Jacques Derrida, « Terreur et religion. Pour une politique à venir. Dialogue avec Richard Kearney », traduit par Thomas Clément Mercier, L’à venir de la religion, revue ITER Nº1, 2018
Traduit de l’anglais par Thomas Clément Mercier (CEFRES, Charles University, Prague)
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Note du traducteur
Le texte qui suit est la traduction d’un entretien avec Jacques Derrida, conduit par Richard Kearney à New York le 16 octobre 2001[1]. Cette discussion, menée en anglais et entièrement improvisée, prit donc place très peu de temps après les attentats dits « du 11 septembre ». Inévitablement, la conversation est fortement marquée par son contexte, mais elle ouvre sur des questions plus larges ayant trait au rapport entre violence, politique et religion. Ces questions lui confèrent une actualité qui n’échappera à personne.
De son propre aveu, certains des propos tenus par Derrida dans cet entretien pris sur le vif pourront sembler rapides ou simplificateurs – c’est la loi du genre. Pour les lecteurs qui souhaiteraient approfondir ces notions, j’ai établi une courte bibliographie sélective, qui figure à la suite de l’entretien. Les thèmes abordés ici par Derrida résonnent en effet avec plusieurs de ses publications – au premier chef l’essai Foi et savoir, auquel Derrida se réfère à plusieurs reprises, et qui constitue l’analyse la plus « substantielle » qu’il ait publiée au sujet de « la religion ». Sur un thème similaire, les éditions Galilée ont récemment republié Surtout, pas de journalistes !, qui traite notamment du rapport entre religions et technologies des médias. Pour ceux qui seraient intéressés par les analyses ébauchées par Derrida au sujet du terrorisme et des relations internationales, je recommande vivement la lecture de Voyous, ainsi que les entretiens recueillis dans Le « concept » du 11 septembre (en collaboration avec Jürgen Habermas) – deux ouvrages à mon avis essentiels. Enfin, concernant les questions posées par Derrida au sujet de l’Islam politique, des rapports (coloniaux ou post-coloniaux) entre « monde arabo-musulman » et « Europe », ou telles formules qui semblent verser dans un certain optimisme européen qui paraîtra particulièrement détonnant dans le contexte actuel, je voudrais conseiller la lecture de L’autre cap, et surtout celle d’un texte important, « Fidélité à plus d’un », publié en 1998 dans les Cahiers Intersignes (édités par Fethi Benslama). Ce texte étant pratiquement introuvable aujourd’hui, je me permets d’en citer ici un long extrait – une greffe que l’on pourra lire, au choix, comme une introduction, une ouverture, ou un envoi.
Voici ce que dit Derrida :
À tel moment, m’a-t-il semblé, Hachem Foda fit allusion à une recommandation qu’il appela islamique – et qui, paradoxalement, venait de quelqu’un qui se sépare. C’est au moment de se séparer qu’il est dit : « Ne te sépare pas de la communauté des musulmans (jamâ’a), sois avec le prochain comme musulman. Pour être musulman, il faut être avec les musulmans », etc. […]
« Être-avec les musulmans », si cette injonction vient de quelqu’un qui se sépare, à qui s’adresse-t-elle alors ? à un peuple musulman déjà constitué, avec lui-même déjà rassemblé ? À une nation musulmane à venir ? une nation particulière – ou universalisable ? S’il y a un destinataire supposé de l’adresse, se détermine-t-il déjà comme musulman ? ou le devient-il, le deviendrait-il, le deviendra-t-il pour avoir entendu l’appel ? Au moment où un tel appel se lance ou s’élance, il n’y aurait pas encore d’Islam – ou en tout cas point encore de musulman. L’Islam serait l’avenir, mais alors seulement à venir. Personne ne saurait s’en réclamer comme d’une donnée, nul ne saurait le revendiquer comme le passé d’une lettre scellée, toute prête pour le dogme, l’orthodoxie et le dogmatisme. Et pourtant il ne s’agit pas, bien au contraire, d’effacer le passé ou l’héritage de la lettre au nom de l’avenir, seulement ou plutôt de soustraire ces notions (passé, hérité, héritage, donné, sceau, etc.) à une interprétation courante et dominante : le présent-passé d’une chose disponible et appropriable, un objet manipulable par un sujet, etc. […]
Il y a des Islams, il y a des Europes. Des deux côtés certains discours ne se laissent pas si facilement classer ou accuser. C’est dans cette hétérogénéité que nous devrions peut-être, me semble-t-il, miser les uns et les autres. Non seulement d’un point de vue « politique ».[2]
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ENTRETIEN
Richard Kearney : Au cours d’un entretien avec Dominique Janicaud, publié dans le second volume de Heidegger en France[3], vous expliquiez que la déconstruction maintient une préférence pour la discontinuité plutôt que pour la continuité, pour la « différance » plutôt que pour la réconciliation. Ces deux traits travaillent constamment votre pensée. Je me pose la question suivante : en pratique, que pourrait signifier cette préférence au regard de la crise que traverse notre imaginaire politique ? Dans le sillage du « 11 septembre », beaucoup ont parlé d’un conflit entre l’Occident et l’Islam. En Irlande du Nord, la question du désarmement a fait l’objet de nombreuses négociations. Il y a toujours de multiples tensions entre le Pakistan et l’Inde et, bien sûr, entre Palestiniens et Israéliens.
