Élisabeth RIGAL,« L’expérience de l’impossible », revue ITER Nº3, 2024.
« Depuis le cœur même de l’im-possible, on entendrait ainsi la pulsion ou le pouls d’une “déconstruction”. »[1]
La déconstruction pose « sans relâche la question de type transcendantal » afin de recueillir l’héritage de la philosophie en faisant barrage aux relativismes de tous bords : empirisme, positivisme, historicisme, culturalisme…[2] Mais la « clôture de la métaphysique » qu’elle met en évidence montre que la seule manière de recueillir cet héritage est de le réinventer en le trahissant. D’où la question que suscite, sous la plume de Jacques Derrida, « l’impossible médité par Bataille » :
« Comment, après avoir épuisé le discours de la philosophie, inscrire dans le lexique et la syntaxe d’une langue, la nôtre, qui fut aussi celle de la philosophie, ce qui excède néanmoins les oppositions de concepts dominés par [la] logique commune ? »[3]
Sa réponse, comme l’on sait, est qu’à cette fin il faut destituer la logique binaire de l’identité, y compris dans sa version dialectique, au profit d’une toute autre logique qui pense le même en différance – c’est-à-dire son irréductibilité à l’identique, son enchevêtrement dans l’autre, et son altération constante.
La déconstruction développe donc des analyses logiques. Elle n’hésite d’ailleurs pas à procéder à la formalisation de ses questions. On se méprendrait cependant entièrement si on la concevait comme un ensemble de procédures réglées et de pratiques méthodiques, puisque la logique qu’elle met en œuvre est une logique inédite aux ramifications multiples (logique du supplément, de l’itérabilité, du double bind, de l’auto-immunité, de la spectralité, de la hantise…) qui ébranle les oppositions constitutives de la métaphysique et remet en cause les hiérarchies considérées comme allant de soi par la tradition. Et cette logique aporétique, « illogique » à bien des égards, ne présente pas, à proprement parler, des apories logiques, mais « l’aporie de la logique » même, en laquelle elle reconnaît une chance pour la pensée. Ce dont elle traite, c’est en effet de « l’impasse de l’indécidable »[4] à laquelle est confrontée l’expérience de l’im-possible.
Ainsi, en 1984, Derrida caractérise-t-il son propos comme « l’invention de l’autre comme invention de l’impossible », en précisant que c’est là « la seule invention possible »[5]. En 2000, il confie :
« Ce que j’ai cherché à penser, sinon à connaître, tout au long de ce chemin, c’est la possibilité d’un impossible au-delà de la pulsion de mort, au-delà de la pulsion de pouvoir, au-delà de la cruauté et de la souveraineté, et un au-delà inconditionnel. Non pas souverain mais inconditionnel. »[6]
Et pour établir la possibilité de cet impossible au-delà, il montre, en soumettant à la déconstruction l’approche classique de la notion de possible (de dynamis, de potentia, de possibilitas), qu’il n’existe pas d’opposition simple entre possible et impossible, car l’impossible, loin d’être seulement négatif, privatif, ou dialectique, est cela même qui donne son mouvement « au désir, à l’action et à la décision » et qui constitue « la figure même du réel »[7] comme venue ou événement de l’autre. Aussi orthographie-t-il fréquemment “impossible” avec un tiret : “im-possible”.
D’où la question qu’il pose et à laquelle il répond positivement dans « Le “monde” des lumières à venir » :
« Ne peut-on pas et ne doit-on pas distinguer, là même où cela paraît impossible, entre, d’une part, la compulsion ou l’auto-position de souveraineté […], et, d’autre part, cette postulation d’inconditionnalité qu’on retrouve aussi bien dans l’exigence critique que dans l’exigence (passez-moi le mot) déconstructrice de la raison ? […] J’oserai aller encore plus loin. Je pousserai l’hyperbole au-delà de l’hyperbole. Il ne s’agirait pas seulement de dissocier pulsion de souveraineté et exigence d’inconditionnalité, […] mais de questionner, de critiquer, de déconstruire […] la souveraineté au nom de l’inconditionnalité. »[8]
Jouer un inconditionnel non-souverain contre le « Je peux », du sujet, du monarque et du peuple souverains est donc le pari de Derrida qui pense à la mesure sans mesure de l’im-possible et des apories qu’il fait lever, qui établit ainsi le « droit inconditionnel » du geste déconstructeur à « une pensée affranchie de tout pouvoir »[9], et qui démantèle le « comme tel » phénoménologique au nom du « comme si » – du « als ob » qu’il emprunte à Kant, mais qu’il conçoit différemment de lui (puisqu’il récuse tout schème archéo-téléologique et toute unité idéale) et à contre-courant de la célèbre interprétation qu’en avait proposé Hans Vaihinger, dont la philosophie du « comme si » présuppose un partage tranché entre le réel et le fictionnel qu’invalide la logique de la spectralité[10].
