Serge Margel, « ALGERRIDA, ou le déracinement. La religion, la langue et la francophonie », L’à venir de la religion, revue ITER Nº1, 2018.
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« La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple.
Abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. »
Karl Marx, Critique du droit politique hégélien
§1 — Reposer une fois de plus la question du religieux ira de pair, ici, avec la question de la langue, et plus précisément de la langue française. Comment repenser le religieux à partir d’une langue particulière, dite naturelle et nationale, comme le français ? Une question qui devra encore se décliner avec l’idée d’une langue en situation de terre étrangère ou, comme on dit, le français en dehors de la France. Qu’en est-il de la religion en situation de francophonie ? Qu’est-ce que la francophonie fait du religieux, fait au religieux, dès lors qu’on le considère en situation ? Dans « Abraham, l’autre », paru en 2003[1], Derrida engage une lecture du livre de Sartre, Réflexions sur la question juive[2], et de son hypothèse majeure, selon laquelle ce qui fait le Juif, ce sont les autres qui le tiennent pour Juif. Une lecture critique, partagée entre l’admiration et le doute. Derrida souligne un point qui me semble important. Un point latéral pour le concept de religion, mais qui pose déjà la question des liens entre la religion, la langue et la francophonie :
Ce qui aura donc inquiété, écrit Derrida, et en vérité découragé ma lecture confiante de ces Réflexions sur la question juive, c’est d’abord le fait que Sartre détermine et délimite avec confiance son propos en précisant qu’il limitera son analyse aux Juifs de France, voire aux Juifs français. Cette limitation procède logiquement du concept de « situation » qui est le fil conducteur et le concept organisateur de tout ce discours. Sartre écrit : « Si je veux savoir qui est le Juif, je dois, puisque c’est un être en situation, interroger d’abord sa situation sur lui. Je préviens que je limiterai ma description aux Juifs de France car c’est le problème du Juif français qui est notre problème ».[3]
Qui est le Juif français, et en quoi consiste l’être en situation d’un Juif de France ? Et surtout dans quelle mesure cette situation concerne-t-elle la notion de religieux ? Pour répondre à cette question, il faut faire un tour de plus dans la déclinaison des attributs identitaires. De la réduction du Juif au Juif français, il faut passer au Juif français d’Algérie, ou à l’être en situation d’ambiguïté nationale et religieuse de ceux qu’on nomme les « Juifs indigènes » d’Algérie, comme le rappelle Derrida, évoquant son enfance à Alger. La question simple, froide et troublante est la suivante : l’attribut de « Juifs indigènes » d’Algérie est-elle contenue dans la notion de Juifs de France ?
Or, voilà, ne sont pas seulement exclus de l’analyse tous les Juifs non français, selon en somme une frontière méthodologique et situationnelle assez clairement décidable, mais terriblement, et si artificiellement, conventionnellement restrictive, injustifiable en vérité dans un cas aussi singulier. Se trouvent également hors champ, si je puis dire, tous ces étranges Juifs non-étrangers qui, comme moi, si j’ose dire, comme les Juifs d’Algérie de ma génération, n’étaient, de mille façons, indécidablement, ni français ni non-français. Et cette indécision de la frontière ne tenait pas seulement à la citoyenneté, ni au fait que « nous » avions perdu, puis retrouvé, entre 1940 et 1944, une jeune citoyenneté qui fut octroyée, moins d’un siècle auparavant, par le décret Crémieux de 1870. Cette turbulence quant à la citoyenneté française se compliquait, de façon abyssale, pour ceux qu’on appela pendant la guerre et une bonne partie de mon adolescence, les « Juifs indigènes » d’Algérie (je m’en suis un peu expliqué dans Le Monolinguisme de l’autre et dans « Circonfession ») quant à la religion, la langue, la culture, la séquence très singulière d’une histoire coloniale dont le type fut, j’ai essayé de le démontrer, unique au monde, etc.[4]