Instinctivement, je me demande si nous n’avons pas justement besoin de réconciliation dans ces zones du monde. C’est peut-être une question naïve, mais elle est avant tout pragmatique. Ne pourrait-on envisager la rencontre entre une herméneutique de la réconciliation et une déconstruction de la différance ? Et quelles en seraient les conséquences pour repenser des notions telles que l’accord ou la concorde, le consensus et la résolution des conflits ?
Jacques Derrida : C’est une très bonne question. Si je devais répondre d’un mot, je dirais que je n’ai évidemment rien contre la réconciliation, du point de vue politique ou social. Je pense que nous devons faire notre possible pour permettre une réconciliation digne de ce nom et promouvoir la fin de la guerre, l’arrêt des violences, etc. Et puisque vous avez mentionné plusieurs exemples de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, notamment une guerre et un terrorisme qui ne sont ni une guerre ni un terrorisme au sens classique de ces termes, et de nouvelles formes de violence qui remettent en question les vieux concepts de guerre, de terrorisme, et même d’État-Nation, je dirais que dans tous ces cas mon choix politique serait, bien sûr, celui de la réconciliation. Mais celui d’une réconciliation qui ne serait pas simplement l’expression d’un compromis à travers lequel l’autre se verrait refuser sa singularité, son identité, ou son désir – ce qui est précisément toujours le cas. Je serais pour une réconciliation qui ne se réduirait pas à une sorte de « transaction » [« deal »] qui viserait à profiter de l’autre ou à l’exploiter. S’il était possible de mettre en œuvre une réconciliation qui soit juste, je me rangerais bien sûr du côté de la réconciliation. En chaque occasion, mon choix se portera du côté de la vie et non de la mort. Cela dit, dans tous les conflits que vous avez mentionnés, si nous voulons faire justice à chaque camp, je crois qu’il faudrait d’abord reconnaître que toutes les parties concernées pensent agir pour une cause juste. Ceux qui ont détourné des avions le 11 septembre, ou ceux qui ont planifié les attaques à l’anthrax, croient certainement que leurs actions répondent à des provocations antérieures, à des pratiques terroristes initiées par leurs ennemis, par exemple à des actes de terrorisme d’État mis en œuvre par les États-Unis. S’il pouvait y avoir une forme de réconciliation qui mette fin aux violences et exprime un accord réel ou une conviction commune – alors, dans ce cas, pourquoi pas ? Mais je serais beaucoup plus réticent si une telle réconciliation n’était qu’un cessez-le-feu, un prétexte pour que les violences recommencent dès le lendemain, l’un cherchant à nouveau à prouver qu’il est plus fort que l’autre. Aujourd’hui, puisque nous ne pouvons éviter de parler du « 11 septembre », et puisque j’ai beaucoup de mal à commencer un discours ou un débat public sans faire référence aux événements indicibles que l’on nomme par cette date, je dirais que le type de violence est tel qu’il ne pourra y avoir de réconciliation sans que la violence s’arrête.
R. K. : Est-ce une précondition ?
J. D. : Entendons-nous bien : je ne crois pas à l’innocence des États-Unis. Néanmoins, étant donnée la situation, et quelle que soit la nature de leurs intentions, il ne pourra y avoir de réconciliation sans que ce type de violence soit stoppé, que ce soit par des moyens militaires ou policiers. Cela dit, nous n’évoluons déjà plus sur le même terrain. À supposer que nous puissions identifier les auteurs de ces attentats criminels (disons, pour aller vite, ben Laden ou ses partisans), et qu’ils soient capturés ou tués, la situation ne s’en trouvera pas changée. Pour que la réconciliation trouve un terrain favorable, il faudra un changement radical dans le monde – je dirais même qu’il faudrait une sorte de révolution. Une réconciliation digne de ce nom requiert certes que la violence soit contenue par une force militaire ou policière, ou par ce qu’on appelle les forces de maintien de la paix. Mais cela ne suffit pas : il faut un changement de mentalité chez ceux qui sont en position de force.
R. K. : Mais qui est en position de force ?
J. D. : Dans la situation actuelle, les plus forts deviennent les plus faibles, et inversement. Prenez par exemple le cas des armes biologiques – qui d’ailleurs, comme nous le savons, ont d’abord été fournies par les États-Unis. Il suffit de lire, entre autres sources, le livre que Noam Chomsky a consacré aux États voyous[4]. Chomsky rappelle que les États-Unis ont procuré à Saddam Hussein non seulement les techniques, mais aussi les substances servant à produire ces armes. Cela explique les tensions vis-à-vis de l’Irak : les Américains savent que Saddam a les capacités de produire ces armes. C’est pourquoi je disais que je ne crois à l’innocence de personne dans cette affaire. Néanmoins, puisque je me place du côté de la démocratie, de la démocratie à venir, je ne souhaite qu’une chose : que le processus d’une réconciliation radicale, qui suppose une transformation totale de la situation politique, commence par une cessation significative de toutes les violences. Bien que je demeure suspicieux envers les politiques américaines, je crois qu’aujourd’hui les États-Unis n’ont d’autre choix que de se protéger, et de détruire le terrorisme à sa source – une chose terrible, mais inévitable.