Pour comprendre ce que sont les enjeux de la déconstruction, il faut donc élucider la fonction qu’elle attribue à l’expérience de l’impossible et déterminer ce qui l’autorise à hisser le possible-impossible au rang de philosophème. Et, à cette fin, il est, je crois, nécessaire de prendre appui sur la réévaluation du transcendantal à laquelle Derrida a d’abord travaillé, car c’est cette réévaluation qui lui a imposé la question de l’im-possible, et c’est donc aussi elle qui permet de placer sous leur vrai jour ses analyses du « quasi » et du « comme si », ainsi que celles du « peut-être ». C’est en tout cas ce que je souhaiterais montrer.
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« Comme si c’était possible, “Within such limits” » présente « la requête de la condition de possibilité (de l’a priori, de l’originaire ou du fondement) » comme une exigence fondamentale témoignant de ce que « rien ne peut discréditer le droit à la question transcendantale ou ontologique » léguée par la tradition[11]. Mais si Derrida revendique haut et fort ce droit, il n’en reproche pas moins à la réflexion classique d’avoir méconnu l’historicité originale du transcendantal telle que l’atteste la question de l’écriture – cette historicité dont il avait établi, dès le début des années 60, que Husserl l’avait aperçue, sans toutefois parvenir à la penser, faute d’avoir reconnu la contamination originaire du constituant par le constitué. Aussi récuse-t-il « l’onto-théo-archéo-téléologie » promue par la tradition, au motif qu’elle « verrouille, neutralise et finalement annule l’historicité », et s’interdit par avance de penser l’articulation énigmatique de l’empirique et du transcendantal[12].
La déconstruction, en même temps qu’elle fait barrage à l’approche empiriste de l’empirie et à l’identification de la facticité à la contingence, désorganise donc le régime transcendantal classique. Elle met en évidence l’antécédence de la logique de l’itérabilité sur la distinction de l’empirique et du transcendantal, ainsi que la possibilité pour la répétition d’être seulement mimétique (mécanique et oublieuse), et elle désédimente les systèmes philosophiques au profit de dispositifs ouverts soumis à la loi de la dissémination – loi qui témoigne de ce que la liaison transcendantale, loin d’exclure la dispersion, l’exige au contraire.
En fait, toute la stratégie déconstructrice repose sur la reconnaissance de cette loi qui met sous rature « la valeur d’archie transcendantale »[13]. Elle montre en effet que l’origine s’est toujours déjà divisée, et qu’à l’origine de l’origine, il y a le « supplément d’origine », autrement dit l’« archi-écriture » ou « archi-trace » qui ouvre l’espacement où adviennent la temporalité, le rapport à l’autre et le langage, mais qui n’est réappropriable par aucune histoire et dans aucun langage, et qui court-circuite donc la quête transcendantale de l’origine.
En redéfinissant ainsi le transcendantal en référence à l’ouverture de l’historicité (à l’événement pré-archaïque de donation qui n’a, à proprement parler, jamais eu lieu), Derrida établit que « là où il y a le don, il y a le temps »[14] en destituant l’idée de « signifié transcendantal » (et d’une façon plus générale toute dernière instance) au profit de l’idée de trace signifiante – idée qui engage à reconnaître la différance à l’œuvre en amont de la différence ontico-ontologique, à déterminer par le « mouvement de différance » la structure de la temporalité, et à penser le temps comme ce qui « s’éprouve comme possibilité de l’impossible » et est « un nom de cette impossible possibilité »[15].