Il faut poser la question du religieux, des liens entre la religion et la langue, à partir de cette situation ambigüe de l’histoire coloniale, du Juif d’Algérie, « ni français ni non-français ». L’ambiguïté d’un enchaînement d’attributs identitaires, dans le Juif français non-français d’Algérie, évoque un des plus puissants motifs du religieux : celui du déracinement. S’il y a du religieux, si la question religieuse revient toujours, et si les religions n’ont pas fini de faire entendre des voix, fussent-elles des voix fantômes, c’est qu’au fond de l’abîme des identités demeure toujours du déraciné. La question du religieux est liée à ce déracinement, qu’il faut penser non comme un accident, mais dans sa radicalité. Un déracinement radical, comme on parle du mal radical, qui concerne donc la racine ou les racines. On pourrait presque dire « le déracinement transcendantal du religieux », dont l’exemple parfait – ce qui n’en fait pas pour autant un modèle du genre – serait le Juif indigène d’Algérie, ni français ni non-français. Le motif du déracinement est d’ailleurs évoqué par Derrida dans « Foi et savoir » :
Cette automaticité [d’une machine à faire des dieux, dont parle Bergson] quasi spontanée, irréfléchie comme un réflexe, répète encore et encore le double mouvement d’abstraction et d’attraction qui à la fois arrache et rattache au pays, à l’idiome, au littéral ou à tout ce qu’on rassemble confusément aujourd’hui sous le terme de l’« identitaire » : en deux mots ce qui à la fois ex-proprie et ré-approprie, dé-racine et ré-enracine, ex-approprie selon une logique que nous devrons formaliser plus tard, celle d’auto-indemnisation auto-immune.[5]
Le religieux concerne ce mouvement perpétuel – qu’on qualifie parfois, et souvent trop rapidement, de « retour » – du déracinement et du ré-enracinement, envers la terre ou le sol, la langue ou l’idiome. Ces racines-là sont toujours liées à une terre, ou à un territoire national, et à une langue ou un idiome. Un vieux trio – le religieux, la terre et la langue – qu’un certain déracinement vient bouleverser, devenant ainsi lui-même le lieu d’une expérience. Derrida fait du déracinement d’un Juif indigène d’Algérie, ni français ni non-français, une véritable expérience transcendantale, qui aura conditionné sa situation de penseur de l’éthique, du politique et du religieux :
J’espère le dire mieux plus tard, mais il est sûr que je n’aurai pas eu sans cette expérience le même accès, ni peut-être aucun accès tout court, aux motifs éthico-politiques qui m’ont dès longtemps retenu autour de ce que j’ai appelé une « nouvelle internationale », au-delà même du cosmopolitisme (c’est-à-dire de la citoyenneté du monde, contre laquelle je n’ai rien, bien sûr, au contraire, sauf qu’elle implique encore, en tant que citoyenneté, l’enracinement du politique et de la démocratie dans le territoire et dans l’État), ou autour de ce que j’ai surnommé le désert dans le désert, la khôra ou la messianicité sans messianisme, ou de l’im-possible comme le seul événement possible, par exemple dans l’inconditionnalité du don, du pardon, du témoignage, de l’hospitalité, etc. Tous ces motifs sont, je l’espère, conséquents, en tout cas en affinité avec l’expérience qui reste singulièrement la mienne, et avec un destin scellé dès l’enfance d’un petit Juif français doublé d’un petit Juif indigène d’Algérie, d’une Algérie mal-nommée ou sur-nommée Algérie française, qui le fut de moins en moins, et que l’enfant n’a guère connue, en somme, qu’en temps de guerre, d’une guerre l’autre.[6]
Faire l’expérience du déracinement, la vivre et à la fois la « cultiver », représente non seulement une condition pour penser le religieux, mais c’est aussi faire l’expérience du religieux – ce qui ne veut pas dire faire une expérience religieuse. Selon mon hypothèse, faire l’expérience du déracinement – et plus précisément d’un déracinement radical, d’un déracinement qui ne chercherait pas à « faire repousser des racines ailleurs » – revient à éprouver les liens formels, tumultueux et turbulents, entre une langue idiomatique et une religion particulière. Être en situation de Juif indigène en Algérie française, c’est vivre dans sa chair, dans son corps, dans sa voix, ce que la langue française fait à la religion juive, à l’identité religieuse, politique et culturelle d’un Juif francophone « assimilé ».