Mais revenons à la question de la réconciliation en tant que telle. Car tout ce que je viens de dire ne concernait qu’un seul niveau, celui de la situation politique actuelle. Si l’on parle d’une réconciliation d’un type plus radical, au-delà du politique – car le politique n’est qu’une des strates de notre question – je dirais qu’il ne faut pas suspendre la relation à l’autre, même si c’est au nom d’un certain espoir, d’un salut ou d’une résurrection. J’ai lu le livre admirable que vous avez écrit à ce sujet. Et c’est peut-être une différence entre vous et moi : l’indétermination de la promesse messianique vous laisse insatisfait. Pour aller vite, je dirais que vous, Richard, ne souhaitez pas abandonner l’espoir d’une rédemption, d’une résurrection, etc. – et moi non plus. Mais je soutiendrais que si l’on n’est pas prêt à suspendre toute détermination de l’espoir, alors notre rapport à l’autre redevient économique…
R. K. : Est-ce dû au fait que l’espoir réinscrit le rapport à l’autre dans un horizon d’attente, un certain imaginaire ou une certaine interprétation ?
J. D. : Encore une fois, ceci n’est pas politique. Du point de vue politique, juridique, et peut-être éthique, je suis d’accord avec vous. Mais si j’essaie de penser le rapport à l’autre de la façon la plus rigoureuse, je crois qu’il faut être prêt à abandonner l’espoir d’un retour au salut, l’espoir de la résurrection, voire de la réconciliation. L’acte pur du don et du pardon suppose que nous soyons libérés de tout espoir de réconciliation. Je dois pardonner, s’il est possible de pardonner.
R. K. : Inconditionnellement ?
J. D. : Inconditionnellement, et sans espoir de reconstituer une communauté saine et apaisée. C’est dans cette mesure que la notion de réconciliation reste, je crois, problématique. Bien sûr, si nous négocions entre cette pensée inconditionnelle, absolue, et le conditionnel, alors nous entrons dans le domaine juridique et politique – et là je serais bien entendu en faveur de la meilleure réconciliation possible – réconciliation qui n’en demeure pas moins extrêmement difficile, dans tous les cas. La réconciliation, c’est difficile. Il faut la négocier à travers des transactions, analyser les contextes et les temporalités, et compter avec des imprévisibilités de toutes sortes. Mais là, au moins, nous gardons le sentiment d’un compromis possible. C’est ce qui arrive dans la vie de tous les jours.
R. K. : Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit tout à l’heure, et jouer l’avocat du diable. Vous dites qu’il ne peut y avoir de vraie réconciliation, radicale et digne de ce nom, tant que les violences se poursuivent. Cette formulation me dérange, car elle me rappelle entre autres exemples certaines déclarations d’Ariel Sharon, qui refuse tous pourparlers avec les Palestiniens tant que la paix n’est pas établie, ou celles des unionistes en Irlande du Nord : « Nous ne négocierons pas avec les membres du Sinn Féin tant qu’ils n’auront pas déposé les armes ». Je crois comprendre, bien sûr, votre logique, mais cela ne revient-il pas à exiger l’impossible trop tôt, et à refuser le flou et la confusion caractéristiques de toute situation politique ? Les Palestiniens rechignent à déposer les armes sans condition tant qu’ils n’ont pas d’assurance sur le futur, et ainsi de suite. L’une des positions de la déconstruction est, si je comprends bien, que rien n’est absolument pur : tout est toujours contaminé, composé, ambigu. Par la force des choses, nous ne pourrons jamais atteindre un stade de non-violence pure, et donc une réconciliation digne de ce nom, à moins qu’il y ait compromis. N’est-il donc pas essentiel d’accepter une forme d’accord négocié avant de pouvoir mettre en œuvre une paix parfaite et effectivement non-violente ?
J. D. : Je suis entièrement d’accord avec vous. Et mes propos étaient peut-être simplificateurs. Toute réconciliation, au sens politique du terme, se produit dans un contexte de violence. Mais quand je dis que les États-Unis doivent répondre aux événements du 11 septembre, je n’exclus pas le fait que ces événements ont déjà transformé la situation. D’une part, les États-Unis se sont dits prêts à aider les populations afghanes les plus pauvres en larguant de la nourriture et en fournissant une aide humanitaire ; d’autre part, ils ont relancé des discussions au sujet d’un possible État palestinien. Et vous vous souvenez peut-être de ce que Sharon a déclaré : « Nous ne voulons pas être traités comme la Tchécoslovaquie l’a été ». En 1938, les accords de Munich avaient été conclus au détriment de la Tchécoslovaquie. Sharon redoute, à tort ou à raison, qu’une extension de la coalition occidentale, en quête d’alliés parmi les États arabes, se fasse aux dépens d’Israël. Je ne juge personne, ici. Peut-être les États-Unis font-ils une énorme erreur de jugement. Je ne suis pas en mesure de juger. Et, de toute façon, puisque les informations à la télévision sont soumises à la censure, il est impossible de savoir vraiment ce qui se passe. En fait, ce que je veux dire, tout simplement, c’est que les États-Unis ne pouvaient pas rester impassibles. Impossible de dire : « Let’s wait and see ». Il fallait faire quelque chose, procéder à des représailles ou du moins essayer d’endiguer le terrorisme. Mais en même temps, sans attendre la neutralisation des ennemis et la fin des violences, les États-Unis ont déjà engagé une promesse, au moins, celle de modifier leur politique. Je veux croire que les États-Unis sont en train de se transformer, aussi indirectement que ce soit, bien qu’il faille admettre que les prémisses de cette transformation demeurent très compliquées. Les Américains se demandent : « Pourquoi nous haïssent-ils ? » Il faudra bien qu’ils analysent et comprennent les raisons de cette haine, et qu’ils essaient de la faire changer. J’espère que les alliés européens – il faudra revenir sur la question européenne – exerceront des pressions sur les États-Unis, et que non seulement les États dits occidentaux, mais aussi le monde occidental dans son ensemble changeront leur attitude et leur politique envers les Arabes, ne serait-ce que pour confirmer, par leurs actions, ce qu’ils déclarent officiellement dans leur discours, c’est-à-dire que ben Laden ne représente pas l’Islam ou les Palestiniens. S’ils veulent mettre leurs actions en conformité avec leurs discours, il faudra que les États occidentaux prennent un certain nombre de mesures significatives. Cela ne veut pas forcément dire qu’il y aura un arrêt unilatéral des violences, mais qu’avant cela, et dans la même séquence, il devra y avoir un changement significatif dans leur attitude politique.