Il impose donc une véritable distorsion à l’« Es gibt Sein » / « Es gibt Zeit » heideggérien, distorsion qui interdit d’inscrire l’« entre-don » de l’être et du temps dans l’horizon du rassemblement et qui montre que penser l’être comme « Être-histoire », c’est penser l’histoire comme « destinerrance »[16], et que cela requiert que l’on reconnaisse qu’il y a de « l’anachronie dans l’être »[17], car « l’Un se divise et s’oppose, s’oppose à lui-même en se posant, refoule et viole la différence qu’il porte en lui, fait la guerre, se fait la guerre, se fait peur et se fait violence, se transforme en violence apeurée à se garder de l’autre »[18].
Ce qui veut dire que, bien qu’il s’agisse pour la déconstruction, comme pour l’Aufbau heideggérien, de penser ce qui a été exclu et est resté impensé par la tradition, la première, à la différence du second, a lieu dans un espace de dissémination qui engage à penser une temporalisation qui fissure toute identité, une historicité faite de déliaisons et d’interruptions qui brisent le cours ordinaire de l’histoire, et donc aussi un Dasein jeté au monde sans pro-jet, pris dans « une sorte de courbure hétéronomique et dissymétrique de l’espace social »[19], et toujours déjà « ex-approprié ».
En réalité, la déconstruction conteste donc l’autorité que Heidegger attribue à la question de l’être. Pour elle, penser l’imprésentable Es gibt, c’est penser la trace qu’il faut qu’il y ait eu dans un passé immémorial et qu’il faudra qu’il y ait eu dans un avenir indéterminé et indéterminable[20]. Et pour la penser, il faut substituer à la Seinsfrage une « hantologie » qui introduit la logique de la hantise dans la construction même des concepts (à commencer par ceux d’être et de temps)[21], et qui travaille dans un espace peuplé de revenants et d’arrivants : l’espace virtuel de la spectralité.
Or, si dans ses premières analyses de la trace (de son inscription, de sa multiplication disséminale, et de son effacement), Derrida a plutôt mis l’accent sur la trace qu’« il faut qu’il y ait eu », il a ensuite prêté une attention plus particulière à la trace qu’« il faudra qu’il y ait eu », – à « l’à-venir » dans son irréductibilité au présent futur. Il a alors établi que « toute trace est trace de démocratie », mais que « de démocratie il ne saurait y avoir que trace »[22], et il a reconnu dans « l’ouverture de l’avenir » l’axiome de base de la déconstruction :
« L’ouverture de l’avenir vaut mieux, voilà l’axiome de la déconstruction, ce à partir de quoi elle s’est toujours mise en mouvement, et qui la lie, comme l’avenir même, à l’altérité, à la dignité sans prix de l’altérité, c’est-à-dire à la justice. C’est aussi la démocratie comme démocratie à-venir. »[23]
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Le temps qui « s’éprouve comme possibilité de l’impossible » est un temps désajusté (« out of joint »), un temps dans le cadre duquel « ce qui vient, où paraît l’intempestif, arrive toujours au temps », et n’arrive jamais « à temps », mais toujours à « contretemps »[24]. En sorte que :
« l’à-venir précède le présent, la présentation de soi du présent, il est donc plus “ancien” que le présent, plus “vieux” que le présent passé ; c’est ainsi qu’à la fois il s’enchaîne à lui-même en se déliant. Il se disjoint, et il disjoint le soi qui voudrait encore s’ajointer en cette disjonction. »[25]
Il s’inscrit donc en dehors tout « horizon d’attente », et échappe par avance à toute « préfiguration prophétique ».
Pour montrer ce qui le lie indissolublement à la justice, Derrida distingue deux modes de désajustement du temps – la disjointure « qui ouvre la dissymétrie du rapport infini à l’autre, c’est-à-dire le lieu pour la justice », et « la disjointure de l’injuste »[26]. Et il dissocie, en référence à cette distinction, le possible dont la possibilisation doit rester « aussi indécidable et donc aussi décisive que l’avenir même » (le possible-impossible) du « mauvais possible » (du « possible sans avenir », « qui serait un programme ou une causalité, un développement, un déroulement sans événement »[27]). Il établit ainsi que le possible-impossible est un inconditionnel essentiellement fragile et vulnérable, toujours menacé par le « mauvais possible » de la répétition mécanique, mais un inconditionnel non négociable que la raison elle-même enjoint de penser et qui montre que
« ce qui s’annonçait […] comme “différance” avait ceci de singulier : accueillir à la fois, mais sans facilité dialectique, le même et l’autre, l’économie de l’analogie –le même seulement différé, relayé, reporté–,et la rupture de toute analogie, l’hétérologie absolue. »[28]
Et pour « accueillir » l’hétérogénéité qui rompt le cercle de l’économie et penser un inconditionnel non souverain, il se donne comme « pôle de référence » certaines figures qu’il dit « pures » : le don anéconomique qui ne donne lieu à aucun échange ; le pardon donné sans qu’il soit demandé et sans que la faute soit avouée ; l’hospitalité inconditionnelle, « d’avance ouverte » à « quiconque arrive en visiteur absolument étranger », « non reconnaissable et imprévisible »[29].
