus et celles d’un appel qui, même lorsqu’il garde le silence, « appelle l’autre sans condition, dans la langue d’une hospitalité dont on ne décide même plus. »[7] L’analyse de Derrida dans Béliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème, se tient – se retient ? – « sur le seuil des cryptes » du poème, tient à ses indécisions, au « processus infini » de « la césure, le hiatus, l’ellipse, autant d’interruptions qui à la fois ouvrent et ferment »[8] sa lecture.
Schibboleth, c’est la question du mot de passe, autrement dit la question du passage des mots – ou non. Ce qu’enseigne la langue du poème, c’est que chaque mot est chiffré, qu’il est plus d’un et lui-même divisible en une multitude. Chaque mot est un schibboleth. Derrida l’éprouve, à l’écoute de GROSSE, GLÜHENDE WÖLBUNG, de sa matière langagière sonore et rythmique, lettre après lettre « murmurées, soufflées, essoufflées, soupirantes ou sifflantes » dont la puissance séminale produit, dit-il, « la mise en onde d’un syllabaire » : ainsi « entre les sch– entre (zwischen) schwa– et schwi– (Schwarzgestirn, Schwarm, zwischen, schwillt) –, les w (Wölbung, Weg, wühlenden, Welt), et, de façon encore plus déterminée, les wi (Widders, Windungen, schwillt). »[9] Dans la coulée de cette dissémination que laissent passer, diminuendo à l’infini, les lèvres de la langue, vient la chance de l’accueil, indécidable et sans condition.
Il y a davantage. Poussant à toute extrémité l’infiniment impossible transaction, Derrida pose l’exorbitante question que le poème adresse au langage du philosophe : « Comment devenir cœur ? »[10] L’expression reprend les mots de Celan – « wie Herzgewordenes » dans Niemandsrose (La rose de personne) :
Auf-
Gelesene
kleine, klaffende
Buchecker : schwärtzliches
Offen, von
Fingergedanken befragt
nach – –
wonach ?
Nach
dem Unwiederholbaren, nach
ihm, nach
allem.
Blubbernde Wege dorthin.
Etwas, das gehn kann, grusslos
wie Herzgewordenes,
kommt.
É-
lue,
petite fêne, béante,
qu’on ramasse : chose ouverte
et noirâtre
qu’interrogent des doigts-pensées
sur – –
vers quoi ?
Sur
le non-répétable, vers
lui, vers
tout.
Chemins qui gargouillent, vers là-bas.
Quelque chose, qui peut marcher, sans saluts,
non plus qu’un devenu-cœur,
vient.[11]
Et Derrida de multiplier les inter-rogations : « Chemins (Wege) : quelque chose vient, qui peut aller (Etwas, das gehen kann, (…) kommt). Qu’est-ce qu’aller, venir, aller venir, aller et venir ? Et devenir cœur ? De quelle venue, de quel événement singulier s’agit-il ? De quelle impossible répétition (Nach/ dem Unwiederholbaren, nach/ ihm…) ? »[12]
Avant de rapporter le « devenir cœur » au « cœur circoncis » des Ecritures et à la circoncision du mot CIRCONCIS, auquel Derrida, en vertu de l’homophonie (« un mot en aime un autre ») et au côté du mot milah (aimer), donne l’orthographe du SI : CIR-CON-SI[13], avant tout cela, peut-être faut-il évoquer un « devenir une lettre d’amour » – par les yeux de la langue, la main du poème, les lèvres du cœur. C’est ainsi que Derrida affirme, après Jean-Luc Godard : « Je suis comme lui persuadé que Le Capital est une lettre d’amour (…). Je crois que tout texte est d’une certaine manière une lettre d’amour. »[14] Loin de tout sentimentalisme, l’affirmation de Derrida pend acte de ce que l’écrire en langues est travaillé sans cesse par des énergies et des résistances différentielles, et que, toujours en instance de pouvoir-ne-pas – ne pas arriver, ne pas aller, venir, devenir –, il invite au désir d’apprendre à « lire l’interruption qui de toute façon décidera de la figure même »[15].
Ou à lire, si minime soit-elle, ici, l’espace d’un envoi et d’une image, l’interruption d’une carte-postale-schibboleth.
[1] Jacques Derrida, « A propos de Bérénice », Rencontre-dialogue avec Jacques Derrida, Daniel Mesguich et Mireille Calle-Gruber, Maison des Arts de Créteil, 17 février 1996 (texte inédit).
[2] Voir Jacques Derrida et Safaa Fathy, Tourner les mots, Paris, Galilée, 2000.
[3] Michel Leiris, Biffures. La Règle du jeu I, Paris, Gallimard, 1948. Derrida cite dans leur continuité les pages 85 à 88.
[4] Jacques Derrida, « Tympan », Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, 1972. L’incipit : « Tympaniser la philosophie ».
[5] Jacques Derrida, Glas, Paris, Gallimard, 1974, p. 283.
[6] Jacques Derrida, Schibboleth, pour Paul Celan, Paris, Galilée, 1986, p. 42. Italiques dans le texte.
[7] Jacques Derrida, Béliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, 2003, p.54-55.
[8] Ibid., p. 66.
[9] Jacques Derrida, Béliers, op. cit.,p. 53. Italiques et soulignements sont dans le texte.
[10] Jacques Derrida, Schibboleth, op.cit., p. 15. Italiques dans le texte.
[11] Paul Celan, La rose de personne, tr. Martine Broda, Paris Le nouveau commerce, 1979, p. 82-85.
[12] Jacques Derrida, Schibboleth, op.cit., p. 15.
[13] Jacques Derrida, Circonfession, dans Id. et Geoffrey Bennington, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, période 14.
[14] Jacques Derrida, dans Trace et archive, image et art : rencontre avec Jacques Derrida, sous la direction de Marie-José Mondzain, Cahiers du Collège iconique, communications et débats, 2002, éditions de l’INA, vol. XV, 2003, p. 138.
[15] Jacques Derrida, Circonfession, op.cit., période 10, p. 53.