R. K. : Poursuivons sur cette question de l’autre, et de l’Europe comme une sorte d’entremetteur entre ledit « Moyen-Orient » et les États-Unis. Votre suggestion, si je la comprends bien, consiste à dire que l’Europe, ayant un rapport plus étroit avec le monde méditerranéen et la culture arabe en général, est plus réceptive à la diversité des cultures islamiques, et aurait donc l’obligation d’essayer de communiquer cette compréhension aux États-Unis, de se faire le médiateur entre l’Orient et l’Occident, en quelque sorte. Quand les citoyens américains se demandent « Pourquoi nous détestent-ils ? », ils cherchent une réponse. Et nous, les Européens, serions en mesure d’aider à « traduire » entre les deux. J’ai tenté de formuler des questions similaires dans mon livre On Stories, dont je dédie une section à la construction des récits nationaux. J’essaie d’analyser la façon dont Rome fut fondée sur la base d’une exclusion des Étrusques. Je montre comment l’identité britannique et l’identité irlandaise se sont constituées l’une par rapport à l’autre à travers une dialectique de l’altérité, et comment les États-Unis ont fondé leur identité, celle d’un nouveau monde, en produisant l’imaginaire d’une altérité – à commencer par les « Indiens », puis en passant par les esclaves, les immigrants, jusqu’à la détermination des « aliens » (je souligne l’obsession américaine concernant les aliens, les extraterrestres). Après le 11 septembre, la une de Newsweek affichait le titre « A Nation Indivisible ». « L’autre » avait encore frappé. Et je crois qu’on a assisté à un besoin immédiat de mettre un visage sur cet autre, de le localiser géographiquement, d’identifier des ennemis à l’extérieur des États-Unis, car il était trop inquiétant d’imaginer que les ennemis puissent venir de l’intérieur. C’est peut-être ce qui explique que la panique liée à l’anthrax a été si traumatisante. Dès que l’autre existe aussi à l’intérieur de la nation, il devient plus difficile de l’imaginer exclusivement « à l’extérieur », hors de soi. Comment cette dialectique opère-t-elle, selon vous ?
J. D. : Il y a là au moins deux ou trois questions. Tout d’abord, un vaste problème – celui, disons, de la « traduction ». L’Europe peut-elle aider à traduire ? Je crois qu’il y a deux façons de voir les choses, deux façons d’estimer la situation. La première, la plus rapide, consiste à se rapporter aux prémisses de la guerre froide. Nous payons encore le prix de la guerre froide, car c’est justement pour cette raison – le fait que les États-Unis avaient un ennemi désigné – que ceux-ci se sont entourés de nombreux alliés non démocratiques. À cause de la situation bipolaire, les États-Unis ont commis toute une série d’erreurs stratégiques effarantes, et celles-ci ont eu un effet boomerang. Aujourd’hui, nous sommes donc confrontés aux conséquences de la guerre froide. N’oublions pas que ben Laden fut entraîné selon le modèle américain.
Mais il faudrait aussi étudier en profondeur l’histoire et les incarnations de l’Islam. Comment se fait-il que cette religion – aujourd’hui l’une des plus puissantes en termes démographiques –, ainsi que les nations qui incarnent ses croyances, n’aient pas partagé avec l’Europe, à travers leur histoire, des choses telles que les Lumières, le développement scientifique, technique et économique ? Ce sont des pays pauvres. Certains Arabes, bien sûr, sont extrêmement riches en vertu de l’industrie pétrolière, mais leurs pays demeurent pauvres en infrastructures. Qu’est-ce donc qui désavantage ces pays économiquement ? Est-ce dû à la religion ? Bon, bien sûr, je suis en train de simplifier les choses pour les besoins de la discussion. Mais pendant des siècles, la chrétienté et le judaïsme se sont associés activement au développement techno-scientifique capitaliste, ce qui n’a pas été le cas du monde arabo-musulman. Ces pays sont restés pauvres, attachés à de vieux modèles politiques, très répressifs, encore plus phallocentriques que les Européens (ce qui n’est pas peu dire). C’est pourquoi je pense que sans une prise en compte de l’histoire longue, sans une nouvelle analyse historique du développement de l’Islam au cours des cinq derniers siècles, nous ne serons pas en mesure de comprendre ce qui se passe aujourd’hui…
R. K. : Dans vos travaux, vous faites souvent référence au monothéisme « judéo-chrétien-musulman », et non seulement « judéo-chrétien ». Vous n’oubliez jamais de préciser cette dernière articulation, ce qui renouvelle et complique le scénario habituel. Il s’agit de rappeler que du point de vue philosophique et religieux, l’Islam partage le même héritage monothéiste – comme l’illustrent par exemple les figures d’Avicenne et d’Averroès. Du point de vue de son origine, l’Islam ne nous paraît pas si étranger, si « alien »…
J. D. : Dans mon court essai Foi et savoir, je pose la question de l’Islam dans son rapport aux autres religions[5]. D’une part, certains opposent le couple judéo-chrétien à l’Islam, mais d’autre part on peut aussi opposer le couple judéo-musulman à la chrétienté. Le motif de la mort de Dieu est un thème chrétien. Ni les Juifs ni les Musulmans ne pourraient prétendre que Dieu est mort. Il y a donc une confrontation entre les trois traditions abrahamiques. Si nous voulons sérieusement analyser ce qui se passe aujourd’hui, nous devons retourner aux origines et interroger ce qui s’est passé depuis le Moyen Âge. Pourquoi, par exemple, alors que le monde arabe a incorporé des savoirs occidentaux, des sciences et des cultures, n’a-t-il pas connu le même développement social et historique que l’Europe ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Mais si nous ne repartons pas de cette période, si nous ne posons pas cette question, nous ne pourrons pas comprendre la situation actuelle.