Or sa référence au « pur » a désarçonné certains de ses lecteurs, et elle est effectivement, du moins à première vue, déconcertante, puisque la déconstruction de la métaphysique de la présence à laquelle il a d’abord travaillé invalide l’idée même de pureté (et au premier chef, celle de transcendantalité pure). Cela voudrait-il dire, bien qu’il l’ait toujours démenti, qu’une réorientation serait intervenue en cours de route, comme l’ont supposé certains exégètes qui, pour la plupart, y ont vu un tournant levinassien ? Une telle hypothèse de lecture ne me paraît pas recevable. Il est certes vrai que Derrida a recouru, à l’instar de Levinas, à la surenchère hyperbolique pour penser l’inconditionnel, et que bien des motifs dont il a traité à partir de la fin des années 80 sont présents chez Levinas. Mais il est tout aussi vrai qu’il n’est jamais revenu sur l’objection fondamentale qu’il avait adressée dans « Violence et métaphysique » à Totalité et infini, à savoir qu’«on n’échappe jamais à l’économie de la guerre »[30], et que croire qu’on peut y échapper, c’est se condamner à « appuyer la pensée à une transhistoricité. »[31]
Derrida n’a en effet jamais remis en cause les analyses des pages 164-165 de De la grammatologie où il montrait que la « possibilité empirique » de la violence (mal, guerre, indiscrétion, viol) renvoie à « deux couches inférieures de violence » : la violence originaire ou « archi-violence » qui est « perte du propre, de la proximité absolue, […] d’une présence à soi qui n’a jamais été donnée mais rêvée et toujours déjà dédoublée », et la « violence protectrice, réparatrice » de la loi[32]. Il a au contraire explicité plus avant ces analyses pour montrer non seulement que l’institution d’un système juridique (à l’instar de tout geste inaugural de fondation) relève de la « violence fondatrice » et que l’application de ce système est inconcevable en l’absence d’une « violence conservatrice » qui est seule à pouvoir donner « force de loi » au droit, mais aussi que ces deux types de violence se contaminent l’une l’autre, si bien que le droit n’est en définitive qu’une « manière d’adoucir la violence »[33]. Et Derrida a aussi dénoncé en maintes occurrences le caractère de plus en plus inégalitaire et violent de la « mondialatinisation » en cours, en expliquant qu’à travers les télé-technologies, « se déchaîne pour longtemps » une « nouvelle violence »[34], et une violence qu’il n’hésite pas à qualifier de terrifiante.
Son approche de la question de la violence ne laisse donc aucun doute sur le fait qu’il attribue à l’hyperbolique une tout autre fonction que Levinas, chez qui l’hyperbole met à découvert, au-delà du temps historique, le temps prophétique de la paix messianique, et témoigne de l’originarité de l’horizon de la paix. Pour la déconstruction en effet, l’expérience hyperbolique de l’im-possible révèle qu’il y a antinomie insoluble entre l’inconditionnel et le conditionnel. Elle met en évidence leur hétérogénéité en même temps que leur indissociabilité et leur contamination réciproque ; et elle ouvre l’espace d’une « messianicité sans messianisme » qui est une « messianicité désespérée ou désespérante »[35].