§2 — Il s’agit de deux hypothèses sur la religion. Premièrement, le déracinement radical permet de repenser le religieux au-delà de tout conditionnement national et linguistique. Deuxièmement, l’expérience du déracinement est la condition même du religieux. Or, ce déracinement laisse le sujet errant, à cheval entre les langues, les nations, les religions, sans terre propre, sans langue à-soi, presque sans corps, ou laisse le corps en souffrance. Ce déracinement, c’est le lieu d’une souffrance et d’une chance tout à la fois, qu’il faut « cultiver » pour repenser le lien entre la langue, la terre et la religion. Dans Le monolinguisme de l’autre[7], auquel se réfère Derrida dans « Abraham, l’autre », plusieurs pages en effet sont consacrées à cette question. Au chapitre sept du livre, et toujours sur le même ton, partagé entre confidences autobiographiques et réflexions théoriques, Derrida revient sur son enfance en Algérie, l’identité du « Juif indigène », la langue francophone de l’époque coloniale, et cette nationalité française accordée puis retirée, créant ainsi ce sous-ensemble ambigu autant qu’abyssal des citoyens « ni français ni non-français ». Or, quelques pages avant d’ouvrir sur une très longue et fameuse note, concernant de célèbres Juifs ashkénazes « assimilés », Franz Rosenzweig, Hannah Arendt et Emmanuel Levinas, Derrida évoque la difficulté pour les « Juifs indigènes » de s’identifier eux-mêmes. Cette situation concerne directement la question du religieux. Il ne s’agit pas d’affirmer une non-identité, ou le statut d’apatride, mais bien de faire l’expérience d’un impossible, ou d’éprouver son incapacité à s’identifier proprement. Les « Juifs indigènes » d’Algérie, pour la plupart sépharades, ne sont pas sans identité, mais ils ne peuvent pas s’identifier proprement à cette identité :
Citoyens français depuis 1870, écrit Derrida, et jusqu’aux lois d’exception de 1940, ils ne pouvaient s’identifier proprement, au double sens du « s’identifier soi-même » et du « s’identifier-à » l’autre. Ils ne pouvaient s’identifier selon des modèles, normes ou valeurs dont la formation leur était étrangère, parce que française, métropolitaine, chrétienne, catholique. Dans le milieu où je vivais on disait « les catholiques », on appelait « catholiques » tous les Français non juifs, même s’ils étaient, parfois, protestants, ou, je ne sais plus, orthodoxes : « catholique » signifiait tout ce qui n’est ni juif ni berbère ni arabe. Ces jeunes Juifs indigènes ne pouvaient alors s’identifier facilement ni aux « catholiques » ni aux Arabes ou aux Berbères dont en général, dans cette génération, ils ne parlaient pas la langue. Deux générations auparavant, certains de leurs grands-parents parlaient encore l’arabe, au moins un certain arabe.