R. K. : Incluez-vous le bouddhisme et l’hindouisme dans cette analyse ? Il semble que ces religions n’aient pas connu le même type de problèmes.
J. D. : Non. Je ne suis pas certain qu’on puisse les appeler « religions » au sens strict, latin, du terme. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans Foi et savoir, au sujet de la mondialatinisation du terme religion.
R. K. : Peut-être est-ce dû au fait que l’Islam était originellement davantage connecté aux autres monothéismes et à l’Europe. Il semble que la séparation avec l’Occident et l’Europe soit intervenue plus tard. La bataille de Vienne, qui opposa les Ottomans aux Allemands et aux Polonais, eut lieu en 1682[6]. Il n’y a pas si longtemps, l’Islam était au cœur de l’Europe. Les Balkans, l’Espagne, la Grèce – l’Islam, jusqu’à récemment, faisait partie de nous, et nous faisions partie de l’Islam.
J. D. : C’est sans nul doute une grande civilisation, une culture majeure. La question se pose de savoir pourquoi elle n’a pas articulé la possibilité de ce que nous avons défini comme le pouvoir, la techno-science, le capitalisme.
R. K. : Comment poser cette question en évitant la thèse du choc des civilisations de Huntington[7], qui oppose de façon binaire « l’empire occidental » à « l’empire islamique » ? Comment éviter la réémergence de ces dichotomies dans notre « imaginaire social » ?
J. D. : De nombreux musulmans, de nombreux théologiens expriment le souhait de dissocier l’Islam de ses formes les plus violentes. Il y a le désir de retrouver un Islam qui soit totalement dénué de violence. Cependant, ces différences internes à l’Islam ne peuvent trouver leur essor sans un développement conjoint des institutions politiques, sans une transformation des structures mêmes de la société. Bien sûr, il y aura toujours des penseurs ou des théologiens musulmans qui s’avanceront pour dire : « L’Islam, ce n’est pas ben Laden. » Mais ces individus resteront impuissants tant que le pouvoir sera précisément aux mains de régimes violents et non démocratiques. La situation contemporaine est étrange. Quoi qu’il en soit, je crois au rôle de l’Europe – non pas la vieille question de l’Europe, l’esprit européen, l’Europe de Husserl ou celle de Heidegger, ni même la Communauté Européenne ou l’Europe de Tony Blair –, mais je crois qu’il y a peut-être aujourd’hui en Europe quelque chose comme une possibilité, celle d’une certaine prise de distance vis-à-vis des deux pôles (États-Unis et Islam), et même si cette distance se matérialise dans le cadre d’une alliance avec l’OTAN, il doit y avoir quelque chose en Europe qui puisse éviter ces luttes théocratiques, ce duel théocratique.
Afin d’illustrer ce schéma, je voudrais revenir sur la question de la peine de mort qui, comme vous le savez, m’obsède. Imaginons que ben Laden soit capturé par les États-Unis en tant que combattant étranger ou ennemi d’État. Les États-Unis pourraient alors le juger selon leur propre juridiction, et le condamneraient probablement à mort. Alternativement, serait-il possible que son cas soit transféré devant un tribunal international, dans le cadre des nouvelles juridictions adoptées par l’Organisation des Nations Unies ? Si c’était le cas, ben Laden ne pourrait être condamné à mort, car même si la Cour Pénale Internationale a bien sûr jugé des cas de crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre, elle ne peut prononcer ou appliquer la peine de mort. Ce cas illustre la différence entre, disons, « l’esprit » de l’Europe et celui des États-Unis. Le fait même que la Communauté Européenne ait aboli la peine de mort constitue une différence – une différence réelle, et une différence de principe.
R. K. : Et si, par exemple, les forces britanniques capturaient ben Laden, elles ne pourraient pas l’extrader aux États-Unis.