Ainsi Derrida répond-il à Michel Wieviorka, lorsque celui-ci lui fait remarquer qu’il semble partagé entre une éthique hyperbolique du pardon et « la réalité d’une société au travail dans des processus de réconciliation »[36], que c’est effectivement le cas, mais qu’il n’y pas lieu de se départager. Et lui explique : « Ce dont je rêve, ce que j’essaie de penser comme la “pureté” d’un pardon digne de ce nom, ce serait un pardon sans pouvoir : inconditionnel, mais sans souveraineté », en soulignant que « chaque fois que le pardon est effectivement exercé, il semble supposer un pouvoir souverain », car « l’institution d’une instance de jugement suppose un pouvoir, une force, une souveraineté »[37].
La déconstruction fait donc signe vers l’ordre transcendant de l’inconditionnel, mais en récusant toute instance transcendante (toute origine et tout telos, et donc aussi toute forme d’angélisme, d’utopisme…). Elle rêve de l’impossible pureté du pardon, et elle pense aussi l’hospitalité inconditionnelle comme si elle était possible, au motif que « sans cette pensée de l’hospitalité pure (pensée qui est aussi, à sa manière, une expérience), on n’aurait même pas l’idée de l’autre, de l’altérité de l’autre, c’est-à-dire de celui ou de celle qui entre dans votre vie sans y avoir été invité », ni par conséquent « l’idée de l’amour ou du “vivre ensemble” avec l’autre dans un “vivre ensemble” qui ne s’inscrit dans aucune totalité, dans aucun ensemble »[38].
Mais si la déconstruction situe la loi inconditionnelle de l’hospitalité au-dessus des lois conditionnelles de l’hospitalité, c’est pour montrer que la première requiert les secondes, et qu’il s’agit là d’une exigence constitutive. En effet :
« Elle ne serait pas effectivement inconditionnelle, la loi, si elle ne devait pas devenir effective, concrète, déterminée, si tel n’était pas son être comme son devoir-être. Elle risquerait d’être abstraite, utopique, illusoire, et donc de se retourner en son contraire. Pour être ce qu’elle est, la loi a ainsi besoin des lois qui pourtant la nient, la menacent en tout cas, parfois la corrompent ou la pervertissent. Et doivent toujours le faire.
Car cette pervertibilité est essentielle, irréductible, nécessaire aussi. La perfectibilité des lois est à ce prix. Et donc leur historicité. Réciproquement, les lois conditionnelles cesseraient d’être des lois de l’hospitalité, si elles n’étaient pas guidées, inspirées, aspirées, requises même par la loi de l’hospitalité inconditionnelle. »[39]
Promettre l’ouverture à l’avenir, cela veut donc dire, pour Derrida, penser « un possible dont la possibilisation doit gagner sur l’impossible »[40], et le penser sur le mode du « peut-être », c’est-à-dire en sachant pertinemment que l’hospitalité peut se retourner en hostilité, que toute promesse peut virer en son contraire, et que dès lors qu’elle est abandonnée à elle-même, « l’idée incalculable et donatrice de justice est toujours au plus près du mal, voire du pire, car elle peut toujours être ré-appropriée par le calcul le plus pervers. »[41]
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Démanteler, au nom de l’inconditionnel im-possible (don, pardon, hospitalité, liberté…), toute souveraineté qui se donne pour une et indivisible (absolue et inconditionnelle), tout en prenant acte du fait que rien n’échappe à la pulsion de pouvoir et à la pulsion de mort, c’est, explique L’autre cap, répondre au devoir « d’assumer l’héritage européen, et uniquement européen, d’une idée de la démocratie qui « n’est jamais donnée », et dont « le statut n’est même pas celui d’une idée régulatrice au sens kantien », mais « plutôt quelque chose qui reste à penser et à venir »[42].
Pour déterminer ce qui s’est promis sous le nom d’Europe et dont les habitants du village mondial se doivent aujourd’hui d’hériter, Derrida déconstruit le « “vieux” concept de démocratie » et « toute son histoire », en se demandant « ce qui, oublié, refoulé, méconnu ou impensé » en lui, livre « des signes ou des symptômes de survivance à venir »[43]. Il remarque que Platon fait preuve de perspicacité lorsqu’il qualifie la démocratie de « manteau bariolé, bigarré »[44], car la plupart des régimes politiques de l’Europe se sont eux-mêmes présentés comme démocratiques (l’Antiquité s’est réclamée les « démocraties monarchiques, ploutocratiques ou tyranniques », et les Temps Modernes, de démocraties parlementaires, directes ou indirectes, militaires, populaires, chrétiennes, libérales, etc.). Et il explique que cela engage à reconnaître que l’idée de démocratie, loin d’être une « forme constitutionnelle parmi d’autres », contient « tous les genres de constitution, de régimes ou d’États »[45], et que la démocratie est donc vouée à avoir une histoire, à ne pouvoir s’arrêter de rouler, de faire tourner la « roue de l’ipséité »[46], alors même qu’elle est elle-même dépourvue de tout ipse. Aussi n’appartient-t-elle à aucune structure historique de fait et déterminée, et elle est le seul système qui possède « une historicité absolue et intrinsèque » et « qui soit universalisable »[47].