Mais déjà étrangers aux racines de la culture française, même si c’était là leur seule culture acquise, leur seule instruction scolaire, et surtout leur seule langue, étrangers plus radicalement encore, pour la plupart, aux cultures arabe ou berbère, ces jeunes « Juifs indigènes » restaient de surcroît, pour la plupart d’entre eux, étrangers à la culture juive : aliénation de l’âme, étrangement sans fond, une catastrophe, d’autres diraient aussi une chance paradoxale. Telle aurait été en tout cas l’inculture radicale dont je ne suis sans doute jamais sorti. Dont je sors sans en être sorti, en sortant tout entier sans m’en être jamais sorti.[8]
L’être en situation du « Juif indigène » déraciné, c’est de ne jamais pouvoir « s’identifier ». Avec la polysémie du verbe réflexif, il faut entendre non seulement s’identifier soi-même et s’identifier à l’autre, mais aussi être identifié par l’autre. C’est le processus d’identification qui semble faire défaut, à ce point d’ailleurs, à ce degré de radicalité, que ces « Juifs » « restaient de surcroît, pour la plupart d’entre eux, étrangers à la culture juive ». À partir de là, peut-on penser une identité qui ne passe plus par la question du propre, peut-on s’identifier sans s’identifier proprement, à soi-même, à l’autre et par l’autre ? Y a-t-il de l’identité sans propriété, voire de l’identité impropre ? Serait-ce encore de l’identité ? Mais n’est-ce pas là surtout que se pose la question du religieux ? Cette identité sans propriété, à supposer qu’elle soit possible, qu’elle ait un sens, serait sans conteste liée à cette « expropriation collective », dont parle Derrida sur le ton de l’épreuve. Une expropriation politique, linguistique et religieuse, qui opère justement comme un processus de déracinement, et que Derrida nomme « une insidieuse contamination chrétienne ». Elle passe par les mots, par les coutumes et les croyances, les transforme du dedans, en reconfigure l’héritage, la mémoire, dénommant la bar-mitzva « communion » et la circoncision « baptême » :
J’avais affaire, pensais-je alors à un judaïsme des « signes extérieurs ». Mais je ne pouvais me révolter, et crois-moi, je me révoltais contre ce que je tenais pour des gesticulations, en particulier les jours de fête dans les synagogues, je ne pouvais m’emporter que depuis ce qui était déjà une insidieuse contamination chrétienne : la croyance respectueuse en l’intériorité, la préférence pour l’intention, le cœur, l’esprit, la méfiance à l’égard d’une littéralité ou d’une action objective livrée à la mécanicité du corps, bref une dénonciation si conventionnelle du pharisaïsme. […]
Quant à la langue, au sens étroit, nous ne pouvions même pas recourir à quelque substitut familier, à quelque idiome intérieur à la communauté juive, à une sorte de langue de retraite qui aurait assuré, comme le yiddish, un élément d’intimité, la protection d’un « chez-soi » contre la langue de la culture officielle, un auxiliaire d’appoint dans des situations socio-sémiotiques différentes. Le « ladino » n’était pas pratiqué dans l’Algérie que j’ai connue, en particulier dans les grandes villes comme Alger, où la population juive se trouvait concentrée.[9]
Cette contamination chrétienne est insidieuse, en ce sens qu’elle opère par la langue et sur la langue. Elle modifie les termes et transforme le nom des choses. Mais elle prive aussi la langue de tout idiome, donc encore une fois de tout recours possible à de l’identité, de l’intimité, de la propriété ou du « chez soi ». Et si ce déracinement radical est aussi une chance, pour la pensée, qu’il faut saisir et cultiver, alors cette « chance paradoxale » permet de reconsidérer les liens complexes entre religion et déracinement. À partir de là, on pourrait engager une histoire anthropologique et socioculturelle du déracinement, comme nouvelle histoire du religieux. On pourrait relire autrement l’avènement du Déluge, la construction de Babel et la confusion des langues, l’exil d’Abraham, la vocation de Moïse et l’exode égyptien, et tant d’autres récits bibliques, juifs, chrétiens et musulmans, où le déracinement radical ouvre à chaque fois différemment la question du religieux, articulant les liens entre la langue, la terre et la religion.
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[1] Jacques Derrida, « Abraham, l’autre », in Judéités. Questions pour Jacques Derrida, sous la direction de Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly, Paris, Galilée, 2003, p. 28.
[2] Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1946.
[3] Jacques Derrida, « Abraham, l’autre », op. cit., p. 28. Le texte de Sartre, Réflexions sur la question juive, est cité dans l’édition de 1954 (Paris, Gallimard), p. 73.
[4] Ibid., pp. 28-29.
[5] Jacques Derrida, « Foi et savoir. Les deux sources de la « religion » aux limites de la simple raison », in La religion, sous la direction de Jacques Derrida et Gianni Vattimo, Paris, Le Seuil, 1996, p. 56.
[6] Jacques Derrida, « Abraham, l’autre », op. cit., p. 29.
[7] Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996.
[8] Ibid., pp. 87-88.
[9] Ibid., pp. 89-91.