J. D. : Non, elles ne pourraient ni ne devraient le faire. Ni les forces françaises – il serait impossible d’extrader vers un État qui pratique la condamnation à mort. La question reste de savoir si ben Laden sera tué comme soldat combattant, comme ennemi, ou jugé comme terroriste[8]. Tous ces concepts se voient aujourd’hui ébranlés. Revenons à la seconde partie de votre question, qui concernait la refondation d’une nation unifiée et souveraine. Je suis frappé par l’unité retrouvée des États-Unis. En ce qui concerne l’assimilation, les Afro-Américains sont aujourd’hui considérés comme Américains à part entière, en ce moment du moins, et dans la mesure, bien sûr, où ils s’opposent à ben Laden. Peut-être qu’un jour on considèrera le 11 septembre comme l’occasion d’une refondation des États-Unis. Cela est dû, je crois, au fait que les États-Unis ont été frappés par un ennemi non-identifié – pas un État, ou un individu (ben Laden n’a évidemment pas agi tout seul). Cette attaque est devenue le centre névralgique d’une nouvelle fondation de la nation. L’attentat a restauré la nation ; cette terrible cicatrice a généré un tel réflexe d’auto-défense qu’elle a du même coup entraîné une reconstruction, une économie, une sorte de thérapie, et ainsi de suite. Les Américains se sont réconciliés avec eux-mêmes. Il semble que nous assistions à une réconciliation avec certains immigrants et d’autres groupes sociaux défavorisés. Vous avez certainement vu cette annonce télévisée, dans laquelle des gens issus de tous milieux et de toutes origines déclarent, face caméra : « I am an American ». C’est incroyable, et c’est vrai. On ne peut qu’admirer cette chose formidable – malgré les tragédies, et tous les discours hypocrites, il reste néanmoins une certaine idée de la démocratie. Je n’ai aucun doute à ce sujet. J’étais à Baltimore en 1971, et je me souviens qu’alors la « guerre » menée contre les Noirs [« war with blacks »] était terrible. Il y avait des révoltes dans les prisons, une violence terrible. J’ai bien cru que les États-Unis allaient connaître une véritable révolution. De nombreux militants et des leaders de la communauté noire ont été tués. Le désespoir initial fut immense, mais cette violence n’a pas été vaine. La lutte pour les droits civiques a permis une certaine intégration et un certain progrès. Ça n’est jamais suffisant, bien entendu. Il y a toujours beaucoup d’hypocrisie : par exemple, le racisme est bien présent. Mais malgré tout, on ne peut nier l’idée de ce progrès.
R. K. : Il y a une polarisation à l’œuvre. Une grande partie du monde musulman semble avoir oublié, au niveau des populations, une sorte de fraternité avec l’Occident. De l’autre côté, les États-Unis se sont réconciliés avec eux-mêmes, et la nation américaine semble revivifiée. Il y aurait deux pôles opposés – deux « ennemis complémentaires » qui jouent de leur affrontement et s’appellent l’un l’autre l’« empire du mal » – et de mon point de vue l’Europe serait dans une sorte de position médiane, celle d’une herméneutique de la médiation et de l’imagination. Mais j’ai le sentiment que vous seriez plus réticent à utiliser ces termes : herméneutique, imagination, ou médiation. C’est cette dimension que je mettrais en avant, alors que votre tendance est d’insister davantage sur les brèches, les écarts ou les intervalles. Comme vous, je crois qu’une telle insistance demeure absolument indispensable. Mais on ne doit pas s’arrêter là. S’il y a une différence entre nous, il me semble que c’est avant tout une différence d’accentuation, concernant l’importance attachée à l’une ou l’autre dimension. Je m’en explique dans le quatrième chapitre de mon livre The God Who May Be[9]. Peut-être est-ce dû à mon histoire personnelle, liée à la situation de l’Irlande du Nord.
J. D. : Il nous faudrait consacrer beaucoup de temps à spécifier ces différences. Je crois qu’un acte de médiation est déjà à l’œuvre en Europe. L’Europe est certes majoritairement chrétienne, mais l’Europe en tant que communauté est moins théocratique que les États-Unis. L’Europe est l’alliée des États-Unis, mais elle est plus séculière, plus attentive, plus respectueuse envers la différence que ceux-ci, et dans cette mesure elle pourrait jouer un rôle de médiation – du moins je le souhaite. L’Europe doit exercer des pressions contre les États-Unis. Je suis d’accord avec vous sur ce point. Mais l’Europe n’est pas une entité factuelle, cette soi-disant Europe chrétienne qui serait simplement guidée par la chrétienté – tout cela doit être entièrement réélaboré. Et c’est, je crois, la différence entre vous et moi. Certes, il est peut-être plus facile de penser ce que je mets sous le nom de khôra dans le cadre européen que partout ailleurs dans le monde. Cela peut aussi exister ailleurs, et par exemple aux États-Unis – mais cela aura trait à une certaine dimension « européenne » interne aux États-Unis. Certains penseurs américains œuvrent dans ce sens. Cependant, ce travail ne pourra se faire sans se libérer de Dieu – pas d’un « Dieu-qui-puisse-être » [a God-who-may-be], mais d’un Dieu qui est –, et ceci dans la direction de ce que j’appelle khôra. Quand je dis khôra, je n’exclus rien, mais je me réfère également à une certaine politique de khôra : une absolue indétermination, un fondement sans fondement, mais le seul fondement possible pour une politique universelle au-delà du cosmopolitisme – une politique de l’universel qui ne se confonde pas avec la réconciliation.