Il explique aussi que les processus démocratiques sont régis par la loi de l’auto-immunité et possèdent donc un caractère bifide. Les méandres de l’histoire de l’Europe montrent en effet, d’une part, que la démocratie est toujours menacée de « s’exposer au pire, même, et peut-être surtout, quand elle vise le meilleur »[48] (ainsi les totalitarismes fasciste et nazi ont-ils « pris le pouvoir au cours de dynamiques électorales formellement normales et formellement démocratiques »[49]), mais aussi, d’autre part, que la démocratie est le « seul système qui accueille en lui-même, dans son concept, cette formule d’auto-immunité qu’on appelle le droit à l’auto-critique et à la perfectibilité. »[50] Cette perfectibilité est exemplairement attestée par la mutation fondamentale dans l’histoire du droit que représente l’inscription, dans la loi internationale au lendemain de la seconde guerre mondiale, du concept de « crime contre l’humanité » – concept nouveau qui nomme « un au-delà de la souveraineté état-nationale », et même un au-delà du politique[51].
En développant cet argumentaire (dont je n’indique ici que quelques axes), Derrida établit que la démocratie recèle « une autre vérité » que celle portée par la « théologie politique inavouée »[52] du « tous comme un » (qui caractérise le peuple souverain) : « la multiplicité disséminale » du « “chaque un” indéterminé »[53] et de sa « singularité incalculable »[54] ; et que, pour répondre à l’injonction démocratique, il faut déconstruire la loi de l’homophylie, de l’autochtonie, l’isonomie, l’isogonie…, et « penser “le premier venu” » c’est-à-dire « quiconque, n’importe qui, à la limite d’ailleurs perméable entre le “qui” et le “quoi”, le vivant, le cadavre et le fantôme »[55]. À quoi il ajoute, pour montrer que la vérité du démocratique est indissolublement liée à l’altérité comme à l’avenir même : « le premier venu, n’est-ce pas la meilleure façon de traduire “le premier à venir” ? »[56].
Et c’est à la lumière de « l’être out of joint »[57] qu’il détermine cette vérité outre-politique. « La démocratie à venir : il faut que ça donne le temps qu’il n’y a pas »[58], dit en effet « l’envoi elliptique » de « La raison du plus fort »[59], pour montrer que la démocratie « restera toujours aporétique » et n’existera « jamais au sens de l’existence présente »[60]. Aussi la déconstruction du vieux concept de démocratie donne-t-elle à entendre « la mélancolie eschatologique d’une philosophie endeuillée. »[61]
Toutefois Derrida n’en reste pas là. Il refuse de plonger dans les affres de la mélancolie, et s’engage activement et sans réserve en faveur de la démocratie. Il établit l’urgence de l’injonction démocratique et la nécessité de lui répondre « ici maintenant »[62]. Il dénonce donc les usages abusifs que les grandes démocraties libérales font de l’idée de démocratie pour assurer leur hégémonie, il combat les violences et les cruautés qui déferlent sur notre monde (au premier chef, la nouvelle cruauté qui allie « dans des guerres qui sont aussi des guerres de religion, la calculabilité technologique la plus avancée à la sauvagerie réactive »[63] et archaïque), il récuse « les discours sur les droits de l’homme ou sur la démocratie » qui « s’accommodent de la misère effroyable de milliards de mortels abandonnés à la malnutrition, à la maladie et à l’humiliation », non seulement privés « d’eau et de pain, […] d’égalité et de liberté », mais aussi « dépossédés des droits de chacun », etc.[64]. Et il en appelle à la formation d’une Nouvelle Internationale (ou Nouvelle Alliance)[65] capable de négocier entre conditionnalités et inconditionnalités en vue d’inventer de nouveaux partages et de nouvelles divisibilités de la souveraineté.
Selon lui par conséquent, « l’expérience qui consiste à raison garder » – à répondre de ce qui nous a été légué – nous confronte à « l’aporie auto-immunitaire » d’une « transaction entre le conditionnel et l’inconditionnel, le calcul et l’incalculable. »[66] Cette transaction « toujours périlleuse », parce qu’effectuée « sans règle donnée d’avance » et « sans assurance absolue », est une décision sur l’indécidable qui « doit inventer, à chaque fois, dans chaque situation singulière […], une maxime qui accueille chaque fois l’événement à venir ». Et pour la déconstruction, « il n’y a de responsabilité et de décision, s’il y en a, qu’à ce prix. »[67]
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Poser « la question de type transcendantal »[68], cela veut donc dire non seulement faire l’expérience de l’im-possible, se confronter à l’impasse de l’indécidable pour dissocier, si difficile et impensable que cela paraisse, inconditionnalité et souveraineté et pour déconstruire la seconde au nom de la première afin de reconnaître la dignité incalculable de l’altérité, mais aussi faire l’impossible pour que s’ouvre, dans « la dis-location générale à laquelle notre temps est voué »[69], un autre espace pour la démocratie, afin de ne pas laisser « tuer le futur au nom des anciennes frontières »[70] et de laisser ouvert à l’à-venir le plus d’espace possible pour la moindre violence possible.
Et s’il faut poser « sans relâche » la question de type transcendantal dès lors qu’elle est ainsi quasi-trancendantalement redéfinie, c’est parce que « l’unique, disséminé dans les innombrables escarbilles de l’absolu mêlé aux cendres, ne s’assurera jamais dans l’Un »[71], et que l’annulation de l’à-venir est le seul mal qui soit absolument radical.
Source Image : Raymond Altès – Démocratie
[1] Jacques Derrida, « Comme si c’était possible, “Within such limits” », in Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 308.
[2] Cf. ibid., p. 298.
[3] Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale – Un hégélianisme sans réserve », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 371.
[4] Pour cette caractérisation de l’aporétique, cf. Id., « Comme si c’était possible, “Within such limits” », op. cit., p. 308.
[5] Cf. Id., « Psychè, Inventions de l’autre », in Psychè, Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 26-7.
[6] Id.,« Prière d’insérer », in États d’âme de la psychanalyse, Paris, Galilée, 2000, p. 3-4.
[7] Id.,« Non pas l’utopie, l’im-possible », in Papier Machine, op. cit., p. 361.
[8] Id., Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 196-197. Souligné par Derrida.
[9] Id., Inconditionnalité ou Souveraineté. L’Université aux frontières de l’Europe, Athènes, 2002, Patakis, p. 46.
[10] Le « comme si » est le motif central de « Comme si c’était possible, “Within such limits” » et de L’université sans condition, Paris, Galilée, 2001.
[11] Cf. Id., « Comme si c’était possible “Within such limits” », op. cit., p. 310.
[12] Pour cette critique de la conception classique de l’historicité, cf. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 125-126.
[13] Sur ce point focal, cf. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 90.
[14] Id., Donner le temps, Paris, Galilée, 1991, p. 91.
[15] Id., « Ousia et Grammè … », in Marges – de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 63.
[16] L’expression « Être-histoire » apparaît en 1962, dans l’Introduction à L’origine de la géométrie, puis dans le cours de 1964-1965 (Heidegger : La question de l’être et l’histoire) qui crédite à Heidegger de n’avoir attribué à l’être que le droit à la question. Elle a ensuite disparu du vocabulaire de Derrida qui n’a pas pour autant abandonné le questionnement dont elle est porteuse, bien au contraire. Ainsi dans Voyous explique-t-il que, sous l’intitulé de « la démocratie à venir », il s’agit pour lui de penser une « historicité absolue et intrinsèque ». Id., Voyous, op. cit., p. 126-127. Sur son approche de la question de l’historicité, je me permets de renvoyer à mon étude « De l’histoire comme destinerrance », in Jacques Derrida, La philosophie hors de ses gonds, éd. Marc Goldschmit, Mauvezin, T.E.R., 2017, p. 33-56.
[17] Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993, p. 25.