R. K. : Il me semble que le « Dieu-qui-puisse-être » [God-who-may-be] que j’essaie de penser pourrait émerger de ce lieu, khôra. Si je devais le situer, je crois que ce serait quelque part à mi-chemin entre le Dieu du messianisme et khôra. Le « Dieu-qui-puisse-être » oscille, et souffre, entre ces deux pôles. Il ne peut être identifié à khôra. J’ai essayé de mettre en œuvre un dialogue avec votre travail et celui de Jack Caputo dans mon livre The God Who May Be. J’ai bien conscience de nos différences concernant la façon de parler de Dieu. Selon moi, c’est un problème herméneutique : comment peut-on imaginer, dire, raconter, ou identifier un dieu sans retomber dans la métaphysique et l’onto-théologie – et sans non plus déclarer « Dieu est khôra ».
J. D. : Je n’ai jamais dit ça.
R. K. : Je sais cela, mais vous voyez bien la problématique…
J. D. : Pour essayer de répondre à ces questions très variées, je vais vous confier mes impressions à la lecture de votre livre, The God Who May Be. Les différences entre nous sont si ténues que je ne pourrais prétendre leur faire justice au cours d’une conversation aussi brève que celle-ci. Ces différences ou ces nuances, minimes et parfois imperceptibles, pourraient se traduire en matière de politique. Mais nous ne devons pas les réduire à cela. Je me sens très proche de tout ce que vous écrivez dans votre livre. Jusqu’à un certain point, là où vous-même définissez rigoureusement la différence si fine qui nous sépare au sujet de la résurrection. Je ne suis pas contre la résurrection. Je crois partager l’espoir qui est le vôtre d’une résurrection, l’espoir d’une réconciliation et d’une rédemption. Mais je… Je crois que, si je veux penser de manière déconstructive, j’ai une responsabilité… Et même si je rêve de rédemption, j’ai la responsabilité de reconnaître et d’obéir à la nécessité qu’il y ait la possibilité d’une khôra plutôt qu’un rapport au Dieu anthropo-théologique de la Révélation. Il me semble que vous, Richard, vous êtes conduit à traduire votre foi en quelque-chose de déterminable, et c’est dans cette mesure que vous devez conserver le « nom » de résurrection. Selon moi, il n’y a de foi que là où l’on abandonne non seulement toute certitude, mais aussi tout espoir déterminé. Si l’on dit que la résurrection est l’horizon de l’espoir, alors on sait déjà ce qu’on appelle « résurrection » – la foi n’est plus une foi pure. C’est déjà une forme de savoir. C’est pourquoi vous considérez parfois que je suis athée…
R. K. : Vous dites : « je passe à juste titre pour athée »[10].
J. D. : Oui, et je soutiendrais qu’il faut être athée de la sorte afin d’être fidèle à la vérité de la foi, à une foi pure. C’est donc une logique très complexe.
R. K. : Dans The God Who May Be, j’ai écrit : « Partout où le religieux heurte ces valeurs, je me définirais comme étant à la recherche de l’amour et de la justice tout court »[11].
J. D. : Moi aussi. Je recherche l’amour et la justice. Non que cela me satisfasse. Cela reste une souffrance.
R. K. : C’est, selon moi, le lieu où se croisent herméneutique et déconstruction, et où les deux peuvent entrer en dialogue. Mon herméneutique diacritique se distingue de celles de Gadamer et Heidegger, et même de celle de Ricœur sous certains aspects. Mais l’une des questions essentielles que j’ai essayé d’aborder et de développer dans The God Who May Be et Strangers, Gods, and Monsters[12] concerne en effet l’interface herméneutique-déconstruction. J’aimerais rappeler une chose que vous avez dite durant les rencontres de Villanova, et dont je me sens très proche. Durant la table ronde, vous avez dit : « Le dieu qui m’intéresserait serait un dieu impuissant [powerless]… ».
J. D. : Tout à fait. Avant tout, laissez-moi vous dire que j’ai trouvé votre livre très puissant ; il est puissant dans son impuissance. Je garde une impression très vive et j’éprouve une grande reconnaissance au regard de ce qui s’est passé entre nous, de l’histoire que nous partageons, et cela depuis près de vingt ans. Votre livre formalise toute une série de questions de façon absolument miraculeuse. Je me suis senti en accord avec vous tout au long de ma lecture – mis à part cette différence minime au sujet du pouvoir, de la puissance du « may ». Ce que vous appelez le « God-who-may-be », le « may-be » (peut-être). Or, on peut comprendre « may » (peut) de deux façons. « I may », ce peut être le « perhaps » (peut-être) ; mais c’est aussi le « I am able to » (je peux, je suis capable) ou « I might » (je peux, je suis autorisé). Le « perhaps » (peut-être) renvoie à l’inconditionnel au-delà de la souveraineté. C’est une inconditionnalité qui suppose un désir d’impuissance plutôt que de pouvoir ou de puissance [power]. Je crois que vous avez raison d’essayer de ne pas nommer Dieu « souverain » ou « tout-puissant » ; vous le représentez au contraire comme le plus impuissant [the most powerless]. La justice et l’amour trouvent précisément leur origine dans cette impuissance. Mais khôra aussi est impuissante – non pas dans le sens de « pauvre » ou « vulnérable ». C’est une impuissance qui signifie simplement le non-pouvoir [no-power]. Pas de pouvoir du tout [No power at all].