[18] Id., Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1991, p. 110, note 2. Souligné par Derrida.
[19] Pour cette caractérisation de l’espace social en termes de « loi de la socialité originaire », cf. Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, op. cit., p. 258.
[20] Sur cette présentation de la « trace », cf. Id.,« Comment ne pas parler – Dénégations », Psychè, Inventions de l’autre, p. 544-545.
[21] Cf. Id., Spectres de Marx, op. cit., p. 255.
[22] Id., Voyous, op. cit., p. 64.
[23] Id.,Échographies de la télévision (Entretiens avec Bernard Stiegler), Paris, Galilée-INA, 1996, p. 29.
[24] Id., Spectres de Marx, op. cit., p. 129.
[25] Voir Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, op. cit., p. 58.
[26] Cf. Id., Spectres de Marx, op. cit., p. 48.
[27] Id., Politiques de l’amitié, op. cit.,p. 46.
[28] Id., « Comme si c’était possible, “Within such limits” », op. cit., p. 314.
[29] Jacques Derrida, Jünger Habermas, Le « concept » du 11 septembre, Paris, Galilée, 2004, p. 188.
[30] Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », in L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 220. Souligné par Derrida.
[31] Ibid.
[32] Pour cette caractérisation de l’archi-violence, voir Id.,« La violence de la lettre : De Lévi-Strauss à Rousseau », in De la grammatologie, op. cit., p. 164.
[33] Pour ces analyses, voir notamment Id., Voyous, op. cit., p. 64, et Jean Baudrillard, Jacques Derrida, Pourquoi la guerre aujourd’hui ?, Fécamp, Éditions Lignes, p. 45.
[34] Cf. Jacques Derrida, Voyous, op. cit., p. 213-214.
[35] Pour cette caractérisation de la messianicité, cf. ibid., p. 126.
[36] Jacques Derrida, « Le Siècle et le Pardon » (entretien avec Michel Wieviorka), in Foi et savoir, Paris, Seuil 2000, p. 125.
[37] Ibid.,p. 133.
[38] Id., « Auto-immunités, suicides réels et symboliques », in Jacques Derrida, Jünger Habermas, Le “concept” du 11 septembre, op. cit., p. 188.
[39] Jacques Derrida, De l’hospitalité, Paris, Calman-Lévy, 1997, p. 75. Souligné par Derrida.
[40] Cf. Id., Politiques de l’amitié, op. cit., p. 46.
[41] Id., Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 61.
[42] Id.,L’Autre cap, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 75-76.
[43] Id., Politiques de l’amitié, op. cit., p. 127.
[44] Id., Voyous, op. cit., p. 48.
[45] Cf. ibid., p. 49.
[46] L’expression « roue de l’ipséité » est récurrente dans Voyous. Derrida y définit en effet la démocratie par le « défaut du propre et du même ». Id. Voyous, op. cit., p. 61.
[47] Sur l’universalité et l’historicité spécifiques du démocratique, cf. ibid., p. 126-127.
[48] Comme l’explique Marie-Louise Mallet dans « La Raison du plus fort », Revista Filosόfica de Coimbra, n. 24, 2003, p. 348.
[49] Jacques Derrida, Voyous, op. cit., p. 57-58.
[50] Ibid., p. 126-127.
[51] Cf. entre autres ibid., p. 186.
[52] Ibid., p. 38.
[53] Ibid., p. 35.
[54] Cf. par exemple, ibid.., p. 203. Derrida souligne.
[55] Ibid., p. 126.
[56] Ibid.
[57] Ibid., p. 128.
[58] Ibid., p. 19. Derrida souligne.
[59] Id., « La raison du plus fort », in Voyous, op. cit., p. 25-161.
[60] Ibid., p. 126.
[61] Ibid., p. 173
[62] Ibid., p. 123 et 125. Derrida souligne.
[63] Id., Foi et savoir, op. cit., p. 82.
[64] Id., Voyous, op. cit., p. 126.
[65] Ibid., p. 127 et Spectres de Marx, op. cit., p. 58 et passim.
[66] Id., Voyous, op. cit., p. 208.
[67] Ibid.
[68] Cf. supra, p. 1.
[69] Id., Spectres de Marx, op. cit., p. 268.
[70] Ibid.
[71] Ibid., p. 57.