R. K. : Peut-on s’agenouiller et prier devant khôra ?
J. D. : Non. Non, c’est précisément la différence. Mais j’ajouterais immédiatement que si l’on prie, si je prie, il faut au moins prendre en considération que c’est khôra qui me permet de prier. Cet espacement [spacing], le fait qu’il y ait cet espacement – un espacement neutre, indifférent, impassible – c’est cela qui me permet de prier. Sans khôra, il n’y aurait pas de prière. Il faut penser que sans khôra, il n’y aurait ni Dieu, ni autre, ni espacement. Néanmoins, on ne peut adresser une prière qu’à quelque-chose ou à quelqu’un. Pour revenir à votre question, je n’ai rien contre toutes ces choses : réconciliation, prière, rédemption, etc. Mais je crois qu’elles ne seraient pas possibles sans l’intervalle ou l’espacement neutre et impassible de khôra : cet « il y a » au-delà de l’être.
R. K. : Qui précède toutes les différences, tout en rendant la différence possible…
J. D. : Oui.
R. K. : Et ceci peut induire une nouvelle politique, un autre genre de cosmopolitisme.
J. D. : Au-delà du cosmopolitisme – car le cosmopolitisme présuppose l’État, la citoyenneté, le cosmos. Khôra ouvre à une universalité au-delà du cosmopolitisme. Dans le futur j’envisage d’examiner les conséquences politiques de la pensée de khôra, ce qui me semble urgent aujourd’hui. Et si un jour nous assistons à une réconciliation entre ces ennemis farouches, ce sera grâce à un certain espace, quelque khôra, un espace mutuel vide qui ne sera ni le cosmos, ni le monde comme création, ni la nation ou l’État, fût-il de dimension globale – mais juste cela : khôra.
New York City, le 16 octobre 2001
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[1] Le texte fut d’abord publié sous le titre « Terror, Religion, and the New Politics », dans Richard Kearney, Debates in Continental Philosophy. Conversations with Contemporary Thinkers, New York, Fordham University Press, 2004. Il fut ensuite republié avec quelques modifications mineures dans le recueil Traversing the Imaginary: Richard Kearney and the Postmodern Challenge, dirigé par Peter Gratton et John Manoussakis, Evanston, Northwestern University Press, 2007. Je tiens à remercier Richard Kearney, John Manoussakis et Peter Gratton pour m’avoir autorisé à traduire et publier cet entretien, ainsi que pour leurs précieux conseils de traduction. Mes remerciements vont aussi à Pierre Alferi.
[2] Jacques Derrida, « Fidélité à plus d’un. Mériter d’hériter où la généalogie fait défaut », Cahiers Intersignes 13 (1998), pp. 228-31.
[3] Dominique Janicaud, Heidegger En France, vol. 2 : Entretiens, Paris, Hachette Littératures, 2005, pp. 116-7.
[4] Noam Chomsky, Rogue States : The Rule of Force in World Affairs, London, Pluto Press, 2000.
[5] Jacques Derrida, Foi et Savoir, Paris, Seuil, 2000.
[6] [Note du traducteur : En fait, le siège de Vienne prit place en juillet 1683, et la bataille décisive eut lieu le 12 septembre.]
[7] Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Simon & Schuster, 1996. Pour la traduction française : Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
[8] [Note du traducteur : Rappelons que le 2 mai 2011, sous la présidence Obama, les forces spéciales américaines tueront le leader d’Al-Qaïda au cours d’un raid au Pakistan.]
[9] Richard Kearney, The God Who May Be : A Hermeneutics of Religion, Bloomington, Indiana University Press, 2001.
[10] Jacques Derrida, « Circonfession », dans Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, p. 146.
[11] [Note du traducteur : La phrase de Kearney est difficile à traduire. Voici le passage dont est issue la citation : « Religiously, I would say that if I hail from a Catholic tradition, it is with this proviso: where Catholicism offends love and justice, I prefer to call myself a Judeo-Christian theist; and where this tradition so offends, I prefer to call myself religious in the sense of seeking God in a way that neither excludes other religions nor purports to possess the final truth. And where the religious so offends, I would call myself a seeker of love and justice tout court », dans Richard Kearney, The God Who May Be, pp. 5-6.]
[12] Richard Kearney, Strangers, Gods and Monsters : Interpreting Otherness, London and New York, Routledge, 2003.
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Bibliographie
Chomsky, Noam. 2000. Rogue States: The Rule of Force in World Affairs. London : Pluto Press.
Derrida, Jacques. 1991. L’autre cap. Paris : Minuit.
–––. 1993. Khôra. Paris : Galilée.
–––. 1996. Le monolinguisme de l’autre. Paris : Galilée.
–––. 1998. « Fidélité à plus d’un. Mériter d’hériter où la généalogie fait défaut ». Cahiers Intersignes 13, édité par Fethi Benslama.
–––. 2000. Foi et savoir. Paris : Seuil.
–––. 2003. Voyous. Paris : Galilée.
–––. 2016. Surtout, pas de journalistes ! Paris : Galilée.
Derrida, Jacques, and Jürgen Habermas. 2004. Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori. Paris : Galilée.
Gratton, Peter, et John Manoussakis (dir.). 2007. Traversing the Imaginary : Richard Kearney and the Postmodern Challenge. Evanston: Northwestern University Press.
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–––. 2003. Strangers, Gods and Monsters: Interpreting Otherness. London and New York: Routledge.
–––. 2004. Debates in Continental Philosophy. Conversations with Contemporary Thinkers. New York: Fordham University Press.
Source photo : le 27 février 2003 au Collège International de Philosophie, à Paris (François Guillot / AFP)